Noailles vs Notre-Dame

humains versus bâtiments

paru dans lundimatin#188, le 23 avril 2019

Hier soir, le président de la république annulait son discours télévisuel post grand débat de trois mois, né de la crise des gilets jaunes qui, elle, dure depuis 5 mois maintenant (et s’inscrit dans un plus long cycle de crises sociales en France). Allocution prévue pour annoncer un « projet collectif » et lancer un « acte 2 » de son quinquennat (avec toutes les réserves qui vont de soi). Il a préféré aller au chevet de Notre-Dame, et y annoncer « Nous la rebâtirons tous ensemble », « Notre-Dame c’est l’épicentre de notre vie. […] Cette histoire est la nôtre et elle brûle ce soir ». Fin du monde, fin du mois, patientez, le temps est à l’émotion face à un monument hors du commun qui part en fumée.

Un monument si vieux et si extraordinaire architecturalement qu’on devrait se féliciter d’en être contemporain tellement sa préservation au long des siècles tient en partie de la chance, face aux guerres, aux catastrophes plus ou moins naturelles (sa charpente étant surnommée « la forêt », la catastrophe devait arriver tôt ou tard), etc.

Attention, je regrette cet incendie et le patrimoine qui disparaît suite à cela (ceux qui me connaissent savent mon intérêt pour l’histoire, le patrimoine, l’ingénierie, l’architecture, etc.), mais je me désole de la vague d’émotion énorme, et à mon avis disproportionnée, qu’elle suscite comparativement à d’autres catastrophes qui nous entourent et touchent le vivant (humain, animal ou végétal). Et depuis quelques jours, c’est sur une série de photos toute particulière pour moi sur laquelle j’avais commencé à travailler. Série que je pensais prendre plus de temps à finir, car encore très douloureuse, et puis finalement cette nuit et ce matin je m’y suis attelé, écœuré par la promptitude du président à se rendre à Notre-Dame, et les promesses de dons ahurissantes déjà faites et largement médiatisées.

Rue d’Aubagne, le 5 novembre 2018

Il y a maintenant plusieurs mois, en novembre, s’effondrait, rue d’Aubagne, à Marseille, un bâtiment, en entraînant un autre dans sa chute et fragilisant très fortement un troisième, qui sera vite détruit menaçant de s’effondrer sur les secouristes, puis au moins un autre sera encore détruit durant les fouilles par précaution. Dans ce drame, huit personnes trouvèrent la mort, et de nombreuses autres furent évacuées en urgence, c’est-à-dire quelques minutes pour faire un ou deux sacs avant que l’immeuble soit détruit. Quelques minutes donc pour choisir quelques effets personnels qui t’accompagnerons dans ta vie, le reste disparaît. Très vite dans ce quartier, Noailles, comme dans le reste de la ville, d’autres immeubles jugés dangereux seront aussi évacués, avec la même précipitation. Plusieurs dizaines d’immeubles au total (depuis certains ont été déconstruit préventivement), des centaines de personnes relogés dans l’urgence, à l’hôtel notamment.

Rue de l’Arc, réunion de quartier, 7 novembre 2018

La solidarité s’est vite organisée dans ce quartier, et dans la ville, sans que Manu ne vienne à son chevet. La colère, la peur et la tristesse se sont vite exprimées aussi, face caméra ou dans les discussions plus ou moins informelles entre habitants. La peur de devoir fermer son commerce, de devoir fuir son logement, voire de subir le même sort que les disparus du 5 novembre 2018. La colère, elle, vient du fait que le problème était connu de tous, dont les pouvoirs publics, depuis de nombreuses années, et que rien n’a été fait dans ce quartier très populaire, à la densité la plus élevée de France (deux semaines plus tôt, suite à une énième alerte, après quelques heures d’évacuation, les habitants étaient autorisés à retourner chez eux). Pire, depuis quelques années des projets de rénovation dispendieux et discutables voient le jour à Marseille (comme celui de La Plaine), mais rien de public à Noailles, à l’exception de la rénovation des stores de la place du marché des Capucins. En revanche, un important projet privé de rénovation de l’îlot Feuillants pour en faire en hôtel de luxe, lui, a débuté il y a plusieurs mois. Un quartier sans crèche et sans école publique, mais bientôt avec un hôtel de luxe. Tout va bien.

Alors ce matin, quand on lit que suite à l’incendie de Notre-Dame de Paris, qui n’a tué ni délogé personne, nos milliardaires made in France, « optimiseurs fiscaux » invétérés, tel Arnault, Pinault et consorts, annoncent en moins de 24h qu’ils vont faire des dons privés à hauteur de 700 millions d’euros pour la rénovation du monument, que ces dons seront défiscalisés à 60% (et peut-être même 90%), c’est-à-dire que sur les 700 millions ils n’en donneront au final que 280 (voir 70), le reste sera donc de l’argent public, y’a de quoi être encore en colère. Car, pour l’habitat à Marseille, il aura fallu des morts, des vies brisées et trois mois pour débloquer 240 millions d’argent public (celui-là même qui est récupéré par l’impôt, quand il n’est pas évité), et trois de plus pour en débloquer 117 autres, là aussi public, tout ça pour des logements privés, que certains propriétaires rechignent à rénover alors qu’ils en ont les moyens.

Il se trouve que je suis arrivé à Noailles la veille du drame, en visite personnelle. C’est un quartier que je connaissais déjà et dont j’étais tombé amoureux. Pour moi le plus beau de France. Voici donc, sur mon site, la série de photos de ce magnifique quartier endeuillé, en colère, plein d’odeurs, de bruits, de couleurs, de goûts, de gens, bref, plein de vie ; des photos prises en novembre dernier, ou avant.

Noailles versus Notre-Dame, humains versus bâtiments.

Suvann.

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