Nantes, 27 août : Rentrée des casses

« La reprise en main, cet été, de l’espace public par les politiques après quatre mois où il leur avait échappé du fait de ce qui se passait dans la rue nous rappelle combien il serait irresponsable de le leur laisser dans l’année qui vient. »

paru dans lundimatin#70, le 29 août 2016

De notre envoyé spécial à Nantes.

Il y a un seul début fertile dans la vie : l’expérience « hooliganique ». Ne rien respecter, ne croire qu’en soi, en sa jeunesse, en sa physiologie, si tu veux... Celui qui ne débute pas ainsi, envers lui-même et envers le monde, il ne créera rien. Pouvoir oublier les vérités, avoir assez de vie en soi pour ne se laisser ni influencer ni intimider, voilà la vocation du hooligan ! (…) Diviser le monde en vivants et en morts ou en bons et en méchants – comme ça, simplement en émettant un jugement de valeur ou en brisant une vitrine -, est-ce que tu réalises toute la violence d’un tel geste d’affirmation vitale ? Mircea Eliade, Les Hooligans

Convenons qu’au bout de quatre mois de manifestations contre la loi Travaille !, la litanie des tags inspirés et des vitrines de commerce étoilées avait fini par avoir quelque chose de lassant ou du moins de répétitif. On ne s’émerveillait plus du merveilleux. À Nantes même, le fait que tous les distributeurs de billets du centre-ville soient durablement fracassés et que les employés de banque ne puissent plus travailler que protégés, côté rue, par des panneaux de bois, s’était imposé comme une nouvelle routine, un nouvel aspect de la vie contemporaine, dont on ne s’étonnait plus. Et puis, l’organisation de la défaite par les centrales syndicales offrait un spectacle si crasseux que le cortège de tête était bien fondé à la détourner – la tête – vers Bures ou ailleurs. Les vacances, on le sait, sont une invention contre-révolutionnaire. C’est, depuis quatre-vingt ans, de ce couperet-là que l’on décapite les plus belles montées insurrectionnelles. Tout ce qui est insignifiant n’est pas inoffensif, bien au contraire. Mais enfin, il arrive que le besoin de repos se fasse sentir, pour aborder la nouvelle année frais et dispos. Le repos n’est pas la vacance, l’endurance du vide.

Capture d’écran du site de nos confrères de France Bleu Loire Océan

Seulement voilà, il a suffi que nous détournions la tête pour que le débat public décolle à la verticale dans le délire. Il a suffi que la situation se referme, à mesure que le mouvement était progressivement mis en nasse, pour que les schizos commencent à se sentir étouffer, et que certains d’entre eux se mettent en tête de dézinguer leurs semblables et de partir avec eux. La reprise en main, cet été, de l’espace public par les politiques après quatre mois où il leur avait échappé du fait de ce qui se passait dans la rue nous rappelle combien il serait irresponsable de le leur laisser dans l’année qui vient. Il n’a pas fallu dix jours de paix sociale, en juillet, pour que l’air devienne soudain irrespirable dans ce pays. Et il le serait de toute façon devenu – attentats ou pas attentats. Nous savons donc ce qu’il nous reste à faire. Et ce ne sera évidemment pas simple. Dans un premier temps, nous serons confrontés à l’usuelle conspiration du silence public. La décision de ce que l’on tait et de ce dont on parle est, parmi les prérogatives spectaculaires, l’équivalent social de la peine de mort. Cet été, les festivaliers d’Aurillac, confrontés au nouveau rituel des fouilles, des check-points et autres nassages quotidiens, ont préféré se cagouler, s’affronter trois heures durant à la police pour finalement laisser le dispositif policier de contrôle en lambeaux et l’entrée enfin libre. Le fait que cela ait été tu, qu’il n’y ait pas eu un journaliste sérieux pour traiter le sujet, ni même un quelconque Laurent Wauquiez pour s’en scandaliser, en dit long sur ce qui nous attend. On ne parlera nationalement de la « reprise des hostilités » que lorsque l’on n’en aura plus le choix.

L’ennemi, sachant bien tout cela, nous a dérobé nos retrouvailles. Nous tous qui nous étions trouvés le 14 juin dernier à Paris – les syndicalistes sans respect pour leur direction, les jeunes sans illusion sur leur avenir, les retraités politiquement déchaînés, les désaffiliés de toute espèce, les déserteurs de toutes les classes, bref : tous ceux qui ne croient plus en cette société — allaient évidemment faire le voyage à Nantes, pour dire tout le bien qu’ils pensent du Parti Socialiste et de son université d’été. Il était donc urgent, et opportun, de l’annuler. Malgré tout, l’assemblée « À l’abordage » a continué de se réunir en juillet et en août et a maintenu pour les 27 et 28 août un week-end de discussions en forme de bilan de l’année écoulée et d’anticipation de celle qui vient. Il était aussi question de « comment vivre sans gouvernement ». Le samedi soir, il était prévu d’enterrer la politique classique et le Parti Socialiste et, après une oraison funèbre, d’en accompagner le cercueil à travers le centre-ville jusqu’au siège local du PS. L’intervention un peu précoce des forces de l’ordre interdit à l’incinération de la dépouille d’avoir lieu exactement devant le siège en question. Mais enfin le cortège funèbre eut bien lieu, et malgré la casse logique des Galeries Lafayette et autres banques, les badauds couvrirent ce grinçant défilé de regards complices. Pour les vivants, la mort de la gauche est une évidence que nul ne songe plus à pleurer.

Alors que les directions syndicales voudraient faire traîner la défaite éternellement en persistant à manifester, le 15 septembre, contre la seule loi Travaille !, il se pourrait bien que le déplacement fait à Nantes ce week-end nous indique la voie à suivre — le geste vital. Assumer qu’au fond notre opposition à la loi Travaille ! était d’abord refus de se laisser gouverner ainsi, et puisque dans l’année qui vient, c’est à coups de campagne puis d’élection présidentielles, de politique classique, d’ambitions personnelles et autre divertissements obscènes que l’on compte nous gouverner, passer du « mouvement » contre la loi Travaille ! au sabotage en règle de tout le cirque électoral et gouvernemental. La portée d’un sabotage, on le sait, tient d’abord à la charge de positivité qu’il enveloppe. Il n’est donc pas difficile de voir combien, dans l’année qui vient, et depuis là où nous sommes, nous reviendra en partage la question posée ce week-end « comment vivre sans gouvernement ? ». C’est pour nous d’autant plus une question de vie ou de mort, qu’il n’est pas sûr que, si le prochain gouvernement devait disposer de la moindre légitimité après son élection, il nous laisse vivre un mois tranquillement – au vu de l’arsenal juridique et policier dont il s’est doté, ces derniers temps, contre nous.

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