Mexique profond - Guillermo Bonfil Batalla [Extraits]

« Le pays imaginaire et le pays profond »

paru dans lundimatin#124, le 27 novembre 2017

Mexique profond. Une civilisation niée est de ces livres qui marquent leur temps. Publié en 1987 et régulièrement réédité en espagnol, quand il ne circule pas sous forme de photocopies tel un samizdat, cet ouvrage repose sur une thèse simple : il existe deux pays au Mexique, le pays imaginaire et le pays profond. Le premier, fruit de la domination coloniale, régit tous les aspects de la vie publique et a refoulé le second, celui des peuples indigènes, dans les limbes de l’histoire. Le Mexique imaginaire, irréel, ne cesse de se projeter dans un futur fantasmatique tandis que le Mexique profond porte la mémoire de cinq siècles de révoltes et de répressions. L’horizon historique de ce livre est celui d’un conflit séculaire entre deux pans de la réalité.
Les analyses avancées avec audace à la fin des années 1980 par Guillermo Bonfil Batalla devinrent vingt ans plus tard l’apanage de toute une génération de jeunes, indigènes ou métis, que les reflets du Mexique imaginaire ne faisaient plus rêver. La thèse centrale de ce livre allait nourrir ceux et celles qui, loin d’avoir renoncé aux luttes, entreprenaient de reconfigurer ces dernières depuis les terres des communautés indigènes, luttes qui sont autant d’éclaircies dans un Mexique profond désormais vécu comme une utopie concrète en devenir.

La traduction française de Mexique profond a paru en septembre 2017 aux éditions Zones Sensibles. Nous en publions ici quelques extraits et informons notre aimable lectorat qu’une présentation du livre se tiendra le 5 décembre au Théatre de la Reine Blanche (2 bis passage Ruelle, dans le XVIIIe arrondissement de Paris) à 20h30 dans le cadre du cycle de rencontres "Les sciences humaines sur un plateau". Seront présents Alèssi Dell’Umbria le préfacier et Alexandre Laumonier, l’éditeur français.

 Extraits

Lorsque l’on examine les cultures indiennes, il est souvent difficile de définir avec précision les limites qui séparent l’économique et le social, les croyances et les savoirs, les mythes et les explications historiques, ou encore les rites et les actions dont l’efficacité pratique a été constatée en d’innombrables occasions, de génération en génération. Nous découvrons ainsi que dans les cultures indiennes, de solides connaissances que nous dirions empiriques s’accompagnent de pratiques rituelles et de croyances que nous dirions au contraire magiques. Nous nous efforçons en effet d’adapter la réalité culturelle indienne à nos propres catégories, alors même que celles-ci, d’origine occidentale, n’existent pas dans ces sociétés. En raison de la conception du monde, de la nature et de l’homme en vigueur dans les cultures indiennes, certains actes apparemment très différents, par exemple la sélection des graines qui doivent être semées et une cérémonie propitiatoire pour obtenir un bon ciel, doivent être mis sur le même plan. L’homme mésoaméricain entretient une relation holistique, non fragmentée, avec la nature. Celle-ci ne constitue pas seulement un point de repère pour ses connaissances, ses savoir-faire, son travail et la façon dont il assure sa subsistance ; elle est également présente dans ses rêves et dans son imaginaire (car il ne se contente pas de l’observer), source de craintes autant que d’espoirs. Et bien qu’elle échappe au contrôle des hommes, il ne cesse de dialoguer avec elle. Cette attitude se retrouve dans toutes les cultures, mais dans la culture occidentale cette relation holistique est fragmentée et spécialisée : le poète chante la lune, l’astronome l’étudie, le peintre recrée les formes et les couleurs du paysage, l’agronome étudie la terre, le mystique prie, etc. Dans la logique occidentale, il n’est pas possible d’unifier ces différentes attitudes comme le fait l’Indien.
 
De nombreuses caractéristiques fondamentales de la culture mésoaméricaine sont difficiles à comprendre si l’on ne tient pas compte de l’une de ses dimensions les plus profondes : sa conception de la nature et de la place que l’homme occupe dans le cosmos. Par contraste avec la civilisation occidentale, la civilisation mésoaméricaine ne considère pas la nature comme une ennemie et ne part pas du principe que l’homme ne peut se réaliser pleinement qu’à condition de s’arracher à la nature. Elle admet au contraire que l’homme fait partie de l’ordre cosmique et aspire constamment à s’y intégrer, ce qui n’est possible qu’à condition d’établir une relation harmonieuse avec le reste de la nature. L’homme ne peut s’accomplir et réaliser son destin exceptionnel qu’en obéissant aux principes de l’ordre universel.
Ceci explique que le sens donné au travail et aux efforts déployés pour satisfaire les besoins humains ne soit pas le même qu’en Occident ; dans les sociétés mésoaméricaines, le travail n’est pas un châtiment, c’est un moyen de s’adapter harmonieusement à l’ordre du cosmos. Cette relation à la nature doit être établie à tous les niveaux, et non seulement au niveau purement matériel du travail. C’est pourquoi il est impossible de dissocier le rite de l’effort physique, et la connaissance empirique du mythe qui lui donne sens en l’intégrant à la cosmologie mésoaméricaine.
 
La logique de l’autosuffisance préside à de nombreuses activités. C’est pourquoi nous aurions tort de juger l’agriculture indienne en fonction de la valeur abstraite que pourrait acquérir la récolte si la milpa était remplacée par des cultures de tournesol, de coton ou de tomate. Ce faisant, l’on ne tiendrait pas compte des problèmes liés à l’épuisement des sols, aux chutes subites des prix sur le marché, aux intermédiaires cupides, à la dépendance technique et financière, ni des problèmes suscités par les innombrables projets de modernisation et de développement agricole qui ont tourné court.
 
Qu’offre à la place l’économie indigène tournée vers l’autosuffisance ? Avant tout une sécurité, une marge de survie beaucoup plus ample, même dans les années difficiles. Associée à la cueillette, à la chasse, à la pêche, à l’élevage d’animaux domestiques, à diverses formes d’activités artisanales (poterie, tissage, vannerie, etc.) et à de nombreux savoir-faire (par exemple en matière de construction ou de réparation), la polyculture offre un large éventail de possibilités qui peuvent se combiner ou se relayer selon les circonstances. Au regard des conditions de vie prédominantes dans les communautés indigènes, aucune de ces activités ne peut assurer la survie à elle seule, mais prises dans leur ensemble elles offrent une marge de sécurité acceptable. Pour que ce mécanisme multiple soit efficace, il doit fonctionner à petite échelle, à échelle humaine. Chaque activité doit produire le nécessaire et rien de plus. Cette condition détermine également une autre caractéristique générale de l’économie indigène : une quantité limitée de production excédentaire et par conséquent un faible niveau d’accumulation, qui a maintes fois été signalé et critiqué. Du point de vue de ceux qui se battent en faveur du développement capitaliste de l’économie nationale, il y a en effet quelque chose de scandaleux dans cette parcimonie : les Indiens n’achètent pas, ou si peu, ils ne créent aucun capital et ne font pas d’investissements. Nous examinerons cette question par la suite.
 
(…)
 
La terre n’est pas conçue comme une marchandise. Le lien qui s’établit avec elle est beaucoup plus profond. La terre est une ressource productive indispensable, mais elle est bien plus que cela : c’est un territoire commun qui fait partie d’un héritage culturel. C’est la terre où sont enterrés les ancêtres défunts, l’espace concret où se manifestent sous différentes formes les puissances supérieures, entités bienveillantes ou maléfiques dont il faut obtenir les faveurs. La terre abrite également les sites sacrés, les dangers et les repères de la vie quotidienne. Elle est une entité vivante qui réagit aux conduites des hommes. La relation que l’on établit avec elle n’est donc pas exclusivement mécanique, elle s’exprime également symboliquement à travers des rites, des mythes et des légendes. La conception du monde des communautés indiennes témoigne souvent de ce territoire spécifique, qui occupe le centre de l’univers. Chez les populations déplacées, la mémoire et le souvenir du territoire originel subsistent, ainsi que l’aspiration à le regagner, et ce même lorsque les nouvelles terres assurent la subsistance du groupe. Le groupe et le territoire (un groupe et un territoire concrets, délimités) forment une unité indissociable dans les cultures indiennes.
 
(…)
 
L’occupation de l’espace varie fortement d’une communauté à l’autre. Comme nous l’avons déjà remarqué, certaines communautés sont dispersées, les maisons y sont disséminées dans la campagne et parfois séparées les unes des autres par des distances considérables. Dans d’autres communautés en revanche, l’habitat est concentré et les maisons sont contiguës et alignées le long de rues ou de sentiers, même si elles sont toujours entrecoupées d’espaces destinés aux potagers et aux milpas familiales. Enfin, certaines communautés présentent une structure intermédiaire, avec un centre fortement peuplé et une dispersion progressive de l’habitat à mesure que l’on s’en éloigne. La communauté est toujours soumise à une même autorité, reconnue par tous. Cette autorité centrale est responsable de l’organisation et du suivi des travaux communautaires (le tequio, la fajina et la fatiga font partie des noms régionaux désignant cette forme de travail collectif) auxquels tous les hommes adultes de la communauté sont obligés de participer (on considère généralement que tout homme marié est adulte, quel que soit son âge). Les tequios sont généralement utilisés pour les travaux publics, comme la construction et l’entretien des chemins, la construction des écoles, la réparation des églises et d’autres édifices communautaires. Les femmes n’en sont pas exclues, car elles aident à préparer la nourriture distribuée aux hommes qui participent au tequio.
 
Ces moments de travail coopératif et collectif ont une dimension festive et conviviale, dans la mesure où ils rassemblent tous les membres de la lignée, du quartier ou de la communauté. Cet aspect stimule la participation et renforce la solidarité au sein des différents groupes. Une même activité permet ainsi d’établir un lien étroit entre des fonctions sociales, symboliques, ludiques et économiques.
 
La notion de salaire est étrangère à presque tous les travaux qui ont vocation à l’autosuffisance : on ne paie pas mais l’on rétribue selon des principes de réciprocité, et toute personne ayant « reçu » a l’obligation de « rendre » le moment venu. Le travail communautaire est une obligation implicite dans le fait même d’appartenir à une communauté. Tous les membres du groupe doivent s’en acquitter, et lorsque l’un d’entre eux s’y refuse, il doit payer quelqu’un pour le faire à sa place. Ces formes de travail coopératif permettent de coordonner les efforts et les compétences de chacun en fonction de priorités fixées par la communauté elle-même (ou par les autorités reconnues), tout en tenant compte des rythmes et des nécessités du travail agricole et en s’appuyant sur des systèmes de relations sociales qui remplissent bien d’autres fonctions (la famille, le lignage, le quartier, la communauté). Ces différents principes, associés à la cosmologie propre à chaque culture indigène, définissent les contours d’une conception du travail forcément très différente de celle qui caractérise les sociétés capitalistes et la civilisation occidentale dans son ensemble. Nous reviendrons sur ce point.
 
Extrait du II° chapitre, pp. 57/63.

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