Manifestation du 1er mai : qu’attendre du « Black Bloc » ?

Craintes, stratégies, détermination. Trois émeutiers se confient à lundimatin.

paru dans lundimatin#189, le 29 avril 2019

Que peut-on attendre de la manifestation du 1er mai prochain ? Peut-on se fier aux rumeurs diffusées par la préfecture qui annoncent le déferlement dans les rues de Paris d’une dizaine de milliers de « Black Bloc » assoiffés de sang et de gaz lacrymogènes ? Verra-t-on au contraire les centrales syndicales reprendre fièrement et rituellement le haut du pavé ? Le cortège de tête, bigarré et décidé, signera-t-il son grand retour ? Le préfet Lallement parviendra-t-il à maintenir l’ordre en quadrillant toutes les rues de la capitale et en ordonnant des arrestations préventives en masse ?

Selon nos informations, les services de renseignement s’avouent parfaitement incapables de prédire ce qu’il va se passer, et comme leur fonction le leur commande, ils imaginent donc le pire. Afin de faire bonne mesure, et comme suffisamment de micros sont déjà tendus vers les angoisses politiques et policières de nos dirigeants, nous avons choisi d’aller nous entretenir avec trois participants au fameux « Black Bloc ». Protégés par toutes les garanties d’anonymat, ils nous ont livré leur sentiment sur cette fête du travail, ainsi qu’une analyse fort éclairante de la configuration des hostilités, remise dans le contexte de l’histoire récente du maintien de l’ordre à Paris. Leurs réflexions et leur lucidité quant aux limites que rencontre leur stratégie nous sont apparues au moins aussi précieuses que la communication de M. Castaner.

Il y a de grandes craintes autour de la manifestation du 1er mai prochain, les partagez-vous ?
Les craintes de la préfecture de Police ne sont certainement pas celles des manifestants, dont nous faisons partie. Comme vous le savez, la manifestation du 16 mars, l’incendie du Fouquet’s et plus généralement les pillages qui ont eu lieu ce jour-là sur et autour des Champs-Elysées, ont coûté sa place à Michel Delpuech, feu préfet de Police de la ville de Paris. Certes, tout le monde le disait sur la sellette depuis des mois mais quoiqu’il en soit, nous goûtons depuis lors aux méthodes de son successeur, M. Lallement, qui ne doit son poste qu’à sa réputation de fou furieux, dont il ne manque pas de se vanter. M. Castaner lui a d’ailleurs fixé comme tâche, lors de son intronisation, de « briser l’émeute ». La traitement de la manifestation « gilets jaunes » du samedi 20 avril, notamment place de la République, est exemplaire des méthodes qu’il entend appliquer, tout comme l’a été le silence médiatique autour de la terreur qui s’est répandue ce jour-là dans les rues de Paris. Des policiers déchaînés qui chargent et tirent sur des gens nassés, une ambiance « Paris sous l’Occupation », des voltigeurs cagoulés et arme braquée qui sillonnent la ville... C’est ce qu’ont vécu les manifestants place de la République. La stratégie de M. Lallement c’est la terreur assumée, son objectif c’est de casser et d’écraser le mouvement par la peur et la violence. Evidemment, on peut interpréter cela comme une stratégie désespérée mais nous devons prendre acte du fait que ce Monsieur a pour mission de nous faire disparaître. Il va donc nous falloir être malins.
Comment vous voyez le 1er Mai, dans ces conditions ?
C’est difficile à dire. La première chose qui nous a surpris, c’est à quel point des événements facebook tels que « Paris capitale de l’émeute » ont tourné parmi les gilets jaunes. On peut donc imaginer que les forces les plus décidées du mouvement, celles qui assument de se confronter directement aux forces de l’ordre car elles se sentent humiliées par le gouvernement n’hésiteront pas à être dans la rue ce 1er mai. Rappelons que le 16 mars sur les Champs-Elysées, la dizaine de milliers de personnes qui bravait les interdictions de manifester hurlait en choeur « RÉ-VO-LU-TION ! » lorsque des enseignes de luxe étaient prises pour cible. Pour le pouvoir, le véritable scandale de ce 16 mars, ce n’était pas les vitrines cassées et les magasins pillés, mais une fois encore la joie dans laquelle tout cela s’est passé. Ce qui est inacceptable pour Macron, ce n’est pas que le Fouquet’s ait dû demander à son assurance de lui repayer des fauteuils en velours, mais que l’attaque de ce symbole de l’hyper-bourgeoisie et du pouvoir ait rencontré une approbation massive. Dans la manifestation évidemment, mais derrière tous les écrans aussi. Ils ont donc dû en faire des tonnes médiatiquement et judiciairement. Rappelons qu’un couple d’Indre-et-Loire a été perquisitionné, mis en garde à vue et jugé pour y avoir récupéré des couverts en guise de souvenir. Mais pour revenir sur la très large reprise de ces évènements facebook qui appellent ouvertement à l’émeute, pour tout dire, ça nous fait un peu peur.
Un peu peur ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?
Il a fallu quelques années pour que certains sociologues ou autres commentateurs publics concèdent que le black bloc était une tactique émeutière et pas un groupe défini et organisé en tant que tel. Si mes souvenirs sont bons, vous aviez d’ailleurs publié un florilège très amusant de toutes les absurdités que les journalistes pouvaient raconter sur le black bloc, à défaut d’en savoir réellement quoi que soit [NDLR : Les interviewés font certainement référence ici à notre article : Qui sont les Black Blocs - « Ils ont des têtes de loup sur leurs ceinturons ».].

Mais bref, le fait est que si s’habiller en noir pour ne pas pouvoir être distingué des autres manifestants par la police est une (vieille) tactique, et qu’on la retrouve d’ailleurs chez les gilets jaunes, il n’en résulte pour autant pas de réelle stratégie. C’est le propre de ce type d’action : il n’y a pas d’espace ou de comité central stratégique, seulement une coordination minimale, ce qui fait justement toujours la force mais aussi la faiblesse des fonctionnements ouverts, anonymes et horizontaux. Je vous rappelle que le dernier « membre » du Black Bloc interpellé la semaine dernière et condamné s’est avéré être un pompier sans antécédents politiques.
Cela n’empêche cependant pas d’avoir du recul sur les évènements passés. Depuis 2016, cela va faire quatre 1er mai successifs que nous sommes confrontés aux stratégies de la Préfecture. Il s’agit d’en tirer des leçons. L’année dernière par exemple, on n’est pas passé loin de la catastrophe. Heureusement qu’a posteriori, il y a eu l’affaire Benalla pour sauver cette journée. Bref, là ce 1er mai, il y aura plein de GJ dont ce sera le premier 1er mai et rien ni personne pour coordonner, pour penser tactiquement ce qui va se passer. Ça peut vraiment être un carnage.

Un carnage...
Tout à fait. Depuis le mouvement contre la loi Travail, depuis que les gens se retrouvent dans le « cortège de tête », devant et sans les syndicats, l’obsession de la Préfecture est de parvenir à séparer ce cortège de plus en plus massif du reste de la manifestation syndicale, afin de l’isoler et de le nasser. Tout cela avec l’aide ou du moins la complicité de certains services d’ordre syndicaux, pour ne rien arranger. Cette année, on aurait pu espérer que les syndicats, poussés au cul par le mouvement Gilets Jaunes allaient essayer de se redonner une allure combative et sortir leurs habituels République-Nation. Eh bien en fait ils font pire, et acceptent le parcours le plus lamentable qui soit. S’ils voulaient s’assurer d’être bien tout seuls dans leur coin, pour mourir en paix, ils ne s’y prendraient pas mieux.

Bref, jusqu’à présent, et pour plein de raisons, ces tentatives d’isolement ont toujours échoué. Mais l’année dernière, au niveau du pont d’Austerlitz, nous ne sommes vraiment pas passés loin. Pour mercredi, l’objectif du préfet Lallement va être de réussir là où ses prédécesseurs ont échoué. Il s’est déjà assuré auprès des services d’ordre syndicaux qu’ils assurent une séparation vraiment étanche entre cortège de tête et carré syndical. Et ça, c’est la condition pour un carnage. Une nasse géante ou des incursions ultra-violentes de la police dans le cortège, ou les deux.

Quelle leçon tirez-vous du 1er mai de l’année dernière ?
L’année dernière, pour nous, c’était du pur spectacle, le niveau zéro de la stratégie. Un black bloc qui ne sait pas quel usage faire de sa force par défaut de réflexion, par absence de tactique. Le black bloqueur comme éjaculateur précoce, incapable de retenir son petit pavé, son petit cocktail molotov, pressé de vite faire usage de son burin pour s’en débarrasser dans la Seine. Comme cette année, le parcours était court et nul parce que préfecture et centrales syndicales avaient peur, peur du cortège de tête qui faisait finalement la moitié de la manifestation ! On a même eu le droit à une séance photos sur le pont d’Austerlitz, avec les banderoles renforcées bien en ligne et les journalistes qui mitraillent. Ensuite, le McDo ravagé, comme c’était prévisible et prévu et qui aura permis de justifier ou de légitimer la contre-attaque policière alors que quelques dizaines de mètres plus loin se trouvait l’un des objectifs les plus symboliques du parcours (un bâtiment de la police dont on avait retiré tout signe extérieur de sa fonction). La police a donc pu sortir le grand jeu : canons à eaux, barrages mobiles, interruption immédiate de la manifestation. Et là, alors que l’explosion de la manifestation aurait pu donner lieu à de multiples cortèges aussi sauvages que joyeux, comme les gilets jaunes l’ont depuis maintes fois expérimenté, ça a stagné et ça s’est éternisé dans des affrontements avec les CRS complètement vains. Le soir, le rendez-vous de la place de la Contrescarpe était une aberration : c’est la place la plus nassable de Paris ! Il aurait fallu des rendez-vous partout dans le Quartier Latin pour disperser les effectifs de la police. Mais les gens étaient venus pour jouir de leur black bloc de l’après-midi, dans un réflexe identitaire... Heureusement que Macron a été assez bête pour envoyer Benalla le venger du défi qui lui était lancé !
Vous êtes méchants avec vous-mêmes...
On essaie seulement d’être lucides, on a pas spécialement envie que les mêmes erreurs se répètent à l’infini pour le petit plaisir de se déguiser en noir trois fois par an. Le cortège de tête a été un dépassement possible du Black Bloc, et l’irruption des gilets jaunes, leur combativité et leur endurance ont mis nos pratiques à l’amende, ou plutôt, elles ont été si massivement réappropriées qu’il n’y a plus grand sens à parader. Il faut en prendre acte. Le confort moral d’être du côté des gentils-qui-sont-toujours-défaits, cela fait partie des choses qui nous atterrent le plus dans la gauche.
Et donc vous comptez faire quoi ce 1er mai ?
On ne propose rien, on analyse la situation en partant des données à notre disposition. Résumons brièvement : le cortège de tête a de grandes chances d’être massif avec une forte présence de gilets jaunes ; des gens déguisés en Black Bloc qui auront beaucoup de mal à ne pas aller directement à la confrontation ; un cortège syndical plutôt maigre et sommé de marcher au pas et là où son service d’ordre lui dit ; et en face un Préfet de police qui va parier sur une répression brutale de tout ce qui bouge trop grâce à un dispositif policier agressif et exceptionnel, qui pourra justifier tous ses dérapages grâce au nouveau délit de « dissimulation du visage », et charger et interpeller à peu près n’importe qui.

On ne peut pas réfléchir à ce qui se joue pour nous dans ce 1er mai sans penser parallèlement au but qu’ils poursuivent en face. Ce que veut la Préfecture et le gouvernement, c’est la démonstration de l’écrasement final, militaire, d’un mouvement qu’ils présenteront comme réduit à « une poignée d’extrémistes », gilets jaunes, blacks blocs et manifestants énervés étant désormais tous logés à la même enseigne. Le pire ennemi du maintien de l’ordre étant la surprise, le débordement, l’imprévu, ils ont choisi la date, le parcours et leurs alliés.

Après, si vous attendez qu’on vous dise qu’on préférera rester chez nous à regarder les gens se faire défoncer sur BFMTV, on vous rassure, on sera dans la rue. On sait que l’essentiel de la force du maintien de l’ordre, qui plus est dans ses nouvelles variantes à base de voltigeurs et de molosses de la BRI cagoulés qui canardent au LBD, réside dans la crainte et la dissuasion. Il s’agit donc de ne pas s’abandonner à la peur qu’ils veulent susciter, mais d’être plus malins qu’eux.

On ne sait pas dans quelle mesure c’est un point de vue partagé par d’autres participants habitués du Black Bloc, mais nous déguiser en noir pour nous isoler a priori du reste de toute la manifestation et signaler notre présence et notre localisation à la Préfecture nous semble être l’exacte contraire d’une bonne idée. Contre Lallement, certains espéreront peut-être un Schwarz Bloc à l’allemande, comme cela se pratiquait à Hambourg dans les années 80, un truc discipliné, en rang, avec des banderoles sur tous les côtés et qui tente de tenir le choc lorsque la police charge. Nous n’y croyons pas trop.
Le pari qu’il s’agit de faire, c’est celui de la mobilité, de l’invisibilité, de la masse qui déborde, surgit et surprend. Ne pas tomber dans le piège de la confrontation frontale que nous tend la préfecture. Les appels à venir déguisés sur le mode d’un grand carnaval, à former un Benalla Bloc ou encore de fêter l’anniversaire dudit Benalla dans le quartier Latin en début de soirée nous paraissent par exemple beaucoup plus judicieux. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut absolument déserter le rôle que nous assigne le ministère de l’Intérieur ce coup-ci : le rôle d’épouvantails à manifestants « modérés » d’un côté et de punching-ball à voltigeurs et policiers cagoulés de l’autre. Le tout étant de ne pas se retrouver une nouvelle fois nassés et à la merci de nouveaux Benallas sur la Contrescarpe. Notre force, c’est de surprendre, de n’être pas là où on nous attend, ni comme on nous attend. Il faut laisser Lallement et ses troupes passer pour les cinglés qu’ils sont.

Et vous ne considérez pas ça comme une manière de renoncer à vos modalités de lutte ?
Si tu prends en compte la situation générale, pas du tout. Tout le monde voit bien que le « grand débat » était bel et bien la grande arnaque annoncée, que Macron a juste tenté d’enfumer les gens et de gagner du temps jusqu’au lancement d’une campagne pour les européennes dont tout le monde se fout. Mais face à lui, le mouvement gilets jaunes est le plus logique, le plus raisonnable, le moins extrémiste qui soit. Alors tout ce dont le régime rêve, c’est de nous provoquer à une bataille décisive et d’écraser le mouvement une fois pour toutes, ce 1er mai. Il faut au contraire appliquer la stratégie de toute bonne guérilla en pareil cas : dérober sa cible à l’adversaire. Mais ça, ça implique d’avoir les yeux rivés sur la suite des opérations, et non sur l’orgasme émeutier supposé du 1er mai.
Vous voulez parler de la réoccupation des ronds-points avec les barbecues du 4 mai ?
Évidemment, mais pas seulement. La persistance du mouvement d’actes en ultimatums depuis novembre, malgré la sauvagerie des réactions adverses, a littéralement rendu fou le pouvoir, en plus de démentir pas à pas sa propagande. Mais c’est un fait que l’évacuation et la désertion des ronds-points ont fait perdre au mouvement l’une de ses jambes. Si comme certains y appellent le 4 mai, tous ceux qui sympathisent avec le mouvement reviennent avec grillades, soleil et barbecue pour passer une belle après-midi sur des ronds-points noirs de monde, ce serait une victoire considérable et le début de la fin pour Macron. Cela achèverait de montrer l’abîme qui sépare la comédie de la politique classique avec ses élections européennes fantomatiques et la réalité de la politisation en cours. Le pas d’après, ce serait de parvenir à investir pacifiquement, à prendre des villes entières, et de commencer à y mettre en place directement d’autres façons d’organiser la vie. Quoi qu’il advienne, nous, nous sommes confiants : imagine-t-on seulement ce qui va se passer quand va éclater la prochaine déflagration économique mondiale et que dans chaque famille il y aura un oncle, un neveu ou une grand-mère Gilet Jaune qui aura acquis tous les réflexes politiques pour commencer à s’organiser sans rien attendre des gouvernements ? Ça va être incroyable ! Alors, la question sera technique, comme elle l’est d’ores et déjà. Or qui est plus riche de savoirs techniques qu’un Gilet Jaune ? Même la technique de l’émeute, il n’a pas fallu deux semaines pour qu’ils nous la ravissent. Maintenant ce qui se pose, c’est la question de toutes les autres techniques nécessaires à la bifurcation hors de la trajectoire fatale de ce « système ». A commencer par l’écologie. Car ce que l’on appelle généralement « l’écologie » n’est pas une question politique, c’est d’abord une question technique, une question de techniques, de rapport matériel, incarné au monde. En ce sens, il n’y a pas plus écolo qu’un GJ, même celui qui, pour l’heure, jette encore son huile de vidange dans le fossé. Il est mille fois plus écolo que le cadre parisien qui se pique de faire ses courses dans les magasins bio et pense France Inter. On le voit déjà sur tous les ronds-points. Il s’agirait de le faire voir partout ailleurs.

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