#NosChantiersNosFacs - Sur la proposition de bâtir une autre université

Notes du Construction Sociale Club.

paru dans lundimatin#150, le 18 juin 2018

Le Construction sociale Club regroupe des travailleurs du bâtiment qui tentent de s’organiser.

Suite à la publication de lundimatin, nous avons découvert l’initiative #NosFacsNosChantiers lancée par plusieurs universitaires afin de bâtir une autre université. Étant donné que l’appel concernait également charpentiers et maçons, nous en profitons, en tant que travailleurs du bâtiment, pour partager ce qu’évoque pour nous cette initiative.

Le 12 avril, nous avons décidé de participer au gala inter-luttes et intergalactique de la fac de droit et de science po de Montpellier, organisé à l’Université Paul Valéry [1]. Nous avons alors pu faire le tour de la fac, admirer et commenter les barricades de chaises, avant de nous exprimer en public dans l’amphithéâtre A, non sans une certaine pression.

Voici le communiqué que nous avions écrit pour l’occasion, afin d’expliquer ce que des travailleurs du bâtiment pouvaient bien foutre là, à l’Université :
https://constructionsocialeclub.noblogs.org/post/category/le-csc-communiques/

Nous ne sommes pas des habitués du milieu étudiant, à l’exception de l’un d’entre nous qui fait une thèse sur l’histoire des marchés publics dans le secteur du bâtiment, mais nous avons été ravis de la manière dont nous avons été accueillis à l’Université de lettres et de sciences humaines de Montpellier. C’était une folle soirée : la bolognaise de sanglier était très bonne, le balèti très sympa et les feux d’artifices réussis.

Pourtant, on ne va pas se mentir : ce n’était pas gagné d’avance. Dans le milieu du bâtiment, il y a quelques a priori sur le milieu étudiant, et universitaire en général. Sur les chantiers, il y a cette moquerie, un peu mesquine c’est vrai, sur ces intellectuels qui se croient « au-dessus » : ceux qui pensent être les êtres sociaux les plus autonomes mais qui ne savent pas tenir un marteau-piqueur ou réparer une toiture.

Nous n’avons aucunement l’intention de pointer du doigt les travailleurs d’un secteur « public » pour les opposer aux travailleurs du secteur « privé », ni même de retourner à notre profit, par une fierté mal placée, la domination du travail dit intellectuel sur le travail dit manuel. Un maçon du Construction Sociale Club, véritable Rafael Nadal de l’enduis mais qui n’a jamais mis les pieds dans un séminaire d’anthropologie, nous fait d’ailleurs remarquer qu’il s’agit de concepts relationnels, au sens de Howard S. Becker. Nous refusons donc de jouer de ces dualismes qui se jouent de nous, tout comme nous n’acceptons pas les diverses expressions des fameux partenariats « public » / « privé » qui ont accompagné la construction de l’État dit « moderne », l’expansion des grands groupes capitalistes, notamment dans le bâtiment, et la société industrielle.

Nous constatons cependant, sans spécialement la fustiger, la dépendance du chercheur universitaire à l’État, au niveau du fric, du statut, du prestige, de la manière de formuler son travail, de percevoir le monde, jusqu’au choix de ses fréquentations. Une structure de rencontres est donnée, une manière de parler, de communiquer comme on dit souvent aujourd’hui, les colloques sont des speed dating beaucoup trop longs, les universitaires épousent souvent des universitaires, il y a de l’entre-soi et le sentiment d’appartenir ensemble à une certaine élite culturelle, curieuse, malicieuse, fine, distanciée et de bon goût, preuve en est ce bon petit plat servi dans le restaurant où l’on va dîner ensemble après le colloque, le tout payé grâce au financement alloué à un projet via l’Agence nationale de la recherche, ou une autre structure du type.

Pour les professeurs les mieux lotis, la situation d’universitaire est assez confortable. Et tant mieux pour eux, et pour nous d’ailleurs ! Ce sont parfois nos clients. Cela ne nous empêche pas de noter que ce qui, de loin, nous intrigue, c’est que cette dépendance de l’universitaire à l’État soit étrangement mêlée à la revendication d’une indépendance, d’une « autonomie » : ambiguë contradiction qu’on retrouvait déjà dans l’Occident latin, quand les universités dépendaient de l’Église.

Si nous nous permettons de noter tout cela, c’est que nous aussi, dans le milieu du bâtiment, nous avons nos contradictions. Dans notre club, nous en discutons d’ailleurs souvent. Nous tentons de critiquer l’esprit corporatiste et nos postures par exemple : nous avons conscience que si nous sommes sans doute moins proches des expressions de la société de cour en vogue dans le monde universitaire, nous avons nous-mêmes parfois nos propres poses. On roule des mécaniques, comme on dit. Il y a le virilisme, l’idéologie du gaillard – celle-ci même qui nous met d’ailleurs souvent en danger dans l’exercice de notre travail, quand ce n’est pas un patron qui nous presse. Certains accidents y sont bien liés, certaines morts – et il y en a dans le bâtiment !

« Se lever pour 1200 c’est insultant », était-il écrit sur une banderole en 2016. Tomber d’un échafaudage et crever pour la même somme, c’est tout simplement glauque.

Vos facs, vos chantiers. Nos chantiers, nos facs.

Nous ne sommes vraiment pas contre le projet d’une autre université, d’autant que nous sommes nous-mêmes partisans d’une autre organisation du travail sur nos chantiers, et d’une autre approche de nos métiers dits manuels. Nous avons lu l’appel « La première pierre d’une autre université : penser, refonder, bâtir », et nous le comprenons. Nous tentons d’ailleurs de commencer par ces réflexions à apporter nous aussi notre petite pierre à l’édifice.

Seulement, nous nous demandons : une autre université est-elle possible ? Vincennes a-t-elle, dans le passé, véritablement permis l’émancipation intellectuelle ? Nous posons la question. Nous n’y avons pas, nous, la réponse. On se demande seulement : y a-t-on appris à se servir d’une truelle, d’une disqueuse ? Y a-t-on appris à poser un carrelage ? À s’occuper d’un jardin ? À réparer un vélo, une moto ? Est-ce envisagé pour l’ « Université en refondation » ? On sait que des professeurs critiquaient dans les amphis de Vincennes la division du travail : mais sans pratique, les discours restent des discours.

Ce n’est pas parce qu’on est travailleur du bâtiment qu’on ne peut pas être passionné d’histoire, de chimie ou de cinéma. Et ce n’est parce qu’on est universitaire qu’on ne peut pas être fier du bas de versant qu’on vient de réussir. Et si, à l’heure où la sélection à l’université aide à la discrimination des lycéens sortis de bac pro, à l’heure de la confusion entre « accès au savoir » et « professionnalisation », de la prédominance des impératifs de l’économie sur la pensée critique, il n’était pas temps de critiquer effectivement la division entre travail dit intellectuel et travail dit manuel ? Une autre fin de l’université est-elle possible, pourrait-on dire pour s’amuser ?

La majeure partie d’entre nous sont de ceux qui n’auraient sans doute pas été sélectionnés dans la nouvelle et déjà si vieille université. Pourtant nous aussi, nous avons des savoirs à transmettre et nous sommes friands d’en acquérir de nouveaux.

Cependant, nous n’habitons pas en région parisienne et nous n’y avons pas de branche du Construction Sociale Club (s’il y a des travailleurs du bâtiment intéressés là et ailleurs, qu’ils nous écrivent). Nous, nous sommes dans le Languedoc. Mais selon l’avancée du projet, et si les conditions nous le permettent, nous sommes prêts à aider - vu que nous avons cru comprendre qu’il n’est pas prévu que Bouygues puisse répondre à l’appel d’offre de la réalisation des travaux.

D’ailleurs, pour des raisons éthiques, des restaurations de bâtiments seraient préférables, bien que plus complexes, à la construction de nouveaux locaux pour ces universités. Ça fait couler moins de béton. Mais passons, cela dépend des possibilités.

En tout cas, il faut selon nous que ces chantiers fassent partie en eux-mêmes de la formation pédagogique. Que la formation pédagogique commence avec les chantiers, et non après. C’est physique, certes. Ça pose aussi des problèmes pratiques d’organisation, d’ententes, de répartition des tâches : il y a de la philosophie pratique à s’engueuler autour d’une brouette !

Nous voulions, modestement, faire part de ce que nous a évoqué cette proposition en tant que charpentiers, maçons, menuisiers, électriciens, plombiers, tailleurs de pierre.

Et, pour les bétonnières, nous sommes prêts, quand ils passeront aux enduis, à relayer Eric Fassin et Frédéric Lordon !

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