Par affinités : Amitié politique et coexistence - Valérie Gérard

[Bonnes feuilles]

paru dans lundimatin#186, le 9 avril 2019

Valérie Gérard publie ce 9 avril Par affinités – Amitié politique et coexistence, aux éditions MF, un essai consacré aux logiques affinitaires et à leur implication dans certains modes de résistance à la domination. « En compagnie » de Hannah Arendt, Carla Lonzi, Simone Weil, mais aussi d’Etienne de La Boétie, et en dialogue avec la séquence du printemps 2016 et ses suites, elle y élabore un nouveau regard sur les propriétés politiques de l’amitié, qui consiste aussi en une critique expérientielle de l’idéologie.
Nous reproduisons ici quelques extraits du début de l’ouvrage, où il s’agit notamment d’aborder la question identitaire en prêtant attention aux formes d’interaction qu’elle désigne.

Par affinités
Amitié politique et coexistence
Valérie Gérard
Éditions MF

La tendance, l’affinité est à la base de toute action, dit le proverbe.
Gogol, Les Âmes mortes

Ne pas accepter un autre ordre que celui des affinités, une autre
chronologie que celle du cœur, un autre horaire que celui
des rencontres à contretemps, les véritables.
Cortazar, Crépuscule d’automne

Introductions

Intuitions affinitaires

Septembre 2013, Paris, cour d’un lycée, repas de rentrée.
Entendu :
« Moi le mariage pour tous au début j’avais pas d’avis mais quand j’ai vu qui était contre j’étais pour. »

Août 2009, Marseille, un appartement du quartier Vauban, vers un des derniers verres avant la fin d’une nuit.
Conversation :
— « Vous êtes pour le mariage homo vous ?
— Je ne sais pas. Et toi ?
— Oui.
— Toi ??? Mais pourquoi ? Tu es contre le mariage !
— Pour faire chier les cons. »

27/06/2017, lu sur twitter, compte « @TraduisonsLes » :
« Le Comité d’éthique se prononce en faveur de l’extension de la PMA aux femmes célibataires et aux couples de femmes »
→ « Vague d’AVC chez Sens Commun »

26/10/2017, lu sur Facebook, compte de G. M.
Un post, partageant un article consacré à la déclaration de l’Académie française sur l’écriture inclusive, et citant cet extrait :
« “Devant cette aberration ‘inclusive’, la langue française se trouve désormais en péril mortel, ce dont notre nation est dès aujourd’hui comptable devant les générations futures”, estime l’institution. »
Des commentaires :
« A priori, je ne suis pas convaincue par l’écriture inclusive mais ce genre de verdict tend à faire de moi une fervente partisane ! »
« Plus elle emmerde, plus elle prouve son utilité cette écriture. »

[...]

Lu : printemps 2016, un mur, un tag.
« Une barricade n’a que deux côtés. »

Toujours :
Écouter parler dans les médias quelqu’un·e qui se dit philosophe, avoir une tendance spontanée à être d’accord avec certaines des idées qu’il ou elle défend, mais cette personne les assène avec une telle suffisance, un tel mépris, une telle certitude, qu’elle les rend insupportables : ne plus pouvoir prendre position de ce côté.

Ces quelques sentiments, paroles alcoolisées, propos de comptoir un peu légers, quelque peu désinvoltes, jugements simplificateurs, mouvements d’humeur, ces quelques réactions pourraient paraître au plus loin de toute pensée.

Hypothèse : ces intuitions sensibles ont un sens politique.

Les ami·e·s contre la vérité : d’un paradoxe en politique
Dans « La crise de la culture », Hannah Arendt, reprenant une « étrange affirmation de Cicéron », écrit :

C’est une affaire de goût que de préférer la compagnie de Platon et la compagnie de sa pensée, même s’il doit nous égarer loin de la vérité [1].

Une telle formulation est à première vue déroutante. Suivre ses ami·e·s passerait avant le fait de penser par soi-même ; les humeurs l’emporteraient sur la raison, les préférences et les préventions irrationnelles sur la recherche objective de la vérité. Il y aurait là une démission de la pensée, une réhabilitation de l’autorité et du relativisme. Nous ne tenterions pas de dépasser les préjugés de notre milieu et serions enfermé·e·s dans un entre-soi sectaire.
Cela est paradoxal, tout particulièrement du point de vue de la philosophie – de la valorisation de l’indépendance intellectuelle, qui peut conduire Aristote à soutenir que, sous un rapport, le sage n’a pas besoin d’ami, parce que sa pensée le rend autarcique. En tout cas, penser par soi-même peut conduire à penser contre ses ami·e·s. La vérité passe avant l’amitié.

Laissons tout cela. Il vaut mieux sans doute faire porter notre examen sur le Bien pris en général, et instituer une discussion sur ce qu’on entend par là, bien qu’une recherche de ce genre soit rendue difficile du fait que ce sont des amis qui ont introduit la doctrine des Idées. Mais on admettra peut-être qu’il est préférable, et c’est aussi pour nous une obligation, si nous voulons du moins sauvegarder la vérité, de sacrifier même nos sentiments personnels, surtout quand on est philosophe : vérité et amitié nous sont chères l’une et l’autre, mais c’est pour nous un devoir sacré d’accorder la préférence à la vérité [2].

L’adage est resté : j’aime Socrate, j’aime Platon, mais j’aime encore plus la vérité.
Préférer les ami·e·s à la vérité, ce serait renoncer à penser, rester soumis·e aux affects, à ce que nos relations font de nous.
Or, à l’autre préférence, celle qui accorde la première place aux ami·e·s, à la compagnie, et qui semble irrecevable par la philosophie, Hannah Arendt donne un sens politique :

J’espère qu’il est devenu plus clair pourquoi j’ai soulevé, au moyen de Cicéron [...], la question de savoir avec qui nous voulons être. J’ai tenté de montrer que nos décisions quant au juste et à l’injuste dépendront de quelle compagnie nous choisissons, de ceux avec qui nous souhaitons passer notre vie [3].

Cela reste extrêmement problématique. Une telle position ne fonde-t-elle pas une communauté fermée, délimitée par des affinités préexistantes, irraisonnées, incapable d’admettre le dissensus, l’altérité ? N’est-ce pas une position identitaire, fondée sur la pensée d’un même inaltérable ? Une valorisation voire une justification de la fermeture sur ce même ? Dans Vernon Subutex 3, c’est à Xavier, ce personnage proche du FN, que Virginie Despentes attribue ce type d’aspiration :

« Mais ce que tout le monde cherche, au final, c’est l’entre-soi. N’avoir à se coltiner que des gens qui te ressemblent [4]. »

On pourrait croire qu’une telle position reconduit par ailleurs l’affirmation d’une distinction primitive et inamovible entre amis et ennemis. Distinction dont on a pu faire le principe même de ce qu’on appelle la politique.

Ainsi, la politique serait privée d’une de ses dimensions constitutives : rendre possibles des liens entre hommes, et femmes, par-delà les appartenances premières, consanguines, claniques. C’est ce qui conduit Aristote, lorsqu’il définit la communauté politique, à distinguer le lien politique de la simple alliance (que ce soit l’alliance économique des intérêts ou l’alliance défensive contre un ennemi commun) : il y voit un « choix délibéré de vivre ensemble [5] » – ce choix qui est constitutif de l’amitié. Précisons que par choix, ici, on peut ne pas entendre un choix volontaire et rationnel, mais le résultat de tendances, de désirs qui engagent tout l’être, qui peut alors en être altéré. L’activité politique relève du tissage, pour reprendre la métaphore du Politique de Platon ; la politique est ce qui produit du lien, ce qui rend les vies partageables.

On pourrait craindre que la valorisation de cette tendance à s’orienter par goût de telle ou telle compagnie, qu’on peut appeler affinité, nie, ou oublie, la condition existentielle qui, selon Hannah Arendt toujours, fait de la vie humaine une vie politique : les êtres humains existent à plusieurs, et leur coexistence n’est pas choisie. Dans « Vie précaire et éthique de la cohabitation [6] », Judith Butler insiste (en s’appuyant sur Hannah Arendt) sur cette donnée fondamentale : « La proximité non voulue et la cohabitation non choisie sont les conditions préalables de notre existence politique [7]. » Dès lors qu’elles sont refusées, une logique ségrégative risque de s’enclencher, dont l’horizon est génocidaire : « S’il est possible que des populations entières soient anéanties [...], c’est qu’il y a des gens qui pensent qu’ils peuvent choisir avec qui ils doivent habiter sur terre [8]. »

Il faut prendre ces objections au sérieux. Et néanmoins tenter de comprendre le sens de la logique affinitaire.

Une certitude : elle ne consistera pas en une promotion de l’homogénéité, du refus de toute altérité, de toute altération, de tout déplacement. La logique affinitaire n’est pas une logique identitaire ; ce n’est pas une logique du même ; ce n’est pas une logique clanique – en tout cas je voudrais donner une chance à cette distinction.

[...]

Franz Fanon, dans le premier chapitre de L’An V de la Révolution Algérienne, « L’Algérie se dévoile », décrit la pression colonialiste au dévoilement des femmes, qui a redonné vie au port du voile et l’a politisé, avant que les nécessités de l’engagement révolutionnaire des femmes les conduisent à se dévoiler (ce qui permettait de se déplacer discrètement dans les quartiers européens). Jusqu’à de nouvelles violences coloniales contre le voile :

Ignorant ou feignant d’ignorer ces conduites novatrices, le colonialisme français réédite à l’occasion du 13 mai sa classique campagne d’occidentalisation de la femme algérienne. Des domestiques menacées de renvoi, de pauvres femmes arrachées de leurs foyers, des prostituées, sont conduites sur la place publique et symboliquement dévoilées aux cris de « Vive l’Algérie française ! » Devant cette nouvelle offensive réapparaissent les vieilles réactions. Spontanément et sans mot d’ordre, les femmes algériennes dévoilées depuis longtemps reprennent le haïk, affirmant ainsi qu’il n’est pas vrai que la femme se libère sur l’invitation de la France et du général de Gaulle.

Derrière ces réactions psychologiques, sous cette réponse immédiate et peu différenciée, il faut toujours voir l’attitude globale de refus des valeurs de l’occupant, même si objectivement ces valeurs gagneraient à être choisies [9]. C’est faute d’avoir saisi cette réalité intellectuelle, cette disposition caractérielle (c’est la fameuse sensibilité du colonisé) que les colonisateurs ragent de toujours « leur faire du bien malgré eux ». Le colonialisme veut que tout vienne de lui.

Or la dominante psychologique du colonisé est de se crisper devant toute invitation du conquérant. En organisant la fameuse cavalcade du 13 mai, le colonialisme a obligé la société algérienne à retrouver des méthodes de lutte déjà dépassées. Dans un certain sens, les différentes cérémonies ont provoqué un retour en arrière, une régression [10].

Rester sensible au paradoxe. Des valeurs peuvent être refusées, même si objectivement elles gagneraient à être choisies, même si cela constitue, en un certain sens, une régression. Même si en elles-mêmes, abstraitement – hors de tout contexte politique (à supposer qu’une telle phrase veuille dire quelque chose) –, elles seraient préférables, la personne qui les porte, et la manière dont elle les porte, cela peut les rendre inacceptables. Le colonisateur, par sa brutalité, les rend haïssables.

Là où on pourrait voir la simple logique de clan qui rend inaudible tout ce qui vient de l’ennemi, la réaction des femmes est décrite comme relevant plutôt d’une sensibilité à la contradiction qui réside au cœur de l’injonction, qui en appelle à l’émancipation des femmes mais par les moyens de la domination. Adopter ces valeurs, même valables, ce serait alors se soumettre (sous le beau mot d’« émancipation »). Le problème n’est pas seulement l’identité (l’autre, qui appartient à l’autre clan) de celui qui appelle au dévoilement, ce sont plutôt ses manières présentes, sensiblement brutales, humiliantes, dominatrices. La sensibilité à l’énonciation – aux gens qui portent les discours, aux manières qu’ils ont de les porter – peut ainsi conduire à refuser des principes contredits par les manières dont ils sont exprimés.

Mais le problème n’est pas seulement celui de l’inadéquation entre des paroles (invitant à l’émancipation) et des actes (dominateurs). Il me semble qu’une sensibilité politique aux rapports et aux manières est ici en jeu – cette « fameuse sensibilité du colonisé » que mentionne Fanon, qui décèle, sous une injonction, sous des manières, tout un monde : celui de la brutalité coloniale, avec ses propres valeurs, l’inégalité, le mépris.

Cela me conduit à préciser une chose dès maintenant : on ne saurait s’arrêter à opposer d’un côté les valeurs, les principes, et de l’autre les gens, les manières. D’un côté les idées et de l’autre les ami·e·s. À même les manières, les pratiques, les formes des relations, des valeurs sont incarnées, et rendues sensibles, sans être forcément formulées. Leur refus, avant d’être le résultat d’un examen rationnel, relève, ici, d’une « crispation » – autrement dit de la sensibilité. Il ne s’agit même pas de dire que des valeurs sont incarnées dans les corps, ce qui supposerait qu’elles puissent exister ailleurs. Elles ont lieu entre les corps, dont les manières, qui reflètent des sensibilités et touchent sensiblement les autres, donnent une forme aux relations et à un monde. Les valeurs d’émancipation affirmées dans l’injonction au dévoilement gagneraient peut-être à être adoptées, mais, dans le présent de la conjoncture et de ce qui est senti et vécu, céder à l’injonction reviendrait à consolider dans les corps et dans les rapports le monde de la colonisation.

Cette sensibilité, dont je dis qu’elle est politique, est une sensibilité aux rapports auxquels les manières donnent forme (ici, la domination et l’inégalité), au fait que chaque acte, chaque attitude construit et sédimente un monde habitable, ou non, et que, sous les discours, par le fait des pratiques et des formes des conduites et des relations, des valeurs et des idées ont cours et sont senties. Elle est sensibilité, aussi, au fait que, dans un regard, dans un ordre, dans un geste, tout un système de domination et de brutalité peut être déposé et éprouvé en condensé.

Hypothèse : c’est quand on s’oriente par affinité avec des gens et avec leurs manières d’être au monde qu’on se rapporte politiquement aux autres, au monde, aux idées. Cela signifie qu’une pensée, pour être sensible à la politique, ne peut être abstraite des personnes qui la formulent, de la manière dont elles le font et dont elles l’incarnent. Et que c’est cela qui la rend politique, ou politisée, ou politisante. Cela revient au fond à proposer l’idée qu’une pensée est politique par ses modes d’élaboration, de formulation et d’expression (et qu’il existe aussi, à l’inverse, des pensées dépolitisées ou dépolitisantes, comme celles qui mènent à dire : peu importe avec qui je m’allie pour soutenir mes principes, tant j’y tiens).

Parler et penser avec : cela témoigne d’une manière politique de penser.

[1« La Crise de la culture », in La Crise de la culture [1954 – 1968], trad. sous la direction de Patrick levy, Gallimard, 1972, Folio p. 287.

[2Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1096a 12–17, traduction de J. Tricot.

[3Hannah Arendt, « Questions de philosophie morale » [1965 – 1966], in Responsabilité et jugement, [2003], trad. J. L. Fidel, Paris, Payot, 2005, p. 170 –171.

[4Virginie Despentes, Vernon Subutex 3, Grasset, 2017, Le livre de poche, p. 142.

[5Aristote, Politique, III, 1280b, traduction de J. Tricot.

[6In Judith Butler, Rassemblement. Pluralité, perfomativité et politique, trad. Christophe Jaquet, Paris, Fayard, 2016.

[7Ibid., p. 144.

[8Ibid., p. 148.

[9Je souligne.

[10Frantz Fanon, Sociologie d’une révolution (L’an V de la révolution algérienne) (1959), https://fr.calameo.com/books/000726878009a10673057

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