« On n’est pas à l’école pour travailler »

Quand des professeurs de la banlieue parisienne prennent parti... de dysfonctionner

paru dans lundimatin#130, le 26 janvier 2018

La refonte des lycées a commencé et elle est insolente. Il faut traquer les compétences depuis le plus jeune âge et dissuader les banlieusards d’étudier. On comprend le pouvoir qui a bien besoin, pendant qu’il opère partout ailleurs, que la jeunesse des périphéries se tienne à carreau. Mais il n’a pas compris que les professeurs en ont fini de soupirer. Les menaces et les blessures les rendent inventifs. De proche en proche, dans les banlieues, les affects se relient aux situations et les tactiques s’échangent.

On apprend, il y a quelques jours, que d’étranges attelages portant élèves, parents et professeurs, passent entre les lycées. Las des blocages, il paraît qu’ils préparent des occupations en chaîne. Deux, trois, cinq lycées dont les espaces et les temps pourraient être sous peu libérés.

Au tour des Lycées d’être modernisés à la hache. La bande à Macron ne s’arrêtera pas en si bon chemin. Le marché dérégulé, libéré, a faim. Et il faut que les écoles satisfassent ses appétits monstrueux.

Enième réforme des lycées diront ceux qui regardent tout de loin, comme ces mélancoliques auxquels le monde paraît petit comme une maison de poupée. Sauf que cette énième réforme accomplit les rêves les plus sombres des précédentes : sacrifier à l’économie tous les talents et devenirs qui font l’essence d’une jeunesse.

Il y a bien eu et il y aura encore des voix pâles qui dénoncent la sélection dans l’accès à l’Université et appellent à sauver l’école républicaine. Mais ces voix ne nous apprennent plus rien depuis longtemps. Elles ronflent sur l’oreiller des valeurs. Le danger est ailleurs et nous devons aiguiser notre perception.

Il est loin le temps où le pouvoir redoutait les lycéens, ces êtres sans salaire, sans prêt, sans maison et impossibles à négocier. Il est loin le temps où l’opinion n’aimait pas voir les enfants se faire cogner, même pour rétablir l’ordre. De Gaulle tremblait, Macron tape et enferme. À point nommé, ses potes du bâtiment sont des as de la construction carcérale.

En mars 2016 à Paris, S., même pas 18 ans, s’accroche aux grilles de son lycée Bergson pour tenir le blocage. Les ogres à matraque se jettent sur lui et l’emportent inconscient dans le fourgon. Il est arrêté pour rébellion, outrage et violence volontaire. Pendant deux jours entiers, il découvrira la violence et la pisse sans qu’aucun adulte ne soit prévenu. Dame, il faut bien que jeunesse se passe.

Le pouvoir est brutal et violent avec les lycéens. Il se contrefiche de l’opinion publique, si une telle chose a jamais existé. Mais il craint néanmoins que la violence ne suffise à les désarmer. C’est qu’ils ont trop appris pendant le grand printemps 2016 à unir les contraires, couvrir la ville de poésie et défenestrer les banques. Trop d’expérience entre ces mains sauvages. Il était urgent de parvenir, une bonne fois pour toutes, à les réduire à l’impuissance.

Il faudrait évoquer la misère matérielle des lycées de banlieue et décrire encore et encore les espaces étouffants, les vitres fêlées et les êtres qui craquent. Mais on nous répliquerait que l’éducation n’est pas une affaire de moyens et ces histoires de budget, nous y sommes habitués ad nauseam.

Laissons les chiffres, ce sont les subjectivités que la réforme veut façonner. Son fond n’est pas de faire des économies, il est de fondre l’école dans l’économie. Voyez plutôt : il s’agira désormais que les Chambres de commerce gèrent l’enseignement professionnel. Chaque bassin d’emploi passera commande des enfants de quatorze ans dont il a besoin pour les faire usiner. L’Etat de droit est décidément mort, il laisse le capital prélever directement les corps à l’école. Vérifiera-t-on leurs cuisses et leurs dents, pour s’assurer qu’ils seront durs au mal ? N’importe, tout le monde s’en fiche de ces enfants dont les parents n’ont pas le temps de se réunir et de pétitionner.

Parlons alors des autres habitants des banlieues qui auront l’heur de rejoindre le lycée général et technologique. Ceux-là, impossible de les jeter directement sur le marché, le pouvoir a dû raffiner sa méthode. Ce que je prône en réalité, c’est le pré-recrutement, dit l’infect Blanquer. Notre Humpty-Dumpty n’a pas trouvé tout seul cette riche idée dans son crâne d’œuf. Comme en toute chose, la bonne question est de savoir qui est le maître. Et le maître a autant de noms que de mutations : Uber, Deliveroo, Amazon, Foodora, Gwards … Il réclame des coursiers, des livreurs, des chauffeurs, des vigiles, des grooms et n’a aucun besoin qu’on instruise la plèbe. Toute la fonction de Blanquer est de la délivrer du démon des études.

Il tâche alors de fabriquer, et le plus tôt sera le mieux, une jeunesse intégralement conforme au monde marchand. Les collégiens, les lycéens doivent baigner dans l’ambiance du capital au point que le capital même devienne leur milieu intérieur. La méthode : déterminer férocement leurs compétences depuis le plus jeune âge, les assigner à une auto-évaluation de tous les instants, nourrir en eux la plus grande inquiétude quant à l’avenir. On saisit en passant tout l’intérêt que Blanquer porte aux sciences cognitives qui attestent, comme il aime à la rappeler, que le nourrisson a le sens des probabilités. Il n’y a plus qu’à attendre qu’il sache marcher pour qu’il puisse s’investir et se valoriser.

Pour fabriquer une jeunesse préoccupée de surveiller ses propres compétences, il faut toute une série de dispositifs. Des tests, des fiches, des bilans qui notent les hésitations, dépistent les errances et certifient les motivations. Pour enregistrer le tout, une cohorte de fonctionnaires libérés de la tâche d’enseigner : des accompagnateurs, formateurs, conseillers, psychologues qui veillent sur les aptitudes. Et pour ambiancer la peur, des meetings sur les attentats, des exercices de confinement et des portails biométriques.

Le profilage qui se met en place dès l’âge de 15 ans et bientôt de 11 ne vise pas à individualiser les parcours pour que l’école cesse d’uniformiser. Il vise à placer dans les cœurs d’enfants la terreur d’avoir à se vendre. C’est un proflicage, un endo-flicage.

C’est le retour du livret ouvrier qui, au 19e siècle, traquait les déplacements et les absences, brevetait les capacités et inscrivait les êtres dans un continuum de surveillance mettant à disposition toute leur vie. Notre époque l’adapte à la jeunesse. Curriculum vitae, curriculum à vie ! Enfant, tu sera évalué, annoté et visé. Sors de ton berceau, il est temps de passer ton premier contrat. Et de faire bonne police pour le bien du marché.

Quant aux professeurs, qui ont pris depuis trente ans la douce habitude d’être plaints, on les voit ces temps-ci bons élèves, charmés par la pédagogie de la réforme. Nous comptons sur vous, qui êtes sur le terrain… Le pouvoir a joué la précipitation et le désordre pour susciter les bonnes volontés. Il a finement joué, le désordre donne envie de participer et le désarroi rend zélé. Les voilà donc qui s’efforcent de rassurer et d’accompagner, pour le bien des élèves. Ils voudraient que l’école soit un garde-fou contre l’angoisse. Au fond, ils préféreraient chapeauter une couveuse. Indécrottables socialistes.

C’est qu’ils s’accrochent à une idée absurde du savoir que toutes leurs expériences démentent. Absurde idée du savoir selon laquelle il servirait à dresser les instincts pour former des citoyens alors que le savoir dé-dresse pour redresser. Absurde idée du savoir qui se voudrait universel pour défaire les communautés et les préjugés, quand nos classes de banlieues sont les habitats naturels de merveilleuses multiplicités. Absurde idée du savoir qui compterait libérer alors que c’est lui qui doit être libéré.

Il y a des savoirs en état d’asservissement et d’autres libres. De la mathématique qui abêtit quand l’autre apprend à décrypter. De l’histoire qui glace la mémoire et de l’histoire qui enseigne la colère. De la littérature qui cultive, de la littérature qui arme. Toute connaissance s’ordonne de part et d’autre d’une ligne de front. L’histoire de la Commune plutôt que celle des institutions, la peinture de Basquiat plutôt que les poèmes de salon, la capoeira, pas la musculation.

Qui en douterait n’a qu’à lancer un nouveau cours dans son lycée : Blocage et Appropriation. Thématiques : comment occuper notre lycée jusqu’à nouvel ordre ? Que faire de cet espace-temps subitement libéré ? Qui fait quoi ? Qui sait quoi ? On s’apprend quoi ? Et on verra tous les savoirs virer, faire volte-face d’inventivité et prendre une certaine tournure de guerre. Il n’y pas de savoir qui ne soit de guerre.

Toute la jeunesse des banlieues est saisie d’angoisse car elle sent l’avenir qu’on lui réserve et le sent mieux que quiconque dans ses corps trop tôt endurcis. Mais déjà cette angoisse ne la liquéfie plus et commence à l’agréger. La pire erreur serait de vouloir lui redonner espoir. De la crainte à l’espoir et retour, on ne produit que des êtres ballotés. La tâche des professeurs n’est pas de substituer à la crainte un affect contraire mais de l’intensifier. Altérer la crainte jusqu’à ce qu’elle devienne la crainte de l’autre. Faire que la crainte change de camp, que la trouille s’inverse en chaos, tel est tout ce que peut le savoir.

La bataille en cours n’est pas pour des moyens et des égalités, c’est une bataille pour rendre l’existence, ses espaces, ses lieux, ses corps inutilisables. Nous ne manquons pas d’unité et de syndicats, nous manquons de la plus élémentaire confiance en la jeunesse qui a besoin des armes du savoir pour se savoir une arme.

On n’est certainement pas à l’école pour travailler.

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