Misopédia - À propos d’une forme de vie ralentie

Par Ivan Segré

Ivan Segré - paru dans lundimatin#111, le 17 juillet 2017

« Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant. »
Arthur Rimbaud

La « misogynie » désigne une sorte de haine, de ressentiment ou de jugement dépréciatif à l’égard des femmes ; par « misopédia », j’entends désigner un trait de caractère équivalent mais cette fois relatif aux enfants, aussi insupportables au « misopède » que les femmes sont insupportables au « misogyne ».

Dans les sociétés humaines, il est mille manières avérées de se comporter à l’égard des enfants. Les ethnologues l’ont abondamment observé : dans certaines sociétés, l’adulte est entièrement soumis aux caprices de l’enfant ; dans d’autres, l’enfant est considéré comme un moindre être auquel on ne prête qu’une attention minimale, strictement nécessaire à sa survie ; entre les deux pôles, tout l’éventail des comportements existe, depuis la nuit des temps.

Ceci étant posé, que penser du titre d’un journal – « 20 minutes » - distribué gratuitement à des millions d’exemplaires (3,7 millions de lecteurs par numéro en 2016 [1]) : « À l’approche des vacances, 20 minutes vous livrent des conseils pour supporter vos enfants pendant deux mois » ? Le titre aguicheur, agrémenté d’une photographie de bord de mer montrant un enfant qui se débat entre un homme et une femme, renvoie à un article en page intérieure où sont en effet prodigués « cinq conseils pour survivre aux deux mois de vacances avec vos enfants ». Lisons l’introduction de ce manuel de survie :

« Vos enfants, vous les adorez (c’est un peu votre job aussi) et vous aimeriez bien pouvoir passer davantage de temps avec eux. Ça tombe bien, ce vendredi donne le coup d’envoi des grandes vacances estivales. Plusieurs semaines durant lesquelles toute la famille va pouvoir se retrouver. Et des semaines durant lesquelles il faudra aussi occuper vos enfants tous les jours, toute la journée. De quoi vous rendre chèvre et vous faire espérer le retour rapide de la rentrée ? 20 Minutes vous donne quelques clés pour survivre à tout un été avec vos enfants. [2] »

Dans l’éventail des comportements sociaux observés par l’ethnologue aux quatre coins du monde, trouve-t-on la trace d’une semblable inquiétude : que les enfants, une fois relâchés par les maîtres d’école, n’en viennent à menacer la vie des parents, au point qu’il leur faille « survivre aux deux mois de vacances avec [leurs] enfants » ? On peut certes penser que l’article ne doit pas être entendu à la lettre, ou arguer que cette provocation journalistique n’est pas représentative de l’esprit du temps, ou encore trouver cela « drôle ». Mais on peut également y reconnaître un symptôme. Qu’il vous faille « survivre aux deux mois de vacances avec vos enfants » signalerait d’une part que la fonction de l’école est essentiellement répressive, l’enfance constituant une sorte d’ « anomalie sauvage » (pour reprendre un mot de Toni Negri au sujet de la puissance de la multitude chez Spinoza) ; d’autre part que l’amour parental est un « job », autrement dit une tristesse et non une joie, comme le précise l’article entre parenthèses : « Vos enfants, vous les adorez (c’est un peu votre job aussi) ». Autrement dit, il vous incombe en tant que parents de faire contre mauvaise fortune bon cœur.

Entre les lignes des « conseils » prodigués par le journal (dont on épargnera le contenu aux lecteurs de lundimatin), on perçoit donc, comme en sourdine, le triste refrain d’une « misopédia » qui pourrait caractériser nos sociétés dites « développées » : a) ne faites pas d’enfant ; b) si vous souhaitez toutefois la compagnie d’un autre corps, ou, si vous êtes en couple, que vous redoutez les scènes de ménage, les migraines et les molles étreintes, faites l’acquisition d’un chien, l’aimer est un « job » plus gratifiant ; c) enfin, si par accident vous enfantez, dressez votre progéniture et prenez conseil, si besoin est, auprès d’autorités compétentes, sans quoi vous n’y survivrez pas.

Un rabbi me confiait jadis que si les enfants insupportent tant, c’est parce qu’ils obligent les adultes à se remettre constamment en mouvement. Un enfant, me disait-il, est un « événement ». On comprend dès lors que certains craignent de ne pas y survivre et pour cette raison préfèrent l’animal, d’autant qu’un chien a le précieux avantage d’aboyer contre les étrangers, éventuellement de les mordre et le reste du temps de fermer sa gueule.

À l’opposé d’une philosophie de maître-chien, on sait que Nietzsche concevait le processus d’hominisation suivant trois stades, ou métamorphoses : le « chameau », animal soumis, qui prend sur lui le poids des traditions immobiles ; le « lion », animal insoumis, qui s’en déleste et affronte la contradiction ; enfin l’ « enfant », « yeux noirs et crin jaune », qui remet sans cesse en mouvement le corps et l’esprit, A et non A, tel un funambule se jouant de la force d’inertie. Gageons que c’est à cette lumière qu’il nous faut interpréter la question soumise à des millions de français, apparemment écrasés par le poids de la vie : comment survivre à deux mois passés avec vos enfants ?

Et demandons-nous à qui profite la bruyante célébration de cette « léthargie », état dont je rappelle aux lecteurs la définition : « forme de vie ralentie (hibernation, estivation) qui permet à certains animaux (invertébrés et vertébrés) de surmonter des conditions ambiantes défavorables [3] ».

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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