Nom d’un chien !

Notes autour de Laïka

paru dans lundimatin#164, le 8 novembre 2018

Bonjour,
je ne sais pas si vous êtes des adeptes du Théâtre du Rond Point, sans doute que lundimatin n’a pas vocation a se faire agenda culturel…

Cependant, j’y ai vu dimanche dernier une pièce qui m’a beaucoup plu et dont un texte est sorti que vous trouverez ci-joint.

Bien à vous,

Elias Preszow

Il y a un monsieur qui est allongé par terre là-bas, pourquoi ?

Parole d’enfant, sur la Ligne 9

Entendez-vous, Renaud-Barrault ?
Aujourd’hui, le courage de la vérité vient de Liège et secoue les Champs-Élysées !
Un petit homme entre sur scène dans un grand manteau noir.
Un casier de bière au centre du plateau, dans le fond, un rideau rouge.
Le petit homme raconte un parking, un entrepôt, un clochard, une vieille dame, une prostituée, une personne à la tête embrouillée...
Il parle à un invisible monsieur du bar : de Dieu pour commencer ; puis de Stephen Hawking.
Il évoque la religion et la science ; ce qu’il y avait au début, ce qui vient à la fin.
Il décrit le travail d’un manutentionnaire déplaçant des caisses dans un immense entrepôt.
Il entoure de ses mots la pensée de cet ouvrier nègre qui n’a qu’une seule idée en tête : ma pause va finir ! Ma pause va finir, ma pause finira.
Le petit homme au grand manteau, seul au milieu de la scène, entre dans le mouvement du manutentionnaire noir portant sur sa nuque, ses jambes et son cou des cartons pour un invisible patron qui ne l’appellera qu’une fois l’an, histoire de lui annoncer son licenciement pour cause de faillite d’entreprise... et lui proposer aussitôt de l’embaucher au même poste, au même salaire de misère, pour une autre entreprise au patron aussi fantomatique.
Le petit homme parle de la voûte céleste qui s’affaisse malgré le manque de littérature scientifique à ce sujet et d’un piquet de grève en cours sur le parking, quoi que Dieu en dise.

Grandiose simplicité de ce langage-là !
Il témoigne pour le clochard couché dehors, devant le bar, pendant que derrière le rideau maintenant tiré, Pierre, un accordéoniste aveugle, l’accompagne de ses notes.
Parfois, Pierre fait des gestes, et c’est une voix de femme qui parle, celle de Yolande Moreau.
Parfois, le petit homme aux cheveux longs, à la barbe fournie, vient s’asseoir à côté de l’accordéoniste et l’écoute jouer de son instrument.
Ensuite, il se lève et revient à son monologue à hauteur d’astres.
Voilà qu’il reprend Dieu à partie, demandant le pourquoi des miracles, le comment de leurs législations, s’il faut que les saints soient morts ou vifs pour être d’appellation contrôlée, essayant de déchiffrer les règles du social, confrontant la domestication de nos habitudes pour que la machine, surtout, n’implose pas.
Nous sommes entraînés dans une ronde où des figures apparaissent tour à tour, les images du parking, de l’entrepôt, de l’immeuble voisin surgissent devant nous sans autre artifice qu’une parole débridée dont les rythmes et les accents frappent l’oreille, suscitent les émotions, remettent tout en question.

Mais de quoi parle Laïka ?
D’une chienne des rues envoyée dans l’espace par les Soviétiques.
En 1957, c’était la Guerre froide et un animal faisait le tour de la création comme un symbole d’une course sans limite à la puissance technique et militaire...
Aujourd’hui que le Mur de Berlin est tombé, et que tant d’autres s’érigent aux quatre coins du globe, la chienne n’est toujours pas revenue. Les nouveaux maîtres du monde semblent n’avoir plus ni visage ni main, le chacun pour soi écrasant dans la glace de l’indifférence tout projet commun, empêchant toute occasion d’agir ensemble
On dirait que les choses s’aggravent dans cette fuite en avant qu’on nomme développement, mais qui n’est autre que la marchandisation généralisée de l’être, avec l’impasse au bout.
Le théâtre, alors, se fait ici minuscule, réduit au nécessaire, riposte : corps et langage.
Texte et comédien se rencontrent dans une écriture où l’espace intérieur s’ouvre sur le dehors.
Comme une protestation, une lutte contre les évidences, un accueil de ce qui résiste encore d’humanité : ce qu’on voit, ce qui reste dans l’ombre, hier, demain.
Au théâtre du Rond-Point, un froid dimanche après-midi d’octobre, non loin de l’arrêt de métro Franklin Roosevelt, sur la ligne 9, le comédien David Murgia déroulait de mémoire, pour la cent et unième fois, une chronique du présent : exploitation sauvage, injustice aveugle, soumission à l’ordre des choses...
Mais tout cela dit d’un voix si entière, porté par un regard si chaud, si doux que les êtres et les choses dont il témoigne renaissent à la lumière.
Le petit homme porte un pull rouge sous son manteau et se retrousse les manches pour rappeler que cela, ce dehors dont il parle, c’est bien la vie.
Et qu’il ne s’agit de rien d’autre.

Le texte d’Ascano Celestini, magistralement traduit par Patrick Bebi, roule d’écho en écho, embrasse toute la complexité qu’on trouve sur la terre, sous les cieux.
Un homme relaye, récite et chante, murmure et crie, avec un sens renouvelé de la prophétie.
On oublie tout ce qu’on a cru voir jusqu’ici, bouleversé par ce qui peut se donner avec telle franchise.
Cette écriture montre les acteurs infimes du quotidien et nous souffle sans complaisance que cela est terriblement proche.
Nous entrouvrons les yeux sur la prostituée, la vieille dame, la personne à la tête embrouillée ; nous voyons enfin le bar, le parking, l’entrepôt, et nous ne savions pas que nous cherchions les mots pour le dire, pour l’affronter, pour regarder tout cela en face, les yeux dans les yeux.
Avec ce petit homme, ce grand acteur dans son manteau de nuit, la pensée s’éveille à ce qu’il y a de plus intuitif et de plus urgent : une parole debout.
Lorsque le rideau rouge se referme à moitié sur Maurice Blanchy, l’accordéoniste aveugle, quelque chose s’est passé, et les jambes tremblent encore.
Nous planons entre idéal et réalité : Grande !

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