Militaires, on vous trompe

À lire du haut d’une barricade

paru dans lundimatin#184, le 27 mars 2019

Cette adresse aux militaires rédigée par l’un de nos contributeurs réguliers, avait été rédigée à l’occasion du déploiement de l’armée sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes mais fut oublié dans un tiroir. Alors que le gouvernement fait désormais appel à ses militaires pour contenir le mouvement des gilets jaunes, sa publication redevient tout à coup d’une actualité brûlante.

Militaires, on vous trompe.
On vous envoie tirer sur vos frères et vos sœurs.
Ce refrain vous le connaissez, vous n’y croyez plus, ou vous n’y avez jamais cru.
Vous vous dites, c’était comme ça avant, dans l’Histoire (celle qu’on apprend à l’école).
Vous vous dites, aujourd’hui c’est différent.
Vous vous dites, je défends la Liberté, le droit, la France.
C’est vrai, on ne va pas se mentir.
Mais souvent la France, le Droit, la Liberté ont servis des intérêts douteux, qui nous échappent et qui vous échappent.
Souvent, l’armée française s’est comportée comme une bande de brigands,
admettez le.
D’autres militaires avant vous ont été trompés, ils sont devenus des criminels dans l’armée des assassins et beaucoup le regrettent.
Pourquoi pas vous ?
Vous croyez-vous plus malin ? Plus intelligent ? Plus juste ? Plus instruit ?
Plus libre que vos camarades dans l’Histoire ?
Il y a une loi de la guerre que vous ne saurez ignorer, elle vient de l’origine même de la guerre : il y a toujours deux camps qui s’affrontent, que ce soit au Moyen Âge, en 40, avec des lances, des flèches ou des fusils mitrailleurs.
La sagesse révolutionnaire nous l’enseigne ainsi : il y a toujours deux côtés à une barricade.
Ce constat induit une question profondément martiale, une question existentielle pour tout militaire : Suis-je du bon coté ?
Bien que nous ne soyons pas directement des militaires, nous n’y échappons pas nous-mêmes, ne croyez pas que l’on s’en dédouane.
Il en a été ainsi dans toutes les guerres et il en sera toujours ainsi, deux côtés, on se retrouve dans l’un et on doit, à un moment ou un autre se poser cette question fondamentale : suis-je du bon côté ?
Des gardes nationales qui lèvent la crosse, des soldats qui fuient la France pour l’Angleterre, des américains qui rejoignent la guérilla vietnamienne, des appelés qui doutent dans le fond des camions algériens…
L’angoisse martiale vous saisie ou vous saisira tôt ou tard.
Face à cette question, votre conscience ne vous laissera pas tranquille, elle vous poursuivra sans relâche.
Malgré la propagande (la notre ou la votre d’ailleurs), malgré les opinions politiques, les idées reçues, les analyses télévisuelles, les capitaines, les amis d’enfance…
Votre propre conscience vous guette.
Bien sûr, il y a la mauvaise foi : « je défends le monde libre », « le monde où il fait bon vivre », mais il vous suffira d’une permission hors de la caserne, d’une visite familiale pour vous désillusionner. « Je me bats contre les méchants », « nos ennemis sont des sauvages, des terroristes, des monstres », mais il suffit d’une rencontre, d’une amitié, d’attendre la fin du film hollywoodien, de regarder les choses en face, ou d’un souvenir…
Mais votre bonne foi vous attend au tournant, l’air de rien.
Vous êtes dans la salle à manger, assis normalement, vous pensez à des choses et d’autres, et la question survient…
Suis-je du bon côté ?
Il y a aussi le cynisme, le nihilisme : « le monde est comme il est », « le monde ne changera jamais », mais on ne peut pas vivre éternellement dans le renoncement, vous devrez choisir : je suis du bon côté ou je ne suis pas du bon côté.
Subitement vous pensez à Jean Moulin, le préfet de police.
Vous courrez à la salle de bain, vous vous passez de l’eau sur le visage, mais votre reflet a l’image de l’angoisse martiale. Le doute est devenu bien réel, il s’incruste dans vos gestes, votre voix, il vous trahit lors d’un repas entre amis, il est dans votre esprit, dans votre corps, dans votre vie.
Cette question, c’est votre paranoïa.
Au-delà de toute bonne foi, de tout bon sens, de toute humanité, il y a votre propagande, qui vous fabrique et vous protège. C’est le dernier verrou qui vous empêche de sombrer dans l’angoisse.
Vous vous dites crânement, à vous même « et ce que je lis, ce que j’entends ? Ce n’est pas de la propagande peut-être ? »
Si, c’est exact.
Mais à la longue, cette propagande rencontrera celle qui vous tient, rentrera dans votre chair. Le choc des propagandes créera une explosion, une réaction chimique et vous serez les enfants de cette rencontre. Vous deviendrez des fauves, vous perdrez votre belle assurance de gardien de la paix.
Et c’est encore l’Histoire qui nous enseigne votre devenir post angoisse martiale, lorsque vous aurez répondu à la question « suis-je du bon côté ».
Les plus laids deviendront des monstres, psychopathes, bourreaux au service de l’ordre, renonçant à la dignité humaine.
Les autres nous rejoindrons.
À ce moment seulement, nous saurons enfin comment vous accueillir.
Les uns avec la haine et les autres avec respect.

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