Manifestation contre l’inauguration du siège de la BCE

Explications d’un économiste.

paru dans lundimatin#14, le 15 mars 2015

Alors que des dizaines de milliers de personnes sont attendues mercredi 18 mars à Francfort pour saboter l’inauguration du nouveau siège de la Banque Centrale Européenne, quelques éclaircissements quant au rôle de cette institution semblent de rigueur. Lundimatin est allé interroger un professeur d’économie afin qu’il donne son opinion tant sur la mobilisation que sur le rôle économique et donc politique de la BCE.

Lundimatin : Pourquoi une manifestation à Francfort, au siège de la BCE ? Et non pas, par exemple, à Bruxelles, au Berlaymont, au siège de la Commission ? Ou, pourquoi pas, une occupation de Luxembourg ville, ce paradis fiscal voisin, où se cache, sur le plateau de Kirchberg, la Cour de Justice de l’Union Européenne ?
Serge : Les occupations dont vous parlez (Bruxelles, Luxembourg surtout, Luxembourg qui se pense invisible) seraient certes amusantes et intéressantes. Les institutions indépendantes qui y sont emplacées ont évidemment un rôle économique clé.
La constitution de l’Europe est une constitution économique et non pas politique

Le cœur palpitant de la Commission de Bruxelles est la concurrence et donc le marché, la liberté de circulation des marchandises et des capitaux. Mais l’essentiel de l’activité de la Cour de Luxembourg est également économique et concerne la concurrence et le marché. Il faut marteler que l’Union Européenne est uniquement une union économique (une union douanière), un marché, le Grand Marché. Et que tout, en Europe, tourne autour de ce qui peut être agréable (optimal, diraient les économistes de ménage) au marché.

Précisément, c’est important de le répéter, la constitution de l’Europe (le traité de Lisbonne de fin 2009) est une constitution d’un nouveau style, une constitution économique et non pas politique, comme pouvaient l’être les constitutions traditionnelles. Constitution économique dont le projet provient des cercles ultralibéraux, « anti-communistes » est-il besoin de le dire ! C’est la constitution du Grand Marché. On a du reste parlé, à ce sujet, de « démocratie Potemkine ». Rappelons l’épisode fameux du référendum de 2005, traité comme un chiffon de papier !

L’ambition phallique de la BCE se manifeste par cette tour pharaonique, plus haute que toute autre à Francfort. Une grande manifestation à Francfort, pour appeler à castrer le grand phallus, est donc la bienvenue.

Pour couronner la constitution du Grand Marché, une monnaie unique était indispensable. Indispensable pour faciliter les comparaisons, les comptabilités et la concurrence. À une telle monnaie unique devait être associée une banque centrale : la BCE. Cette institution est la petite dernière de ces institutions indépendantes qui échappent à tout contrôle en prétendant, elles-mêmes, contrôler l’activité du marché.
Et cette petite dernière a été poussée par une ambition dévorante – au sens propre – l’ambition de devenir le pilier, le grand phallus du Grand Marché, la tour de garde de son fonctionnement économique. Ambition phallique qui se manifeste par cette tour pharaonique, plus haute que toute autre à Francfort. Classique de la domination, qui veut démontrer sa capacité d’écrasement par son architecture démesurée.

Une grande manifestation à Francfort, pour appeler à castrer le grand phallus, est donc la bienvenue. Nous pourrions sans doute parler de ce rôle d’exercer la terreur, de ce rôle terroriste, en décrivant les derniers actes de guerre de la BCE indépendante contre un État européen, la Grèce, contre un gouvernement élu selon les règles représentatives ordinaires. Où il n’est fait aucun cas de la « démocratie » aussi limitée soit elle.

Pour mieux comprendre ce choix d’une concentration à Francfort, lors de l’inauguration du grand phallus bancaire, est-il possible de détailler un peu la fonction de la BCE ? Et de préciser ce que peut signifier « lieu de force », « place forte » ou « maison forte », termes au relent moyen âgeux et qui nous renvoient à l’archipel des châteaux féodaux, à la structure quasi militaire de l’économie ? En un mot, qu’est-ce que la BCE ?
En répondant à votre première question, j’ai introduit la BCE comme une institution constitutionnelle centrale de l’Europe, et une nouvelle institution indépendante. Je vais maintenant sortir de la description institutionnelle pour en arriver à une critique politique.

Comme je l’ai déjà dit, lorsque nous parlons de l’Europe, nous parlons uniquement des institutions du Grand Marché ou des institutions économiques, puisque l’Europe n’est que cela. Je vais tenter de décaler « la réponse » (mais il n’y avait pas de dialogue !) de Yanis Varoufakis à Wolfgang Schaüble, je vais parler de l’économie comme système de domination et non pas de l’économie comme système de droit ou système légal.
Je vais parler du pouvoir plutôt que des règles. Et, ici, du pouvoir considérable de la BCE. Parlons, alors, de l’économie européenne. Ou du capitalisme européen. De l’économie (qui n’est que le) capitalisme.

Au centre, il y a le marché. Le marché constitué, protégé, organisé par les règles constitutionnelles européennes. Avec la fameuse règle de la concurrence « libre et non faussée ». Comme économie et capitalisme sont deux termes substituables, marché et concurrence sont deux termes indissociables. Disons, pour aller vite, qu’un marché sans la concurrence n’est pas un marché. Ce qu’entérine la constitution européenne qui se focalise sur la concurrence. La concurrence est placée au-dessus de tout dans l’architecture constitutionnelle européenne.

Qu’est-ce que la concurrence ? Le déplacement, la circulation, la possibilité d’entrer, de sortir, de quitter, d’acheter ou de vendre, etc., tout cela sans freins ni limites.
Donnons un exemple caractéristique : je suis un investisseur, un capitaliste, j’ai de l’argent à placer, mais je veux que ce placement soit « disponible », « liquide », que je puisse me dégager d’une mauvaise affaire, etc. Cette circulation incessante des capitaux, des quantités d’argent investies, se nomme la concurrence.

Il n’est pas innocent qu’un spécialiste des magouilles financières, soit placé au sommet de la tour de garde.

Quel est alors l’organe de la concurrence ? Une banque, une banque d’affaire (il faudra parler de Goldman Sachs, puisque le chef de la BCE, Mario Draghi en provient), une société financière, etc. Ce que l’on peut nommer « marché financier », l’espace de la circulation libre des capitaux. La constitution d’un tel espace de « liberté » de concurrence a été longue et, par exemple, a coûté la peau d’un premier ministre français. L’instauration de la monnaie unique est la finition de la fabrication d’un tel espace de concurrence.

La BCE est le contrôleur comptable de cet espace. Le contrôleur indépendant, et lui-même sans contrôle, de la concurrence. Il n’est alors pas innocent qu’un spécialiste venu de Goldman Sachs, un spécialiste des magouilles financières, soit placé au sommet de la tour de garde. C’est ici que nous pourrions parler de la Grèce.

On a crié que les Grecs étaient des menteurs, des faussaires, des voleurs, que sais-je ? J’espère qu’ils viendront massivement à Francfort pour « réclamer des comptes » à leur tortionnaire, comptable indélicat.

Il avait été décidé, dans le cadre de l’OTAN et sous la pression (amicale) des Américains, pour des raisons géostratégiques, que la Grèce devait rentrer dans le Grand Marché. Mais, réglementairement, elle ne respectait aucun critère constitutionnel (du traité de Maastricht). Il a donc été fait appel à un spécialiste du trucage des comptes, Goldman Sachs Europe, division dirigée par Mario. Puis une fois que la Grèce fut entrée dans le Grand Marché, on a dévoilé la supercherie.

Et alors, qu’a-t-il été fait ? Eh bien, c’est hilarant, on a crié que les Grecs étaient des menteurs, des faussaires, des voleurs, que sais-je ? Et on leur a imposé, pour les mensonges qu’on leur attribuait, une période de pénitence, une austérité mortelle, le purgatoire sur terre. Je suis bien étonné que nos amis grecs n’aient pas cassé la baraque depuis longtemps. J’espère qu’ils viendront massivement à Francfort pour « réclamer des comptes » à leur tortionnaire, comptable indélicat. Nous sommes tous des Grecs soumis à la décimation (10% de chômage par exemple) par ordre des officiers de la finance sous le commandement de la BCE.

Pour mieux comprendre ce pouvoir de la BCE et l’autorité de son chef, en haut de la tour, on a parlé de « l’empereur illicite », est-il possible de préciser les liens qui unissent la finance au capitalisme ? On a l’habitude de penser le capitalisme comme le règne de la finance. Mais certains tentent de séparer un « bon capitalisme industriel » d’un « mauvais capitalisme financier ». Que peut-on en penser ?
Économie et capitalisme sont confondus. Il n’y a pas d’économie alter-capitaliste ou non capitaliste. De la même manière, capitalisme et finance sont confondus. Il n’existe pas de capitalisme non financier. Ce que l’on nomme finance, les institutions et les instruments de la concurrence pratique, est un élément indétachable du capitalisme, ou de l’économie ou du marché.
La finance n’est pas le parasite du capitalisme, elle en est le cœur qui lui permet de vivre.

Essayons de voir les choses autrement. Qu’est-ce qui caractérise le capitalisme ? Disons ici l’évaluation générale de toute chose, la comptabilité, dont le profit est un résultat. Or la comptabilité, pour un espace étendu, mettant en relation de nombreuses entreprises différentes, n’est pas possible sans la monnaie. Ici aussi, il y a identité, identité de la monnaie et du compte, de la monnaie comme unité de compte.
Maintenant, et je saute des étapes, le système monétaire, c’est-à-dire l’ensemble des comptabilités interconnectées, que l’on désigne aussi sous le nom de finance, tout cela est géré par les banques. D’où l’importance considérable des banques dans l’économie.
Au point que les gouvernements préfèrent ruiner les peuples plutôt que les banques.
Les banques forment un système, pour contrôler le système monétaire ou financier.
Et disons même, les banques forment une corporation fermée.

À la tête de cette corporation se trouve une banque centrale. Dont le rôle est de soutenir les banques secondaires. L’examen (après coup) du fonctionnement de la BCE montre que sa politique est dirigée par et pour les banques. Il est bien regrettable que les débats des comités de la BCE soient traités comme des « secrets défense ». Ce type de politique est tout à fait conforme aux règles constitutionnelles européennes, orientées concurrence (rappelons que la finance n’est que l’organisation pratique de la concurrence). La finance n’est pas le parasite du capitalisme, elle en est le cœur qui lui permet de vivre. Et cette finance est hiérarchisée, avec au sommet la BCE.

C’est pourquoi la BCE a voulu avoir un phallus plus haut, plus long, que celui de toutes les autres banques de la place.

Pouvons-nous finir par une note plus légère ? Et parler de Mario (Draghi) qui semble le nom propre parfait que l’on pourrait donner à la finance, au capitalisme, à l’économie ? Caricaturé comme Super Mario, le grand thaumaturge !
Mario est effectivement une allégorie. L’allégorie de l’économie, de sa structure pyramidale et foncièrement inégalitaire.

Mario l’hiérarque, chef du cabinet de surveillance de l’économie, chef des commandos d’intervention (la célèbre Troïka).

Il faudrait parler de Mario et de Goldman Sachs, la célèbre pieuvre. De Mario et de Berlusconi : Mario le ministre des privatisations de Berlusconi. Une sorte d’apparatchik à la chinoise qui s’enrichit par les privatisations. Et pantoufle du ministère à la banque qui bénéficie des privatisations.

Suivre Mario à la trace est une leçon d’économie en soi. Voilà pourquoi l’encerclement de la BCE est une œuvre de salubrité publique. Et enfin, peut-être, la « démocratie » pourrait-elle gagner l’Europe. Mais l’on est encore loin de compte.

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