Notre tonalité, l’écoeurement

paru dans lundimatin#111, le 17 juillet 2017

Extrait du blog Grozeille.

Ce texte a surgi comme l’écho d’une longue plainte. Mais nous devons espérer que la voix qui le porte éclatera en mille morceaux. Car c‘est le cri d’une multitude écoeurée qui y résonne sans bruit.

Nous essayons modestement de transmettre cette voix multiple et diffuse sur le papier.

Si les enfants de notre siècle vont mal, quel remède ? N’est-il pas vain d’en appeler une nouvelle fois à la crise ? N’en avons-nous pas déjà trop parlé ? Nous savons ce que la crise signifie. Vaines sont également les prophéties d’apocalypse. Nous en avons déjà assez entendu, nous ne connaissons l’apocalypse que trop bien. Que les jours présents nous satisfassent ou nous exècrent, qu’il faille sourire de contentement ou rugir de désespoir, cela ne peut être notre sujet. Fini les situations « objectives », il est temps de parler de nous.

Détraquement

Il est des circonstances où rationaliser à l’excès est stérile. Ces circonstances, nous les appelons par exemple fêtes, deuils ou dépressions. Ils se trouvent dans ces situations des instants de tremblement que nous ne comprendrons jamais car ils se jouent exactement hors de nos têtes. Il est alors tellement vain de nous dire que ce n’est pas si grave que c’est pourtant toujours ce dont nous nous convainquons. Notre incompréhension ne s’arrête pas à un de ces paradoxes, car si nous tremblons c’est par crainte de ne plus pouvoir trembler, si nous pleurons c’est parce que nous nous abhorrons pour ne pas avoir assez pleuré et si nous souffrons, c’est seulement de ne pas assez souffrir. Voilà la béance sans fond de ce que l’on appelle écoeurement.

Nous partirons d’ici, qu’il y a des situations qui nous désengagent de la raison. Avec le terme d’écoeurement, il s’agit d’entendre que c’est bien de l’arrachement d’un coeur dont il est question. La métaphore n’est ici pas inutile, elle ne fait pas seulement joli. Elle nous permet de sentir ce qu’à défaut de concevoir nous ne pouvons que sentir, ou mieux « qu’exister ». Il faudrait alors comprendre que nous n’existons jamais que dans et par des situations. Il n’y a pas d’existence flottante, c’est-à-dire sans quelque chose à exister. Or l’écoeurement fait justement partie de ces objets qu’on ne peut pas comprendre en ne faisant que raisonner. Car ce n’est pas quelque chose de fixe et délimité mais plutôt une manière particulière de s’accorder au monde.

Mais il subsiste quand même un doute bien raisonnable : y a-t-il vraiment autre chose que la raison ? A force de métaphores et de poésie, ne nous fourvoyons-nous pas sur le sens de l’existence ? Notre trame d’interrogations se réduit à cela : notre coeur peut-il vraiment penser  ? Peut-on vraiment se permettre d’entendre plus par « coeur » que cet organe que les légistes dissèquent et que les chirurgiens remplacent par une machine ? Bien malheureux celui qui devra le démontrer. Et pourtant, ne faut-il pas avoir un coeur pour être écoeuré ? En d’autres termes, nous sommes toujours sommés d’être raisonnables et rationnels. « Conjurons nos passions et nos emportements ! » se répète-t-on. Il nous faut toujours rendre raison : « pas de coeur surtout ! » Il y a comme un vide à l’intérieur. Comment l’écoeurement peut-il nous prendre ainsi ?

Nous n’avons en somme qu’une assurance. Nous ne supportons pas que le mécanisme rationalisant continue encore de tourner. Notre écoeurement est ce qui proprement le fait « sortir de ses gonds ». Il est ce détraquement de notre sol rationnel qui émerge sur ce sol lui-même. Il naît donc de son instabilité même : la fissure était déjà présente. Mais qu’est-ce qui peut se détraquer dans la raison même, puisque celle-ci signifie justement l’absence de détraquement ?

L’espérance d’un coeur

Nous sommes tous des détraqués. Tous nous avons tremblé du décalage irréductible entre nous et notre raison [1]. Ce décalage nous le vivons d’abord comme une béance entre notre être et la raison. La raison nous apparaît parfois extérieure, réifiée dans les redondances des conversations, et elle en devient insupportable. Nous nous écrions alors « Stop ! » en tremblant. Si nous pouvons trembler ainsi, c’est que la béance était présente depuis toujours, qu’il y avait déjà un gouffre dans lequel nous pouvions nous engouffrer. Autrement dit, c’est que le monde dans lequel nous vivons est depuis le début un monde détraqué et non, comme on devrait le penser, un monde mécanique et bien huilé.

faut bien que le monde soit prédisposé à sortir de ses gonds puisque nous avons vu que l’écoeurement surgissait à partir du rationnel, sur un sol rationnel. Ca déraille, ça détraque, et c’est comme le rappel que dès l’origine tout n’était pas bien aligné. Si la raison pouvait dérailler d’elle-même, elle ne serait pas la raison. Il faut donc plutôt y deviner l’existence dans le monde lui-même de quelque chose qui demeure en-deçà des puissances rationnelles, un retrait ou un reste. C’est ce désordre primordial qui est à la source de toutes les possibilités de dérives individuelles et d’écoeurements.

Rien ne sera désormais plus comme il faut pour l’écoeuré, le monde est sans dessus dessous. Il n’y a pas d’ordre authentique à retrouver. La possibilité de l’écoeurement vient fendre la raison en deux. Les algorithmes et autres outils technologiques pour lesquels nous ne sommes que des cerveaux désirants sont ici impuissants. Ils ne peuvent pas remettre chaque chose à sa place puisqu’il n’y a pas de places originelles. L’écoeurement signifie que même dans le monde des algorithmes et des modèles économiques subsiste toujours une trace négative. C’est que tous les phénomènes qui étaient visibles avant l’écoeurement semblaient positifs, rationnels et calculables. Pour prendre un exemple, dans le monde « positif » de la technologie personne ne souffre réellement, il y a seulement des gens qui manquent de ressources alimentaires ou qui vivent dans des conditions insalubres. Il n’existe pas non plus de gens qui refusent la réalité mais plutôt des « fous » en manque de prozac.

Résumons, pour l’écoeuré le « sens de la vie » se retourne et se casse la gueule. C’est que le monde est depuis toujours sans dessus et sans dessous. Toutes les directions, tous les programmes semblent alors tellement vides. Mais si l’écoeurement est possible, c’est la preuve qu’un coeur existe. Il nous est offert alors, dans l’ombre, la possibilité d’une alternative : un coeur à venir. Pour cette raison il ne faut pas comprendre la béance comme perte mais bien au contraire comme notre bien. C’est ce qu’on nommera par l’agglomérat coeur-à-venir. Le coeur-à-venir est le seul bien dont nous puissions jamais disposer, ce sera donc notre unique propriété, la seule possibilité de combler le vide dont nous sommes constitués. Or si nous l’appelons « à-venir » c’est que nous ne l’héritons pas mais qu’il advient comme de l’avenir. Il nous reste maintenant à éclaircir cette mystérieuse provenance.

Notre héritage tellement vide

Nous sommes les enfants d’une époque sans consistance. Mais toutes les époques sont inconsistantes. Ceci se révèle seulement avec plus d’acuité à notre génération. C’est que l’évidence est plus nette : notre époque n’est pas soutenable (les frasques autour du « développement durable » en sont un symptôme marquant [2].) A la question quand sommes-nous nés ? nous ne pouvons qu’avouer : « trop tôt » ou « trop tard » voire même « trop tôt et trop tard », nous n’en sommes pas à un paradoxe. A la question, qu’héritons-nous de notre passé ? nous ne pouvons que répondre : « Ce qui nous est désormais interdit » donc ce qui nous est proprement impropre. La seule injonction de ce dont nous héritons ce n’est pas « deviens tel que X » mais « ne sois pas comme tes ancêtres ». Nous devons devenir mais ce que nous devons devenir, cela ne nous est jamais donné. Notre naissance est en faute et se résume à ceci : tout nous est donné et tout nous est enlevé.

La leçon de l’histoire nous empêche la répétition tout en prévenant le changement. Nous n’héritons jamais que le négatif. Loin de nous remplir, ce que nous appelons « déterminations historiques » (notre histoire nationale, notre culture, etc.) nous laissent creux. C’est pour cela que nous ne pouvons que sourire (avec malheureusement un grincement assuré) quand nous entendons parler de « positivisme ». Ces satanés positivistes pour qui n’existent que les faits scientifiques. Pensent-ils vraiment que tout l’humain puisse se résumer à des expériences en laboratoire ? Le positivisme n’est que la fixation dans un syntagme de la loi immuable de l’héritage. Tout cela pour affirmer que tout ce qui existe, est ou a été, ou mieux, est visible ou a été visible. La mystification consiste alors à nommer « faits positifs » les artifices en éprouvette qu’on peut reproduire dans un environnement stérile. Le positivisme c’est l’héritage qui n’en peut plus d’être travail du négatif et qui se retourne sans espoir dans une positivité vide. Mais nous avons désormais compris que la seule positivité possible nous vient du coeur-à-venir.

Notre histoire s’étire donc entre ces deux pôles, flux provenant de l’avenir et reflux revenant du passé, qui s’accouplent en une entité présentement tragique. Pour cela, notre aventure est minée de paradoxes. Nous attendons sans relâche ce qui enfin nous remplira. A l’inverse, tout développement réel à partir de notre naissance ne peut être saisi que comme passivité. C’est pour cette raison que nous devons discerner les éléments actifs qui constituent l’attente et que nous devons saisir celle-ci, non comme passivité, mais comme attente active. Cette attitude relève en cela de l’espérance. A l’inverse la vie comprise comme système réel de réponse à des stimuli environnementaux est plate et passive. On l’appelle avec justesse la sur-vie, car c’est seulement à partir d’une élévation considérable au dessus des conditions de vie qu’on peut s’aveugler au point de comprendre l’existence en la vidant de tout ce qu’« exister » implique.

La survie et son extension dans toute entreprise rationnelle est le fond qui se détraque par l’arrivée annoncée et toujours en attente du coeur-à-venir. C’est ce rythme qui constitue la vie, reflux/flux, passivité/attente. La survie ressemble à une surface d’enregistrement. Calme plat et puis tout à coup ça craque d’on ne sait où (de l’avenir et de l’invisible). Le monde sort de ses gonds et l’écoeuré trébuche mais il apprend aussi à épurer son existence de tous les faits faussement positifs. Il réalise que seul l’avenir pourra l’emplir.

L’écoeuré découvre alors l’écart entre la vraie vie qu’on lui arrache et la vie surgelée qu’on lui vend en échange. Le vrai vivre se produit seulement dans l’interstice entre le vide ou les interdits dont nous héritons et le plein ou les possibles que nous espérons. Le vrai vivre, nous disons donc, est l’ébrèchement du fond historique qui nous englue, par la puissance corrosive et créatrice du coeur-à-venir.

Voilà pourquoi l’espérance d’un coeur est notre unique propriété (ce qui peut nous rendre propre à nous-même en nous emplissant et en nous irriguant). Seule aussi susceptible de soutenir un véritable nous, une véritable communauté. L’écoeuré lance un appel. Il ne parle pas en son nom mais du coeur-à-venir pour le coeur-à-venir. Il ne s’agit pas de se convaincre mais de vibrer avec lui. Voilà ce qu’il crie.

Coda : le bruit de l’écoeuré

« Vous nous demanderez des preuves, nous vous montrerons des signes. Vous ratiocinerez encore sans vous rendre compte de la violence de votre logique. Vous voudrez encore discuter et débattre, vous voudrez compter et choisir ce qui est préférable. Vous invoquerez le plus grand bonheur du plus grand nombre et la mort de nos ancêtres. Nous aurons pitié de vous qui n’avez pas d’avenir. Nous vous montrerons l’écoeuré que vous ne voyez pas, nous vous montrerons les larmes sur les visages des hommes seuls, nous vous montrerons des fêtes et des enterrements, nous vous montrerons des coeurs enragés. Nous vous montrerons que nous pouvons encore nous battre puisque le coeur est toujours à venir. Nous vous montrerons que la poésie existe. »

Elle est retrouvée.
Quoi ? — L’éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.
Rimbaud, « L’éternité », Poésies.

[1Mais qu’est-ce que nous ? c’est bien là la question, peut-être la même question puisqu’il s’agit de se demander comment une communauté est possible. C’est-à-dire : qu’est-ce qui peut-être mis en commun pour former un nous ?

[2Le développement durable espère justement une époque assez solide pour pouvoir durer tout en constatant que la nôtre vacille au bord du précipice. C’est en quelque sorte une version profane du mythe de la vie éternelle. Le développement durable entretient l’espoir imaginaire que l’immortalité est atteignable au prix d’une purge radicale de nos péchés (= de notre humanité honnie). Le problème est qu’il suit ainsi la même logique que le capitalisme, rêvant tous deux d’une gestion optimale des stocks terrestres, seule la nature de l’optimum diverge. De nombreux exemples montrent que le capitalisme n’a d’ailleurs aucun mal à se peindre en vert écolo. Une écologie conséquente ne devrait-elle pas reconnaître à l’inverse la valeur intrinsèque de l’environnement plutôt que ramener la question écologique a une gestion de stocks disponibles et exploitables pour l’homme ?

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