La croisade des enfants

Opérations biohardcore - Antoine Boute [Bonnes feuilles]

paru dans lundimatin#160, le 13 octobre 2018

— « Je ne veux plus prendre part à ce monde débile des humains contemporains ».
— Non. Écoute : dans le roucoulement des pigeons on entend « la révolution gronde, la révolution gronde » et dans le croassement des corneilles il y a « hardcore, hardcore, biohardcore, biohardcore » alors moi j’entends « la révolution biohardcore gronde, la révolution biohardcore gronde » et ça me fait rigoler.
— Ah oui biohardcore c’est bon ça ! T’as raison, il faut faire la révolution, mais c’est trop humain non, la révolution ? Ça fait peuple non ? Moi faire partie d’un peuple ça me fait chier justement, je ne veux pas faire partie d’un peuple !

Une meute de petits fuyards, tels des Antéchrists rigolos, traverse l’Europe pour des étranges rencontres cataclysmiques. C’est ainsi qu’une histoire se tisse où nous retrouvons une famille dont les parents sont des artistes-activistes-écolos, un chêne, des corneilles, des travailleurs d’un fastfood, un directeur d’une chaine télé, un terroriste kamikaze, un banquier, une cinéaste, une enfant Rrom, un jeune anarcho-autonome suicidaire, un cheval...

Ces enfants ne partent pas vers la Nouvelle Jérusalem. Ils ne veulent pas délivrer la Terre Sainte mais sanctifier toute la Terre ravageant au passage les propriétés d’un monde trop humain.

Plus clair que mille traités sur l’Anthropocène, Opérations biohardcores nous apprend à ne pas laisser l’écologie du désastre aux écologistes.


Antoine Boutte, Opérations biohardcore. Editions Les Petits matins, 2017.
Illustrations de Chloé Schuiten.

Muscle vice hypnose

Tu es banquier la fiction de l’argent tu y crois tu y participes tu y trouves largement ton compte, tes amis alliés naturels sont des chefs d’entreprise et des politiciens, comme beaucoup de monde vous croyez à l’économie en tant que muscle principal de la vie ; vous êtes des amis des alliés vous passez ensemble des soirées bien arrosées.

Avec ton ami politicien et ton ami directeur d’une chaîne de télé un soir une nuit chaude d’été vous buvez du vin tellement bon que celui-ci suscite en vous des envolées qui l’eût cru philosophiques : vous vous dites regardons-nous, banquiers entrepreneurs politiciens nous sommes, parmi les humains, d’une importance capitale, le pouvoir n’est-il pas concrètement entre nos mains selon les vicissitudes de l’amitié complexe qui nous lie ?

Vous êtes bourrés vous êtes bien vous spéculez dehors, installés dans un parc magnifique en bordure de forêt sous le ciel étoilé, nous écrivons les pages de la grande histoire de l’humanité vous dites-vous, nous sommes des écrivains du réel, nous sommes les artistes du réel – nous sommes ceux qui façonnent la grande fiction de l’économie, nous sommes ceux que l’on croit et étant ceux que l’on croit nous sommes ceux qui hypnotisent de façon juste. Tout ceci est une question d’hypnose, l’hypnose étant un autre terme pour fiction qui fonctionne, provoque des effets.

Vous êtes bourrés en bordure de forêt il fait chaud l’été flotte vous buvez de l’excellent vin qui vous fait spéculer, vous spéculez sur l’hypnose, qui s’adresse à l’ensemble des sens, vous vous dites en tant qu’écrivains de la grande histoire de l’économie nous sommes comme cet excellent vin qui nous hypnotise les sens : nous écrivons la fiction qui hypnotise les sens des gens, nous hypnotisons les sens des gens dans un certain sens, dans une certaine direction. Concrètement notre puissance est là : dans l’hypnose de certains sens sur d’autres, dans la fiction qui focalise, forme un faisceau de problèmes et de solutions. Nous sommes des artistes de l’hypnose de masse, nous dirigeons les vies grâce au faisceau des problèmes et des solutions de la grande fiction de la nécessité économique.

Crise bûche acabit

Tu as 11 ans tu es grec ton père s’est suicidé de désespoir à cause de la crise, ta mère décide de t’abandonner dans la rue avec ta sœur dans l’espoir que l’un ou l’autre riche pas trop pervers vous offre un avenir meilleur, puis part se prostituer. Vous êtes à la rue, c’est l’angoisse, dès la première nuit vous vous faites violer, « eh les humains allez vous faire foutre avec vos problèmes à la con, vos guerres vos crises votre libido, nous on dégage on vous emmerde, nos amis notre famille maintenant ce sont les plantes les animaux les trous dans la roche, les flaques les cours d’eau, allez tous vous faire foutre », pensez-vous et vous quittez Athènes en direction du nord.

En chemin vous volez dans les champs les jardins les poulaillers les poubelles, un jour tu assommes à coups de bûche par-derrière un gardien de supermarché s’acharnant sur des gamins syriens orphelins réfugiés venus fouiller les invendus ; vous sympathisez et volez son smartphone au type dans les pommes. Pratique pour aller sur Internet choper plein

d’infos sur comment survivre sans argent, pratique pour jouer à des jeux révolutionnaires en réseau et y contacter d’autres jeunes du même acabit, pratique pour finalement découvrir par hasard l’existence d’En avant pour la révolution biohardcore !, livre qu’il vous semble indispensable d’aller voler quelque part.

Et voilà vous êtes maintenant une bonne petite bande bien soudée bien invisible, bien à distance du monde des humains, ce monde humain trop humain beaucoup trop nul, insipide et chiant pour vous. Vous faites bande avec quelques chiens sauvages d’une intelligence rayonnante et n’hésitez pas à embrigader d’autres jeunes dans l’équipe, qui s’enfle en toute discrétion tandis qu’elle remonte vers le nord. Vous remontez vers le nord et lisez En avant pour la révolution biohardcore !, vous interprétez le bouquin à votre sauce et trouvez marrant de faire exploser, de nuit, les supermarchés et centres commerciaux que vous croisez sur votre route, pour en faire pourquoi pas des terrains vagues parmi les ruines desquels vivre, en se nourrissant notamment des orties qui ne manqueront pas d’y pousser.

Lorsque vous pénétrez en Suède vous êtes tout un peuple, incroyablement discret incroyablement hardcore et d’une sauvagerie incroyablement convaincue, « eh les amis regardez quelle classe a ce lac rouge, allons nager boire et nous laver là ça va dépoter ! ». Les chiens prospectent les lieux et sont convaincus, d’autant plus convaincus qu’ils se lient immédiatement d’amitié avec quatre enfants bien à fond, s’appliquant à faire des saltos arrière depuis un ponton donnant sur le lac ou à goûter les fourmis et les lombrics du coin. Vous faites connaissance vous sympathisez, vous passez ensemble plusieurs heures de bon temps, or, problème : impossible de les embrigader. Ils vous expliquent que leurs parents aussi sont biohardcores et tout, qu’ils ne voient pas trop pourquoi ils les abandonneraient soudainement.

Putain on les prend de force alors crient les ex- enfants soldats d’entre vous, car oui vous comptez dans vos rangs biohardcores des ex-enfants soldats bien barrés, bien flippés à l’idée que le monde adulte ait connaissance de votre existence. Alors voilà, solution de compromis : vous les emmenez de force mais, leur dites-vous, c’est pour faire une blague à vos parents, ha ha ha !

Pare-brise genoux soif

Tu as 23 ans tu es suicidaire anarcho-autonome et socialement inadapté, des films de Werner Herzog tes préférés sont Aguirre et Grizzly Man, un jour non une nuit suite à une tentative ratée de coupage de tes veines tu décides de voler la voiture de tes parents pour disparaître gelé le plus près possible du pôle Nord. Débrouillard de première sauvage au dernier degré tu n’as plus qu’une pulsion c’est foncer tête baissée dans le paysage au volant de la vieille bagnole de tes parents. Au moindre coup de mou tu te sers une dose dans l’énorme réserve de drogues excitantes contemporaines que tu as prise avec toi, la route les arbres les lumières défilent à la vitesse de ton inertie mentale, ton mental est inerte et braqué, ta réserve de drogues excitantes semble inépuisable, tes muscles se confondent avec le moteur de ta bagnole, ton bourdonnement cérébral avec son ronronnement neutre ; tu tiens comme ça une semaine, siphonnes les réservoirs sur les parkings, grignotes de temps en temps un truc dans une poubelle, t’endors parfois

quelques heures en sniffant des émanations d’essence. Un jour à un carrefour au milieu de nulle part surgissent de nulle part des enfants roms d’une beauté farouche indescriptiblement intense. Ton épuisement général te fait accéder à des états de sensibilité insoupçonnés, tu les regardes dans les yeux ils te regardent dans les yeux, instantanément le monde bascule autour de vous, le monde tourne et respire sauvage autour de vous. Ils sont là pour te laver le pare-brise, prennent leurs éponges et écrivent en miroir « biohardcore ! » puis te réclament de l’argent. Tu n’as pas d’argent, tu le leur dis ; ça les énerve, ils tapent à mort sur tes vitres avec leurs outils, tu gueules « allez vous faire foutre ! » et démarre en trombe. Or ils se ruent sur ton capot et à plat ventre tapent comme des malades sur ton pare- brise, tu es dans un état second tu gueules ils tapent et tapent bien forcenés. Tout en les insultant tu tombes cependant soudain complètement sous le charme du visage d’une des jeunes filles qui s’échine à taper sur ta vitre comme une jument donnerait de vigoureux mais érotiques coups de sabots : de son visage émane très précisément une grande puissance couplée à une vive inquiétude. Votre face-à-face dure quelques secondes éternelles pendant lesquelles, grâce au manche en métal de sa raclette, la fille finit par faire exploser la vitre.

Comme tu accélères encore toute cette petite bande se trouve propulsée à l’intérieur du véhicule, trois secondes après tes réserves de drogues ont disparu, tu gueules comme un âne, ils rigolent, ils rigolent en gueulant, tu gueules en les insultant mais tes insultes se font bienveillantes, tu gueules bienveillant puis rigole en gueulant, tout le monde rigole, tout le monde gueule, un insupportable vent froid lacère vos gorges vos oreilles et pénètre les orbites de vos yeux, ça donne super soif. Tu as soudain une soif du tonnerre de Dieu, eux aussi d’ailleurs, ce qui fait que vous partagez leur unique bouteille d’eau mais ça ne te suffit pas : tu gardes la bouche largement ouverte et leur fais signe d’y verser du liquide. La fille à la beauté si insupportablement sauvage, puissante mais vivement inquiète a une idée, elle s’assied à côté de toi et à genoux sur son siège te crache dans la bouche, crache et recrache, ses longs cheveux noirs te strient le visage.

C’est excité comme un coucou que tu percutes, sans même l’apercevoir, un élan femelle poursuivant furieusement une jeune femme affolée. Ta voiture écrase l’élan tandis que tu traverses le pare-brise, projeté droit sur la fille. Les enfants sont indemnes et disparaissent dans la forêt, rejoindre qui l’on devine.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :