Gilet Jaune et malfaiteur

En soutien à J., en prison à Toulouse depuis 2 semaines pour une « association de malfaiteurs » imaginaire

paru dans lundimatin#178, le 19 février 2019

Depuis 2 semaines, un certain J. est en détention provisoire à la prison de Seysse, à Toulouse, dans le cadre d’une enquête pour association de malfaiteurs. Mediapart vient de publier un article détaillé sur cette affaire. Ici, nous publions un récit que nous ont transmis des lecteurs de lundimatin.
Samedi 2 janvier dernier, un peu avant le début de l’acte XII du mouvement des Gilets Jaunes à Toulouse, J. descend dans la rue fumer une cigarette pour observer à distance un contrôle de police. Une fois le contrôle terminé, les policiers se dirigent vers lui, l’interpellent, l’emmènent au comissariat pour un contrôle d’identité et le placent en garde à vue. Il est ensuite présenté à un juge d’instruction pour refus d’ADN, identité imaginaire et « association de malfaiteurs en vue de commettre des dégradations » et se retrouve, depuis, en détention provisoire. Ce dernier chef d’inculpation est particulièrement préoccupant puisqu’il permet d’incriminer des personnes (en l’occurence, une seule) sans qu’aucun délit n’ait vraiment eu lieu. Dans la présente affaire, J. est arrêté sur la simple base d’une attitude légèrement suspecte puis une enquête est ouverte qui tente, a posteriori, de construire sa culpabilité par tous les moyens. Mais le dossier est toujours vide à l’heure qu’il est, et J. toujours en prison.

Le mouvement des Gilets Jaunes ne se laisse pas abattre. Pourtant, des obstacles toujours plus nombreux se dressent face à la détermination populaire. Le mouvement a su éviter les pièges de la représentation (parti, liste aux européennes) et de la négociation (grand débat) qui auraient pu précipiter son déclin en le divisant, en isolant les franges les plus radicales. Mais il a également du faire face à une répression protéiforme : présence policière massive, usage débridé des armes dîtes non-létales, mutilations assumées pendant les manifestations et, sur le plan juridique, des centaines d’arrestations préventives, des peines extrêmement lourdes à l’issue des procès et bientôt la loi anti-casseurs.

À cette criminalisation de la lutte s’ajoute le lent travail d’enquête, moins spectaculaire mais tout aussi pernicieux, dont nous voulons exposer ici quelques ressorts et la profonde grossièreté. À Toulouse en particulier, la préfecture annonçait fin janvier la création d’un groupe d’enquête spéciale Gilets Jaunes, composé d’une dizaine de policiers de la sûreté départementale et d’« investigateurs en cybercriminalité ». Ceux-ci travaillent en collaboration avec le parquet et sous la direction du procureur. Il y a quelques semaines, La Dépêche signalait une quarantaine d’enquêtes en cours en rapport avec le mouvement des Gilets Jaunes pour la seule région toulousaine. De récentes perquisitions réalisées dans le cadre de ces instructions révèlent le sale travail de la justice : en plus d’enquêtes portant sur des faits précis, un certain nombre d’affaires concernent des « associations de malfaiteurs en vue de commettre » des crimes ou des délits plus ou moins graves, comme c’est le cas dans l’histoire qui va suivre. Cette incrimination a l’avantage de pouvoir cibler n’importe quelle personne légèrement suspecte puisqu’elle n’a pas besoin de faits pour l’étayer mais seulement d’intentions.

Nous sommes le samedi 2 janvier, acte XII des Gilets Jaunes dit « contre les violences policières ». Comme chaque samedi depuis des semaines, les forces de l’ordre disposent d’un arrêté préfectoral pour procéder à des contrôles dans tout le centre-ville. Ils peuvent ainsi vérifier les identités, fouiller les sacs et procéder à des arrestations préventives comme bon leur semble.

Ce jour-là, alors que la police nationale contrôle un groupe de personnes dans le quartier François Verdier, J. est à la fenêtre ; il garde alors T., la fille d’une amie, à son domicile. Intrigué par la situation, il descend dans la rue et allume une cigarette. Quand la BAC arrive en renfort, le groupe contrôlé est en train de repartir. Mais les policiers, sans doute déçus, veulent rentabiliser leur intervention et procèdent alors au contrôle de J. N’ayant pas ses papiers sur lui, il est emmené au commissariat pour une vérification d’identité. Lorsqu’on lui demande son ADN, il refuse et est placé en garde à vue. 48 heures plus tard, il est présenté à une juge d’instruction, mis en examen, et placé en détention provisoire à la maison d’arrêt de Seysses. À ce stade, rien n’est communiqué à ses proches quant aux faits qui lui sont reprochés.

On apprendra plus tard, au moment de perquisitions de son domicile ainsi que celui de la petite fille dont il s’occupait, que le prévenu a été placé en détention pour son rôle dans une « association de malfaiteurs en vue de commettre des dégradations passibles de plus de dix ans de prison ».

À ce jour, J. est le seul malfaiteur de cette prétendue « association ». Au cœur du dossier : des « PV de contextes » relatant les manifestations depuis novembre et un jeu de clés suspicieux trouvé sur le détenu et qui serait, selon la police, « caractéristique du fonctionnement des activistes d’ultragauche pilotant le mouvement des gilets jaunes et leurs manifestations, en tout cas sur la ville de Toulouse ». Au delà de ça, aucune infraction, même mineure.

Me Dujardin, avocate du prévenu, confirmera que cette association de malfaiteurs n’est caractérisée par aucun fait matériel et que le dossier est fondé essentiellement sur des notes blanches et des « éléments de contexte » : « Pour une instruction pénale, il faut des indices sérieux et concordants ; là, il n’y a même pas le début d’un commencement. On sait que l’association de malfaiteurs est une infraction fourre-tout mais en général, il y a quand même quelques faits caractérisés permettant de faire le raccord. Là, non. »

À l’affût de preuves et de renseignements

Mercredi 6 février donc, en début de soirée, deux perquisitions ont lieu simultanément.

La première se déroule au domicile du prévenu, alors que les colocataires s’apprêtent à manger. Une quarantaine de policiers, arme au poing, accompagnés par ce qui semble être la juge d’instruction, Madame Billot (elle n’a pas voulu décliner son identité), investissent le logement ainsi que celui des voisins (pour vérifier que personne ne s’y cache). La rue est bloquée, le quartier sécurisé. Le prévenu, menotté, assiste à la perquisition qui durera trois heures.

Un premier tour des lieux est effectué par trois chiens : recherche d’explosifs, de stupéfiants, et de billets de banque. Peine perdue, les chiens repartent bredouilles. Les personnes présentes sur place ne peuvent sortir de la cuisine, pendant que les policiers mettent la maison sens dessus dessous, pièce par pièce, emportant l’ensemble du matériel informatique (ordinateurs, téléphones portables, clés usb) mais aussi des livres, des tracts, des brochures et de l’argent.

Malgré les demandes répétées des personnes présentes, les policiers refusent de montrer le mandat leur permettant d’effectuer cette perquisition. Toutes les chambres sont visitées, sans exception, en l’absence des personnes y vivant, et chacun des habitant.e.s perdra une partie de ses effets personnels et outils de travail au cours de l’opération. Ils parviennent tout de même à se faire expliquer que la perquisition est effectuée sous l’ordre d’une juge dans le cadre d’une instruction ouverte pour refus d’ADN, identité imaginaire et association de malfaiteurs.

Une perquisition « un peu juste »

La seconde perquisition se déroule dans l’appartement où J. faisait du baby-sitting le jour de son arrestation. A 20h, T. et sa nouvelle baby-sitter rentrent de la piscine. La rue est bouclée, des policiers gardent l’entrée de l’immeuble pendant que d’autres sont déjà en train de fracturer les serrures de la porte de l’appartement. Le mandat de perquisition n’étant au nom d’aucun habitant, la baby-sitter souhaite partir avec l’enfant. Elle est alors saisie par les bras et menacée d’être embarquée à son tour : « De toute façon, on va rentrer ».

Une fois à l’intérieur, aucune gêne. Pendant que des policiers cagoulés jouent avec leurs armes de service et leurs gazeuses, d’autres s’assoient sur les lits, se prenant en selfie dans l’une des chambres. Des policières tentent même, avec le plus grand sérieux, d’interroger T. de manière tout à fait illégale, en lui proposant de jouer « au jeu des questions ». « Au jeu des questions, sérieux ? » répondra cette dernière presque déçue par leur manque évident de subtilité. Dans la bibliothèque, d’autres s’exclament « Ça fait mal à la tête tous ces livres ! ».

Devant l’insistance de la baby-sitter qui conteste la légalité de la procédure, les policiers avouent que celle-ci est « un peu juste », mais menacent de l’embarquer si elle continue de s’opposer. Sans laisser plus d’indication ni aucune trace écrite, ils prendront tout le matériel informatique, ordinateur de la baby-sitter compris, ainsi que deux brochures sur le mouvement des Gilets Jaunes et un carnet de notes. Ils finiront par « décommander les chiens » et partir une heure et demi plus tard. Ils n’auront pas trouvé la manufacture de gilets jaunes destinée au marché noir égyptien, cachée sous le lit.

L’association d’un malfaiteur

En dehors du fait que les méthodes utilisées pendant les perquisitions soient scandaleuses (dégradation, menaces physiques, intimidation envers mineur, prise de photos pour un usage personnel…), les saisies massives (une dizaine d’ordinateurs, plusieurs téléphones, de multiples habits n’appartenant pas au prévenu mais aux autres habitants) et la visite d’un appartement où il est clair pour tout le monde que J. n’habite pas, montrent à quel point l’opération consiste à récupérer le plus d’informations possible, à mettre en lien des personnes et à venir chercher dans leur vie privée dans l’espoir d’obtenir le moindre élément incriminant. L’enquête ne cherche visiblement pas à trouver des auteurs pour des méfaits mais inversement à trouver des méfaits pour justifier, a posteriori, l’incarcération d’une personne et la suspicion de ses proches. Tout se passe comme si l’instruction de départ était ouverte dans le cadre le plus lâche et souple possible pour donner à la justice tous les moyens d’enquêter et de glaner des renseignements, quitte à le faire seulement une fois qu’un individu peu collaboratif a eu la malchance de tomber entre les mains des policiers. Reste qu’à l’heure qu’il est, le dossier qui incrimine J. est totalement vide : son attitude suspecte lors du contrôle de police ainsi que le refus du fichage ADN sont les seuls éléments « tangibles », mais rien ne vient attester d’une quelconque « association en vue de commettre » on ne sait quels crimes ou délits. Finalement, peu importe : l’« association de malfaiteurs » aura au moins permis de récolter toutes sortes d’informations et d’envoyer pour quelques temps encore un Gilet Jaune en prison.

Dans le cadre du mouvement, ce type de procédure peut toucher plus ou moins tout le monde. La plupart des manifestations n’étant pas déclarées et l’organisation du mouvement se faisant en dehors de tout cadre institutionnel (syndical ou autre), n’importe quel Gilet Jaune qui s’organise un minimum est potentiellement en train de constituer une association de malfaiteurs en vue de commettre des délits.

L’intensité du mouvement Gilets Jaunes a accéléré l’usage tous azimuts des moyens de répression. La logique est simple : il s’agit de marquer les corps et les esprits, épuiser et intimider afin de casser les dynamiques, combiner la violence physique avec des peines de prisons et l’ouverture de larges instructions pour obtenir le plus d’informations possibles.

Mais si juges et policiers cherchent à isoler des malfaiteurs, c’est pour mieux cacher que chaque samedi et en semaine ce sont des milliers de gilets jaunes qui s’associent pour faire plier le gouvernement et marcher sur la tête des rois.

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