Normal

« On va rester encore ici, et quand on sera prêts, on sortira. »

paru dans lundimatin#9, le 2 février 2015

Le 14 janvier dernier, une discussion autour du livre A nos amis du Comité Invisible, était annoncée à l’Ecole normale supérieure, rue d’Ulm. Quelques centaines de personnes s’y retrouvaient. Dans l’enthousiasme et l’énervement général, il est alors décidé d’occuper les lieux afin de prolonger la discussion aussi longtemps que nécessaire. Après plus de deux semaines de « discussion permanente » et de nombreux graffitis sur les murs, nous leur avons envoyé quelques questions.

1) Qui ? Pourquoi ?


Nous sommes une bande d’étudiants, qui pour la plupart ne se connaissaient pas il y a encore un mois - même si certains d’entre nous sont amis depuis des années. Pas mal de gens parmi nous ont été dans le « mouvement » en réaction à l’assassinat de Rémi Fraisse, et assez dégoutés de comment ça s’est passé. On a aussi lu A nos amis, ça nous a touché. On s’est en fait rencontrés par là ; en décembre il y a eu une réunion informelle sur le bouquin a l’ENS, on était 40, c’était un peu la première fois qu’on se voyait, on a discuté assez longtemps dans ce qui était en fait la fameuse salle Aron, la salle dans laquelle on est maintenant. Bref, au cours de cette discussion, et dans les jours qui ont suivi, l’idée a émergé selon laquelle il fallait vraiment prendre le temps de parler, de se rencontrer, pas se limiter à une réunion publique de deux heures, mais essayer de faire coïncider rencontre, vie quotidienne et discussions. C’était ça l’idée toute simple : le livre nous semblait amener à la nécessité de se rencontrer vraiment, de faire des choses ensemble, et la base minimale d’organisation pour quelque chose comme ça, c’était un lieu commun, où se tramait une espèce de discussion perpétuelle. Très vite on a arrêté de parler du bouquin d’ailleurs, on parlait de plein de choses différentes, et surtout de ce qu’on voulait faire ensemble.



2) Où, quand, comment ?


Tout ça se passe a l’ENS, même si on est pas tous élèves la bas. C’est joli, il y a pas mal de passage vu que c’est une école ouverte, et on a la salle Aron, qui avait été conquise par les syndicats pendant le mouvement de 2010 pour être une salle libre d’usage. On n’est donc pas vraiment en occupation, vu que la salle était déja ouverte, même si l’administration essaie en ce moment d’en reprendre le controle en prétextant ... que nous l’occupons. Mais bref, après les vacances de Noël on s’est retrouvé à quelques uns, on a organisé une grande discussion publique sur A nos amis dans une autre salle a l’ENS. C’était le 14 janvier ça. L’idée c’était de prolonger cette discussion en salle Aron, comme ça on commençait fort, avec plein de gens. Et l’invitation a bien marché, y a bien 200 personnes qui sont venues. Mais bon, comme on pouvait s’y attendre, la discussion publique était pas terrible, on avait pas vraiment fixé de ligne claire donc ça partait dans tous les sens, les chiens de garde de l’identité radicale parisienne sont venus faire leur couplet sur l’ENS-repaire-de-petit-bourgeois et sur le-comité-invisible-qui-oublie-la-lutte-des-classes, ça volait pas très haut, on tombait dans tous les pièges rhétoriques les uns après les autres. C’était un peu tendu, personne semblait trop se connaître ni trop se faire confiance. Ça a quand même duré longtemps, mais c’était plus un rassemblement pour capter des gens qu’une discussion sensée. Évidemment les gens de bon sens commencent à se barrer, du coup on dit à tout le monde que ça se poursuivra dans une ambiance moins « AG » en salle Aron, que ça va durer, jour et nuit, etc, et le premier soir, une fois que la grosse discussion se disperse, on est un bon nombre, peut-être 60 ou 70 à zoner dans la salle Aron et autour, ça discute en petits groupes dans tous les sens jusque tard dans la nuit. Y a des marqueurs qui apparaissent, et ça commence à écrire sur les murs, la salle est rebaptisée Lieu Commun, et puis des gens ramènent des matelas et on est plus d’une dizaine à rester dormir sur place. Et voilà c’était parti. On est restés.

3) Une journée c’est déjà long, alors deux semaines... Comment se passent vos journées ?
Généralement on a une discussion qui a été annoncée dans le programme, un diner qu’on organise, et une projection ensuite. Donc on passe une partie de notre temps à préparer ce qui a été annoncé, il y a des courses à faire, des problèmes à régler, c’est la partie organisation qui n’est pas forcément très stimulante, hormis les textes à préparer. Par contre on a souvent des arrivées à l’improviste le soir, d’un coup trente personnes qui arrivent ce qui change complètement l’ambiance, on part sur autre chose. Finalement les journées ne paraissent pas longues - peut-être les nuits entre 5h et 8h quand tu retrouves seul à attendre la relève du matin -, elles sont surtout très différentes les unes des autres, et pour une part surprenantes, c’est plutôt cool, la fatigue seulement nous rappelle parfois le temps qui passe. Avec le début et la mise en place d’un rythme, c’était assez difficile d’être aussi à l’extérieur de la salle Aron mais maintenant on est mieux organisé entre nous. Deux semaines c’est assez peu surtout. Mais essentiellement, on est ensemble, on se parle, on avance.

4) Vous feriez quoi si vous étiez 200 au lieu de 20 ? C’est quoi la prochaine étape ?
Ca pourrait donner des choses très différentes suivant les idées de chacun, mais dans tous les cas ça donne envie de continuer à se lier et d’être plus nombreux. Si on songe à ce qu’on pourrait faire ici, à 200 on utiliserait toutes les infrastructures de l’ENS, il y a la cantine, le théâtre, le hacklab, la salle de répet’, de danse, de sport, et surtout les labos de sciences. On a entendu aux AG de fac de cet automne des revendications pour l’institution d’une université populaire. Ca pourrait être quelque chose comme ça : une discussion perpétuelle étendue à l’échelle de plusieurs écoles. Mille discussions, projets, moments sur lesquels se retrouver et se rencontrer, des perspectives oubliées ou inattendues qui naissent d’une dernière remarque, au moment où la fatigue semble gagner après une nuit très longue.

C’était fou de sentir chez beaucoup la disponibilité et l’attente pour ce dont nous-mêmes nous ressentions le besoin. Et de tout ce passage peuvent jaillir des étincelles étranges : un graffeur qui rencontre un chimiste pour que les tags soient plus résistants aux opérations de nettoyage menées par la ville, un atelier d’électronique et un labo de physique jumelés pour reproduire toutes sortes de cartes magnétiques. Après clairement, au vu de ces deux premières semaines, l’idée c’est vraiment pas de rester ici, il s’est juste trouvé que l’ENS c’est le lieu où quelque chose a commencé entre nous, mais tout le monde est d’accord pour en sortir, tenter des trucs ailleurs. Une première perspective c’est la prolifération de ce genre de lieux dans différentes institutions à Paris, des rencontres entre plusieurs groupes nous donnent cet espoir là, que le Lieu Commun circule, se divise, rassemble dans différents endroits et milieux. Mais la suite va se jouer par rapport à Paris, pas par rapport aux institutions. La difficulté qui nous réunit, et à laquelle on va donner une réponse ensemble, c’est comment habiter Paris quand on veut faire la révolution ? Dans la ville on a vu un tag marrant l’autre jour, « laisse béton, part à la campagne »... C’est ce genre de truc qu’on aimerait faire mentir. Le lieu commun c’est la solution qu’on avait sous la main pour s’emparer d’un endroit qu’on puisse employer pour répondre aux désirs qui naîtraient de nos rencontres.

Maintenant on envisage autre chose, qui soit plus ouvert que ce qui se fait ici, même si on a vraiment pas mal de passage. A deux cents, on pourrait s’installer dans un quartier, des petits groupes prendraient des apparts ou des squats, avec quelques gros endroits où on aurait les moyens de faire des évènements, réunions, fêtes, repas qui puissent accueillir plusieurs centaines de personnes. 200 ce serait déjà une autre partie à jouer à Paris, et on commence seulement à en découvrir les règles. D’autant qu’il y a déjà plein de gens qui font plein de trucs chouettes en ville, et se lier avec eux, trouver la bonne distance, c’est un bon point de départ. On va rester encore ici, parce qu’on a pas encore fait le quart des trucs qu’on veut faire ici, on se donne le temps de voir, et quand on sera prêts, on sortira.

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