O.K. Corral

A propos du dernier film d’Arnaud Desplechin
Bruno Herbulot

paru dans lundimatin#343, le 13 juin 2022

« Je suis assez ignorante, mais je suis certaine d’une chose, c’est qu’une œuvre d’art ne peut pas être un règlement de comptes, ou alors ce n’est pas une œuvre d’art »... C’est ainsi que, dans Domicile Conjugal [1], Christine Darbon met en garde Antoine Doinel quand à la rédaction du roman autobiographique sur lequel il travaille. Par la bouche de son héroïne, c’est François Truffaut qui parle. Le cinéaste l’a dit sous différentes formes dans ses films ou ses écrits : pour lui l’art est affaire de morale.

Rivette ne parlait pas d’autre chose à propos du fameux travelling du film de Pontecorvo [2] : « Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés : l’homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris. » On sait par ailleurs que cet article de Jacques Rivette intitulé « De l’abjection » [3] a beaucoup compté dans le dispositif monté par Claude Lanzmann pour donner naissance à son œuvre majeure « Shoah » [4]. Autrement dit, dans quelle posture de cinéaste doit-on se mettre pour représenter l’irreprésentable : l’horreur des camps ? [5]

J’ai repensé à tout cela en entendant l’autre jour sur France Inter [6], Arnaud Desplechin présenter son dernier film Frère et Sœur [7]. Il y parlait de la mort d’un enfant, celui de Louis, le « frère » du film, et évoquait comme source d’inspiration la mort du fils de Claude Lanzmann qui, disait-il, était son ami. Est-ce l’association immédiate Lanzmann/Rivette, mais je n’ai pas pu m’empêcher de penser que ce que je venais d’entendre était « abject » ?

La vie de tout cinéaste qui, pour reprendre les mots de l’ignorante Christine veut faire « une œuvre d’art », est évidemment traversée par son intimité. Truffaut et Rivette en sont de parfaits exemples. Pas un de leurs films qui ne renvoie à eux-mêmes. Faire un film qui vous ressemble, c’est un peu la moindre des choses et c’est le plaisir d’une œuvre que chaque nouveau rendez-vous nous en apprenne un peu plus sur son auteur. Cependant, la manière n’est pas indifférente. Si Arnaud Desplechin avait évoqué des moments douloureux qu’il avait lui-même traversés et qui lui avait inspiré la scène de la mort de l’enfant, je ne serai pas en train d’écrire ces lignes. Mais pourquoi citer Claude Lanzmann ? Parce que c’est un ami ? Mais alors, c’est encore pire... l’amitié n’aurait-elle pas précisément commandé de ne pas le nommer ?

La mort d’un enfant ne pèse pas le même poids dans la balance que les camps d’extermination (même si le pire de la tragédie, c’est précisément que beaucoup d’enfants y soient morts), il n’empêche qu’il s’agit là aussi d’une « représentation » qui pose problème. Truffaut, pour revenir à lui, et à sa morale de cinéma, aimait énormément les enfants et son cinéma leur a donné une place centrale, pour autant, jamais il n’en a fait mourir un seul. Il n’aurait pas supporté d’avoir recours à cette figure pour capter l’attention de son spectateur. Il aurait, je crois, trouvé ça « abject »...

Il y a quelques films admirables qui mettent en jeu la mort d’un enfant. On pense tout de suite à Rossellini et au suicide du jeune Edmund dans Allemagne année zéro [8] , ou à l’Incompris [9] de Comencini, mais dans le premier cas c’est une métaphore qui résume à elle seule tout le film et dans l’autre c’est le sujet même.

Rien de tel chez Desplechin. La mort à 6 ans de l’enfant de son personnage principal n’est qu’un motif, un artifice de scénario pour avoir l’occasion de donner la mesure de la haine qui sépare le frère (Louis) et la sœur (Alice). Ce n’est même pas « un élément déclencheur » comme on dit dans le jargon scénaristique, la haine existait avant et elle continuera après, sur les mêmes bases. En retirant la mort de l’enfant, le film se raconterait de la même manière.

C’est un fait avéré, Arnaud Desplechin, aime régler ses comptes au travers de son art. De Comment je me suis disputé... [10] Frère et sœur en passant par Rois et Reines [11] ou Un conte de Noël [12] , il a mis en œuvre un jeu de massacre où beaucoup de ceux qui ont eu le malheur de croiser sa route se sont retrouver allongés pour le compte. On peut, bien-sûr, aimer la boxe, mais ici c’est « le noble art » qui en prend un coup, puisque sur ce ring là, seul Desplechin distribue les uppercuts pendant que les autres ont les mains attachées dans le dos. Un metteur en scène, c’est dieu. Il invente un monde à son envie, en principe cela s’accompagne de quelques obligations morales. Truffaut, encore lui, parle justement d‘une « noblesse » [13] nécessaire dans l’attitude du metteur en scène par rapport à ses personnages... Et là quoi : un auteur qui confie à sa comédienne la mission de « sauver » le personnage... Marion Cotillard fait ce qu’elle peut, avec talent. Mais qui peut sauver un personnage aussi maltraité par le scénario et la mise en scène ? Parce que je lis partout dans les articles sur le film que la haine d’Alice pour Louis n’est jamais expliquée, qu’elle serait comme un fatum tragique... Mais c’est faux, la chose est dite très clairement par le psychanalyste joué par Patrick Timsit : Alice déteste son frère parce qu’il a du talent, que sans doute il en a plus qu’elle. En fait, le grand mystère de cette haine relève du ressort psychologique le plus banal : la jalousie.

Le critique Jean Michel Frodon qui voue un véritable culte à Arnaud Desplechin et qui ne manque jamais une occasion de crier au chef d’œuvre à son endroit, n’y va pas avec le dos de la cuillère : « On est au bistrot et au supermarché, on est dans la Bible et l’Orestie. En ce bas monde règne l’absurde et l’injustice. Grande nouvelle. Il va falloir faire avec. » [14] Au passage, il cite aussi Faulkner, Bergman et Cassavetes... au point où on en est pourquoi pas Shakespeare ? Tous ces génies, comme le plus modeste des spectateurs de cinéma, ne pourront qu’être d’accord : « en ce bas monde règne l’absurde et l’injustice », mais l’artiste n’est-il pas là justement pour tenter de rétablir un équilibre face à ces deux monstres, essayer du moins de « résister » à ce tragique là plutôt que d’en rajouter une couche. Sur ce plan, Desplechin ne fait pas de résistance, il est plutôt dans le camp des collaborateurs... Je ne saurais trop lui conseiller de revoir le Fanny et Alexandre [15] de Bergman justement. Il y verra deux enfants aux prises avec l’absurdité et l’injustice et qui trouvent le moyen d’en déjouer les sortilèges.

Ensuite, qu’est-ce qui se cache sous la formule « il va falloir faire avec »  ? Desplechin n’a manifestement aucun problème pour « faire avec » puisque c’est même devenu son fond de commerce, mais les autres, sa sœur dans la vraie vie par exemple, que par son film il transforme en un monstre égoïste et pathétique, comment est-elle censée « faire avec » ? Comment est-ce qu’on « fait avec » quand quelqu’un (votre frère) vous plante un poignard (fut-il cinématographique) dans le dos ?

Quand je lis chez Kafka [16] , dans une lettre à Miléna, qu’on « a tort de sourire du héros qui gît en scène, blessé à mort, et qui chante un air au théâtre », parce que « nous passons des années à chanter en gisant », aussitôt, quelque chose s’adoucit de l’absurdité et de l’injustice du monde. Elles ne sont pas abolies, mais à travers elles, un lien se tisse qui relie les humains. Et puisqu’on en est au génie littéraire qui n’hésite pas à mettre en jeu son intimité, parlons de Proust. Chez lui, tout est rigoureusement inspiré de sa vie, mais, avec un art délicat et sensible qui fait tout le prix de son travail, il met en place un système de masques étourdissant qui fait qu’il est arrivé que deux de ses amis soient persuadés que c’était l’autre que Proust représentait. Comble de la dissimulation romanesque, l’homosexualité du narrateur n’est révélée dans aucune des milliers de pages de La Recherche...  [17]. Je ne vois là aucune volonté de tromper son lecteur, juste un superbe exemple de la distance qu’un artiste peut mettre entre sa vie et son œuvre, sans se renier le moins du monde.

Chez Desplechin, pas de délicatesse, pas de masques, on y va frontal, on ne peut pas se tromper sur la question de savoir qui est visé, à qui on « règle son compte »... Plus que de la méchanceté c’est la stratégie de la terre brulée, du napalm, de la destruction de l’autre. Table rase, plus Poutine que Proust donc. C’est net dans ses interviews comme dans ses films, c’est comme si « dire des horreurs sur l’autre » était une façon de gagner du temps, d’accéder directement à une vérité des rapports humains, alors qu’il s’agit ni plus ni moins de haine, et de désir de destruction. C’est un lâche (il l’avoue d’ailleurs lui-même dans l’interview déjà cité) et il préfère profiter de son petit (ou grand ?) pouvoir de cinéaste pour écraser la gueule de ceux qui l’entourent et qui potentiellement le menacent... alors que s’il savait les regarder vraiment, il n’aurait pas besoin de les « sauver », il comprendrait avec Renoir que « tout le monde a ses raisons » [18] et que celles des autres valent bien les siennes.

Desplechin est dans la position du scorpion à qui un animal fait traverser la rivière sur son dos et qui ne peut pas s’empêcher de le piquer, provoquant sa propre mort par noyade. Frère et Sœur est une sorte de comble de ce point de vue, ainsi de la scène du jeune pharmacien empathique et inquiet pour sa cliente et qui se fait hurler dessus par l’héroïne du film pour avoir voulu faire preuve d’humanité. Comme le scorpion, Desplechin « ne peut pas s’empêcher » et il va se retrouver, comme tous les grands destructeurs, dans un monde qu’il aura rendu invivable, y compris pour lui.

A l’heure où j’écris ces lignes, Arnaud Desplechin est, avec Frère et Sœur, en lice pour être primé à Cannes. C’est sa neuvième participation à ce prestigieux festival et on peut s’étonner qu’un cinéaste aussi doué (il l’est, ce n’est pas douteux) n’y ait jamais obtenu la moindre récompense... Je fais l’hypothèse que les différents jury qui l’ont écarté du palmarès pensent la même chose que Christine Darbon : la vie est moche c’est sûr, mais une œuvre d’art digne de ce nom doit faire plus de place à la consolation qu’au règlement de comptes.

Bruno Herbulot (cinéaste)

[1Domicile Conjugal. François Truffaut 1970.

[2 Kapo. Gillo Pontecorvo. 1960.

[3Jacques Rivette, Cahiers du cinéma, De l’abjection n°120, juin 1961.

[4Shoah. Claude Lanzmann 1985.

[51994 , peut-on représenter la Shoah à l’écran ? Le Monde. Samuel Blumenfeld. Août 2007.

[6Boomerang. France Inter. Interview d’Arnaud Desplechin par Augustin Trapenanrd. Mai 2022.

[7Frère et Sœur. Arnaud Desplechin 2022.

[8Allemagne année zéro. Roberto Rossellini 1948.

[9L’incompris. Luigi Comencini 1966.

[10Comment je me suis disputé... Arnaud Desplechin 1996.

[11Rois et Reines. Arnaud Desplechin 2004.

[12Un conte de noël. Arnaud Desplechin 2007.

[13Je ne vis que pour le cinéma. Interview François Truffaut. Archives de la RTS . 1975

[14Le bruit et la fureur du vivant. Jean-Michel Frodon. Slate mai 2022.

[15F anny et Alexandre. Ingmar Bergman 1982.

[16Lettres à Miléna. Franz Kafka. Gallimard. Traduit en 1988.

[17La recherche du temps perdu. Marcel Proust 1927.

[18La règle du jeu. Jean Renoir 1939.

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