Mieux comprendre la police avec « Engrenages »

« Les policiers sont des illégalistes comme les autres. Ils vivent en bandes, sont brutaux, sans foi ni loi.[...] La seule chose qui les distingue des autres bandes, c’est qu’ils sont organisés en un plus vaste appareil de complicité, et qu’ils se sont par là arrogés l’impunité. Autrement dit : il n’y a plus que des forces dans ce monde, que l’on répute criminelles à proportion de leur inorganisation. »

paru dans lundimatin#78, le 25 octobre 2016

En mars 2013, Le LCP (Laboratoire Communication et Politique) du CNRS organisait un « colloque international » dans l’objectif de « contribuer à renouveler la réflexion sur les relations entre les sphères policière et médiatique ».

Sans que l’on sache trop comment ni pourquoi, la liste complète des participants reçue par email une contribution préalable aux débats ; en l’espèce, quelques considérations sur la série télévisée à succès « Engrenages » et plus généralement sur le rôle de la police.

Le document est accessible dans son intégralité en fin d’article, nous soulignons ici les éléments qui nous paraissent les plus intéressants quant à la fronde policière qui fait débat ces derniers jours.


Engrenages saison 4 par bianconizzz

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Cela fait un bon siècle que les fictions policières sont par excellence des fictions populaires, c’est-à-dire qu’elles viennent « divertir » ceux-là mêmes que la police est là pour réprimer. Il y a là un paradoxe tragique, la marque d’un désenchantement historique, d’une résignation à ce que l’ordre des choses demeure ce qu’il est, avec le correctif policier qu’il implique. Chaque assaut révolutionnaire repoussé semble d’ailleurs produire sa génération de romanciers de polar. Celle des années 1850 suit la défaite de 1848. Celle des années 1930 succède à l’avortement de la révolution mondiale des années 20, et celle des années 1970-80 est directement liée à l’inversion de l’onde subversive qui court de 1967 à 1977. On pourrait expliquer le succès de ce type de marchandise culturelle par le fait qu’au moins elles parlent de la vie du peuple, fût-ce d’un point de vue ennemi.

On pourrait se dire que se prolonge là l’infini travail, assumé par la bourgeoisie autant que par le mouvement ouvrier officiel, de trier dans le peuple le bon grain de l’ivraie, de séparer classe laborieuse et classe dangereuse, de former l’image de l’honnête travailleur contre celle du voyou et de monter le premier contre le second. On pourrait se rassurer en se disant qu’à passer son enfance à jouer au policier et au voleur, on peut bien, sans préjudice excessif, passer le restant de ses jours à les regarder jouer à la télé. Nous préférons tenir la prévalence de la figure du policier dans l’imaginaire populaire et la centralité de la police dans cette époque pour un symptôme, un symptôme de ce dont il faut guérir.

Traitons donc Engrenages à son tour comme symptôme, et voyons ce qu’il en reste une fois qu’on l’a purgée de son idéologie. Il en reste ceci.

–Ceux qui doivent faire respecter la loi ne sont plus dotés, comme le Maigret d’antan, d’une morale personnelle ronronnante de petit-bourgeois pantouflard. Ils ne croient plus à rien. Ils vivent eux-mêmes dans le plus grand égarement éthique, dans la même confusion des sentiments que le reste des citoyens. Pourquoi ne pas mentir à ses collègues ? A un juge ? Faut-il être avec un homme, deux ou trois à la fois ? La police ne vient pas réprimer le crime en ce qu’il attaquerait un ordre positif, un système de valeurs établi, mais simplement gérer des menaces. L’infraction à une loi désormais sans valeur, à des règles privées de contenu ne fait que servir de prétexte à la neutralisation de tel ou tel. Ce que l’on condamne comme criminel, comme mauvais, ne se rapporte à aucune idée de ce que serait le bien, de ce que serait une bonne existence. Seuls les « criminels » – autonomes, kurdes ou gars des cités – ont quelque certitude quant à leur façon de vivre. Et peut-être est-ce là exactement leur crime. Peut-être la police n’est-elle là que pour défendre le nihilisme social, le fait que l’on puisse vivre sans croire à rien. Elle protégeait hier une morale sociale douteuse, elle protège à présent l’obligation sociale de douter. Car quiconque assume, fût-ce seulement pour lui-même, son idée de ce qu’est une bonne vie doit immédiatement reconnaître qu’elle diffère de celle de tant d’autres, voire qu’elle en contredit certaines. Toute sortie du nihilisme est donc menace de guerre civile. C’est là que la police attaque.

– Le criminel n’est plus quelqu’un qui, comme dans la fiction classique, « tombe dans le crime », individuellement, en vertu de motivations que l’inspecteur ou le détective peut rationnellement élucider. Par son acte, il ne se met pas au ban de la communauté, au contraire il s’y incorpore. Il n’est pas un « individu », comme cela s’écrit dans tout bon procès-verbal de filature, mais un élément d’un petit monde – le squat, la cité, l’entreprise – qui vit du crime, qui vit dans le crime. On ne voit dans Engrenages rien de tel qu’une « société » ; il n’y a plus que des mondes, tous également quoique diversement criminels. Il n’y a plus que des milieux, plus ou moins hermétiques les uns aux autres, avec leurs hiérarchies féroces, leurs codes propres, leurs territoires balisés. Et au-dessus de ces milieux, comme en lévitation, il y a l’Etat, ou ce qu’il en reste, qui gère comme il peut ce chaos latent par le truchement d’une police dont on ne voit pas ce qui pourrait contrarier la marche vers la souveraineté. La police est aux mains du pouvoir comme la foudre aux mains des dieux : elle s’abat sur ce qui dépasse.

– Les policiers sont des illégalistes comme les autres. Ils vivent en bandes, sont brutaux, sans foi ni loi. Ils se vengent sans commission rogatoire des autonomes qui les « détronchent » sur leurs sites internet. S’il le faut, ils cambriolent pour leur compte. La seule chose qui les distingue des autres bandes, c’est qu’ils sont organisés en un plus vaste appareil de complicité, et qu’ils se sont par là arrogés l’impunité. Autrement dit : il n’y a plus que des forces dans ce monde, que l’on répute criminelles à proportion de leur inorganisation. Décréter une morale, c’est encore une manifestation de force.

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