Mexique : Émeutes, blocages et pillages contre l’augmentation du prix de l’essence [Suite]

« allá viene una tormenta »

paru dans lundimatin#89, le 16 janvier 2017

Suite de notre article de la semaine dernière sur les émeutes qui secouent le Mexique. De notre envoyé spécial.

II.

San Cristóbal de las Casas (Chiapas, sud du Mexique). À 4h40 le dimanche 1er janvier 2017, quelques heures à peine après le traditionnel tabassage des milliers de piñatas du Jour de l’An, la vitrine d’un magasin d’électroménager à crédit explose – la faute au pétard. Comme après chaque réveillon depuis quelques temps, ce Coppel commence l’année emmailloté de bâches bleues. Sous les arcades, sur le flanc du Coppel, on lira peut-être encore le premier janvier prochain : « Coppel = Tienda de raya » [1]. À moins que la vitrine n’éclate encore une fois d’ici là, sous les coups euphoriques de vandales que ruine le gasolinazo.

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Les Jours de l’An pétaradants

« Mardi 15h, on arrête tout ! ». Ici en 2017, c’est « dimanche matin on met le frein ». Les axes routiers qui innervent la monstrueuse capitale et la déchargent chaque soir d’un bon paquet de ses migrants pendulaires se sont vus ponctuellement entravés ces deux dernières semaines. Par des automobilistes qui peuvent encore rouler mais pas pour très longtemps, des salariés qui sentent venir l’inflation et la chute du salaire minimum, par des taxis dont l’essence est le métier et le gasolinazo le chômage. Mercredi 4 au soir, les événements se soldent dans la capitale par 16 blocages de stations-service et 11 blocages de routes.

Le groupe « Somos Más » (« Nous sommes plus »), principal bloqueur de 14 stations-essence de la capitale ce mardi-là, avait annoncé une journée de volanteo pour le lendemain, destinée à informer des raisons de son opposition au gasolinazo. Malheureusement, le volanteo ne consiste pas à donner sans prévenir de violents coups de volant pour semer la panique sur la route et parvenir à la bloquer à peu de frais en signe de protestation. Non : cette pratique n’est que l’équivalent du banal tractage français, car le volante n’est pas ici un gouvernail mais une petite feuille imprimée. Bloquer au Mexique en ce début janvier est une action proprement symbolique. C’est bloquer les routes et les stations-service pour dire non au gasolinazo, et même un peu au-delà, déjà non à ce gouvernement. Peut-être ces initiatives se destinent-t-elle à prendre une tournure stratégique ; nous ne le savons pas encore. L’année, certes, ne fait que commencer.

Et piller ? Qu’on se le dise, et on se le dit, les seuls voleurs abandonnés par toute justification, ceux qui sont encore sur le plan moral pour y perdre et sur la scène politique pour en descendre, les grands larrons du Mexique ne cavalent pas entre les rayons chamboulés des grands supermarchés. Un internaute se filme, accusateur, et débite leurs noms : « Peña Nieto et les 42 voleurs » [2].

Certainement les pillards, pas plus que les bloqueurs, n’agissent mus par une stratégie commune. Sans doute on court faire main basse sur un téléviseur 39 pouces pour s’abrutir en grand tous les soirs après le boulot. Mais on pille aussi la pomme de discorde comme lorsque le mardi 3, dans une petite ville à une heure au nord de Mexico, des habitants se sont emparés d’un camion-citerne et en ont réparti gratuitement le contenu ; action dupliquée les jours suivants aux quatre coins du pays. Jeudi après-midi, en signe de protestation, les usagers du métro se passent de ticket à la station Insurgentes, l’une des plus fréquentées de la ville (la foule faite quai). Sans compter les autres, tous les autres accaparements : les cadeaux de Noël inespérés, le confort ou le petit luxe à la portée de celui qui n’y croit plus, s’il court assez vite.

(Traduction : « Nous sommes là pour vous servir »

Depuis le week-end du 7, les slogans récurrents des manifestations excèdent largement le rejet du gasolinazo. Il s’agit désormais d’en appeler à une prise de conscience et à une action collectives (#Únete). Injonctions non sans ambiguïtés. Une partie des manifestants – et, plus généralement, de la population mexicaine –, voit les saqueadores (« saccageurs ») comme des voleurs vandales ne faisant pas partie du peuple, autrement dit, comme des débordements violents susceptibles de décrédibiliser le mouvement. Circule en outre la classique hypothèse des agitateurs jaunes, des casseurs de la police, des embusqués du gouvernement. On lit ainsi une mise en garde publiée sur internet, selon laquelle les assauts et vols massifs seraient en réalité l’œuvre d’équipes de choc de l’État mexicain. Il y a aussi ceux qui commencent à dire que « nous sommes tous des casseurs » : les messieurs en costard un peu miteux qui emportent un écran plasma pour chez eux ; les kékés qui en prennent deux, un sous chaque bras, un pour la famille, un pour la novia  ; les parents qui se rattrapent en profitant de la razzia pour gâter les gosses. C’était moins une : au Mexique comme en Espagne, ce n’est ni le tout frais Jésus ni le Bon Papa Coca-Cola qui régalent. C’est l’affaire des Trois Rois Mages (Oxxo, Walmart et Chedraui) qui, ayant pillé ce qu’il faut en chemin, débarquent, gasolinazo aidant, les bras chargés le 6 janvier.

Policías disparan contra saqueadores en Ecatepec, #Edomex. #Video : Especial #Procesofoto #instavideo

Une vidéo publiée par Revista Proceso (@revistaproceso) le

Accusé de mensonge et de corruption dans cette affaire comme dans les autres, Peña Nieto s’entend hurler aux portes du palais les vœux publics d’une destitution imminente (#Fuera Peña). Si la route n’avait été barrée par la police anti-émeutes, une branche de manifestants du samedi 7 et du lundi 9 aurait pris le chemin du palais présidentiel de Los Pinos. Ce n’est pas seulement le « Fuera Peña » qui retentit, mais aussi l’écho du 2001 argentin : « ¡Que se vayan todos ! ». Le même samedi commencent à circuler des appels à prendre d’assaut la Chambre des députés, « contre le gasolinazo et toutes les réformes de Peña Nieto ».

L’un des cortèges du 7 est mené par le père Alejandro Solalinde [3]. Celui-ci s’avère partisan de l’hypothèse des saqueadores à gages, qui selon lui ne sont que les maillons d’une stratégie déjà rodée du PRI [4]. Au cours du meeting qu’il tient suite à la manifestation, de même que dans les entretiens accordés à la presse ces derniers jours, Solalinde défend la voie d’une « résistance civile pacifique », sans écarter la possibilité de la désobéissance civile [5]. Pas de manif sauvage, donc, pas cette fois-ci ; mais un appel à l’auto-organisation de la population mexicaine. Le père Solalinde partage avec d’autres opposants hors partis la terminologie zapatiste lorsqu’il s’agit en un mot de mettre à la porte le « mal gobierno » (mauvais gouvernement). On lit en effet l’expression dans cet appel à manifester ce jour-là :

« Vous êtes convoqués à une grande manifestation nationale samedi prochain, 7 janvier 2017, à partir de 10h du matin, dans la Ville de Mexico (Zócalo), dans les capitales de tous les États et dans toutes les Villes et Hameaux de notre cher Mexique, contre M. Enrique Peña Nieto et contre toute la Mafia Politique qui nous maintient sous son joug, contre tous les cartels de sénateurs et députés, contre toute leur intolérable corruption et celle du mal gobierno (mauvais gouvernement). »

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L’accalmie ou le calme avant la tempête

À une semaine et demi du 1er janvier, les effets du gasolinazo sur le coût de la vie se font d’ores et déjà sentir. Significativement, le kilo de tortilla a augmenté d’un peso en moyenne dans tout le pays. A Oaxaca, il atteint 18 pesos, 16 à Puebla et 15 dans l’État de Sonora (équivalent de 0,65€, soit près d’1/5e du salaire minimum journalier). Cela fait suite à la hausse de 30 % annoncée en début d’année. Ceci, bien que le président de l’Association Mexicaine des Secrétaires au Développement Agricole (AMSDA) ait assuré que la hausse considérable du prix de l’essence n’aurait que de minimes répercussions sur le prix des aliments et des biens de première nécessité car, dit-il, « le transport n’est pas tout ».

Pluies éparses
La manifestation convoquée lundi dernier à Mexico a rassemblé plus de 7700 personnes, selon les estimations du Secrétariat à la Sécurité Publique et celle du gouvernement métropolitain. Impossible de se procurer d’autres chiffres, si ce n’est « des milliers » (La Jornada). Le cortège a semblé riquiqui, en comparaison, par exemple, avec celui réuni pour les deux ans d’Ayotzinapa le 26 septembre dernier, qui paraissait trois fois plus imposant en nombre et en cris. Conformément aux revendications apartides et à la reprise de nombreuses luttes au sein du ras-le-bol déclenché par le gasolinazo, ont retenti indistinctement lundi : l’hymne mexicain, le décompte des 43 étudiants disparus et, comme de coutume le jour de la fête nationale du 15 septembre, les vivats. Mais cette fois-ci n’étaient pas acclamés les héros de l’indépendance : c’est au « peuple organisé » et surtout au Mexique qu’on criait bravo. Pendant le meeting de fin de manif est décidée la tenue de quatre rassemblements simultanés le dimanche suivant (15 janvier) dans la capitale, en vue de préparer les actions à venir et notamment la grève générale reconductible qui pourrait se transformer en boycott des multinationales implantées dans le pays. Pendant ce temps-là, les saqueos continuent dans les États de Hidalgo, Veracruz, Tabasco, Chiapas et San Luis Potosí, tandis qu’ils commencent dans le Puebla, le Guerrero et le Nuevo León. Au Chiapas, ils se doublent d’actions de soutien aux migrants centro-américains sans-papiers. Ainsi, dans la ville de Huehuetán, le poste migratoire est brûlé et plusieurs indocumentados (sans-papiers) libérés.

La police prend la fuite à Hidalgo

Les échauffourées entre policiers et manifestants se soldent au cours de la première semaine par cinq morts (quatre civils, un policier) suite aux affrontements entre police et habitants. À la fin de la journée de blocus et de manifestations de lundi dernier, on compte 392 détentions, 15 blessés au cours des affrontements avec les forces de l’ordre, et la suspension de quatre agents de police. Des pertes économiques significatives sont enregistrées dans sept États suite aux saqueos. Au total, depuis le début de l’année, 380 magasins ont été mis en libre-service pendant quelques heures chacun.

Positions
Une vidéo ajoutée sur youtube le dimanche 8 par un canal dénommé « Narco Historias » compte plus de 960 000 vues une semaine plus tard. Un individu encapuchado s’adresse à la population, épaulé par un second, mutique si ce n’est l’éloquence de la mitraillette qu’il arbore. « Si tu veux brûler quelque chose ou si tu veux piller, trouve l’adresse des politiciens locaux, et là tu peux brûler quelque chose, tu peux brûler leurs maisons et voler leur télévision. »

Plus tard, l’individu non armé du premier plan invoque ce dicton pour exhorter le peuple mexicain à se faire justice : « Ladrón que roba a ladrón tiene cien años de perdón. » (« C’est une bonne action de voler le larron »). Il s’agirait, comme l’indique le titre de la vidéo, d’un « narco-message à Peña Nieto ». Seule la conjecture est permise : faut-il croire à l’identité mafieuse et criminelle (narco) des deux encapuchados, ou la prendre pour ce qu’elle pourrait être, la revendication d’une autorité symbolique par intimidation ? Peut-être que quiconque possède et promène une AK-47 au Mexique n’est pas narco. En outre, les relations d’intelligence avérée entre cartels et gouvernement mexicains attaquent sérieusement le crédit d’un tel appel à l’insurrection violente contre Peña Nieto et la classe politique en place.

L’hypothèse des acarreados, c’est-à-dire de fauteurs de troubles embauchés par le gouvernement pour susciter les dissensions au sein du mouvement de protestation, semble de plus en plus défendue. Cette pratique est évoquée comme une stratégie de déstabilisation classique du gouvernement priiste. Municipalité de Progreso Obregón, Hidalgo : scène d’humiliation d’un saccageur forcé à défiler nu au milieu de la foule locale pour avoir participé à piller un magasin. La vidéo date du mercredi 4 janvier, l’un des premiers jours de saqueo  ; pourtant ce n’est que depuis lundi dernier qu’elle commence à circuler massivement et qu’elle se trouve relayée par certains médias. Ou bien la foule punit ce saccageur pour l’exemple en tant que voleur, élément répudié par la société civile ; ou bien elle l’humilie publiquement en tant qu’acarreado, embauché par le PRI pour mettre le souk en pillant les bazars. L’opinion, sans doute, diffère d’un membre à l’autre du cortège justicier. Bien-pensance et défiance stratégique se disputent les esprits. Doit-on voir dans cette initiative la preuve de l’indépendance critique d’une population non dupe des manœuvres de son gouvernement ? Ou les représailles un peu médiévales, un peu femmes tondues d’une foule en délire fascinée par le martyre et la punition exemplaire ? Justice populaire ou folie grégaire ? Dans un cas comme dans l’autre, la diffusion tardive et maintenant massive de la vidéo montre que, visiblement, l’hypothèse complotiste essaime concernant les saqueos. Ce que cela indique, surtout, c’est l’entrée dans une phase de réaction et d’intimidation où médias et doxa enflent la rumeur née de telles anecdotes aberrantes, leur octroyant la place prépondérante que peut-être elles n’ont pas, et se relayent pour menacer les pilleurs d’un chemin de croix bien mérité.

***

Conclusion intempestive

La scènede clôture du premier Terminator (1984) est sise, précisément, dans une station essence de la Pemex.

Sarah Connor est enceinte jusqu’aux yeux et s’est enfin débarrassée du cyborg-Schwarzenegger ; elle poursuit sa cavale maintenant solitaire sur les routes sableuses et ventées du Mexique. L’Américaine a encore les sous pour faire le plein et, tandis que dans sa Jeep elle attend harassée la fin de la coulée, un gamin mexicain crie dans son dos : « ¡Mira, mira ! Allá viene una tormenta ». Sarah, qui a besoin de son guide de conversation pour demander un plein d’essence, ne comprend pas l’avertissement. « He said that they’re is a storm coming in » lui explique le vieux tenancier mexicain. « I know. » La tempête qu’elle peut prévoir et craindre, c’est la guerre déclarée entre intelligence humaine et intelligence artificielle aux alentours de 2029, au cours de laquelle son fils livrera bataille. Nous n’avons pas d’enfants dans le ventre capables, en s’infiltrant de retour dans l’époque contemporaine, de veiller sur nous et de nous prémunir contre les apocalypses. Ce dont nous disposons, ce sont de signes avant-coureurs : un panonceau publicitaire qui commande aux Mexicains « Bois Coca-Cola », entrevu une fraction de seconde ; les piñatas qui se balancent au vent, car c’est la saison ; l’enseigne Pemex qui domine la scène, et le prix de l’essence. 40,3 pesos le litre en 1984. Mexicains, tremblez qu’elle n’atteigne ces prix-là cette année. Tapage, saccages, manifs pas sages ? Passé le chaud des premiers saqueos, on continue à lire les nouvelles ; ça semble retomber, se sectionner, l’enthousiasme se perd. On s’est peut-être emballés ? Heureusement, en se baladant un soir de la semaine dans un quartier chic de la capitale, on surprend une conversation entre deux portiers d’un immeuble de luxe. L’un conclut : « Ce qu’il faudrait, là, c’est une révolution. » Alors, parions : que vienne la tempête en 2017.

[1L’expression tienda de raya désigne le magasin placé à proximité des usines ou exploitations agricoles, dans lequel étaient tenus de s’approvisionner ouvriers et paysans. Ces établissements pratiquant le crédit appartenaient au patron de l’usine ou au propriétaire terrien. Ils constituaient ainsi le pivot du circuit de dépendance de la main d’œuvre.

[2Pour les 42 députés ayant voté une loi permettant aux huissiers de s’introduire sans préavis dans les domiciles privés pour saisir les biens mobiliers en cas de non-paiement des taxes et impôts. Voir Anonymous Noticias, https://www.youtube.com/watch?v=UqVnLTvaZzA, vidéo ajoutée le 4 janvier 2017.

[3Prêtre catholique activiste, notamment défenseur des droits des migrants, menacé et temporairement exilé en 2012 suite à ses engagements.

[4Partido Revolucionario Institucional. Parti hégémonique depuis les années 1930 jusqu’à aujourd’hui, avec une seule interruption de 2000 à 2012. Parti de l’actuel président.

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