Pandore boiteux

Le 16 décembre plusieurs centaines de policiers intervenaient, notamment à Barcelone, dans le cadre de l’opération Pandora. L’après-midi même plusieurs milliers de personnes descendaient dans la rue. Le 27 décembre une nouvelle manifestation a eu lieu.

paru dans lundimatin#6, le 11 janvier 2015

Le 16 décembre plusieurs centaines de policiers intervenaient, notamment à Barcelone dans le cadre de l’opération Pandora. L’après-midi même plusieurs milliers de personnes descendaient dans la rue. Le 27 décembre une nouvelle manifestation a eu lieu.

L’Espagne aussi a ses ennemis intérieurs ; elle les fabrique, comme il se doit, et le processus de production a récemment connu une accélération fulgurante. Le mardi 16 décembre, à l’aube, une dizaines de locaux anarchistes et de maisons collectives sont perquisitionnés à Barcelone, dans d’autres villes catalanes et à Madrid, dans le cadre d’une opération adéquatement nommée Pandore, menée conjointement par le gouvernement espagnol et la police autonome catalane. Les maisons, parmi lesquelles la vénérable Kasa de la Muntanya à Barcelone, sont saccagées, onze personnes sont arrêtées, sept sont placées en détention provisoire.
A défaut d’explosifs, d’armes de guerre et de masques à gaz, on saisit des livres, des ordinateurs, des téléphones, de l’argent liquide, des cartouches de gaz de camping.

Durant la manifestation du 27 décembre à Barcelone...
Durant la manifestation du 27 décembre à Barcelone...

Les détenus sont interrogées le lendemain par le juge Gomez Bermudez, cerveau de l’opération. Personne ne les informe de quoi ils sont exactement accusés. Le dossier est tenu secret, sur décision du juge. Les avocats ne peuvent donc pas lire les rapports de police sur lesquels la décision d’un maintien en détention provisoire est fondée, et ne peuvent donc techniquement rien faire pour la contester. Cependant, le but de l’opération n’est pas d’enterrer ces anarchistes en silence, mais de les produire, de les faire se produire : les chefs d’inculpations sont donc rendus publics, sans que les faits précis aient été présentés aux inculpés. La liste est longue : recrutement, promotion, organisation et appartenance à une organisation terroriste, possession et stockage d’engins explosifs, inflammables, incendiaires ou asphyxiants, et enfin dégradation et destruction à finalité terroriste. Gracieux, le juge révèle même le nom de ladite organisation terroriste, les Grupos Anarquistas Coordinados (GAC, Groupes Anarchistes Coordonnées), qui pourrait tout aussi bien être « Groupe Terroriste Dangereux » ou « Organisation Anarchiste Subversive » tant il ne renvoie qu’à une construction policière, celle échafaudée depuis deux ans par la Division Centrale d’Information de la police catalane, chargée de surveiller la mouvance anarchiste barcelonaise.

Sept personnes sont donc arrêtées parce qu’elles sont membres d’une organisation que personne ne semble connaître hormis la police, organisation accusée d’être responsable d’actes qui ne sont pas décrits aux inculpés. Le juge annonce ses intentions, avec une bonne foi remarquable : « Je n’enquête pas sur des faits spécifiques, j’enquête sur l’organisation, et le danger qu’ils peuvent représenter à l’avenir ».
Mais il faut bien des faits, sinon la fête devra se finir : on annonce donc qu’il s’agit d’élucider des attentats à la bombe perpétrés sur le territoire espagnol en 2012 et 2013 contre des distributeurs de billets, qui seraient en lien avec les bombes posées dans la cathédrale madrilène de La Almudena le 7 février 2013, et à la basilique El Pilar de Saragosse le 3 octobre 2013. Deux attaques pour lesquelles deux anarchistes avaient déjà été arrêtés en novembre 2013 ... soupçonnés de faire partie des fameux GAC. Placés en détention provisoire, ils attendent encore leur procès.

Déterminé, le juge affirme : « Nous concluons que ses membres sont possiblement les responsables de plusieurs attaques utilisant des explosives faits-maison à travers le pays". Il explique que "17 cartouches de gaz de camping ont été trouvées, et malgré les affirmations de leur propriétaire selon lesquelles ces cartouches sont utilisées avec le matériel de camping qu’il possède dans son véhicule, le stockage de matériaux dangereux en de telles quantités chez soi ne paraît pas logique ». Le renseignement catalan appuie ses dires : « les investigations ont confirmé l’existence d’une structure organisationnelle bureaucratique interne ainsi que la production de publications et de moyens de communication ». Comble de la culpabilité, un livre intitulé "Contre la démocratie" a été trouvé dans diverses maisons perquisitionnées, et, surtout, les inculpés « utilisent les emails avec des mesures de sécurité extrêmes, comme les serveurs Riseup.net ». Riseup, qui fournit des adresses email à d’innombrables activistes de par le monde, commente : « Riseup, comme d’autres fournisseurs de courrier électronique, a l’obligation de protéger la confidentialité de ses utilisateurs et utilisatrices. Beaucoup des “mesures de sécurité extrêmes” utilisées par Riseup sont de bonnes pratiques communément admises en matière de sécurité sur Internet et sont aussi utilisées par des fournisseurs de services comme Hotmail, GMail ou Facebook. Toutefois, contrairement à ces fournisseurs, Riseup ne veut pas permettre la mise en place de portes dérobées illégales, ni vendre les données de ses utilisateurs et utilisatrices à des tierces parties. […] De plus, nous savons que la criminalisation de l’usage des outils de protection de la vie privée a un effet dissuasif sur toutes et tous, en particulier les défenseurs des droits humains, les journalistes et les activistes. Abandonner ses droits fondamentaux à la vie privée par peur d’être identifié·e comme terroriste est inacceptable ».

Un rapport intitulé « Évaluation de preuves pertinentes établissant que le GAC est une organisation à finalité terroriste » est publié. On peut y lire qu’il y a des dizaines de signes de « l’unité idéologique et de la stratégie de déstabilisation de l’état et d’atteintes sérieuses à la paix publique », au premier rang desquels, donc, un livre, des mails que les services n’arrivent pas à ouvrir, et du matériel de camping. Les avocats sont désemparés, n’ayant accès à presque aucune pièce du dossier, et n’ayant aucune accusation concrète à laquelle faire face. En Espagne, et dans le cadre d’une procédure antiterroriste, la détention provisoire peut durer jusqu’à un maximum de quatre ans, période pendant laquelle il n’y a juridiquement presque rien à faire de la part de la défense.

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