RIC : Mais alors, vous êtes pour ou contre ?

« Elle sentait bien que ces questions incessantes la dépossédaient d’un pouvoir, peut-être celui d’élaborer une réponse »

paru dans lundimatin#171, le 29 décembre 2018

Dans l’édition de cette semaine, nous tentons d’y voir plus clair sur la question nouvellement fameuse du Référendum d’initiative Citoyenne. Ici, c’est par le biais de la littérature ou plus précisément de l’anticipation et de la science-fiction que Johan Sébastien a choisi de contribuer au débat en cours.

Juliette avait découvert la supercherie par hasard. Après avoir bidouillé une énième fois son programme musical, elle le testa en situation d’interaction en réseau, ce qui avait provoqué un bug important, dont l’un des effets avait été de déverser des gigas d’informations dans son ordinateur. La musicienne avait mis du temps à saisir à quoi pouvaient bien correspondre ces interminables listes de nom, avant de comprendre qu’il s’agissait de la population dans son ensemble qui était là registrée. Mais elle ne comprenait pas l’intérêt d’une telle liste, et encore moins à quoi elle pouvait être destinée. Aussi, intriguée, elle copia l’ensemble des données et alla voir son amie Joséphine, grande prêtresse des programmes informatiques complexes, qui saurait forcément comment traiter ces informations pour en découvrir l’usage et probablement la provenance exacte.

Joséphine était dans une de ses phases de paranoïa aigüe, si bien qu’elle ne dit pas un mot en lui ouvrant et, encore dans le vestibule, elle retira à Juliette tout son matériel électronique. Après quoi, elle la fit passer par un sas muni d’un détecteur, et c’est seulement après qu’elle la salua chaleureusement, dans son peignoir de soie qui peinait à contenir ses énormes seins. Ces seins semblaient joyeux, prêts à bondir hors de l’étoffe, et presque indépendants de la femme aimable mais sérieuse qui proposait à son amie un thé. Respectant le rituel, Juliette fit semblant de savourer le breuvage pour lequel elle n’avait aucun goût, tout en parlant de choses n’ayant aucun rapport avec sa venue. Elle lui raconta ainsi son ambition d’enregistrer une mélodie qui soit le résultat exclusif d’interactions sur le Réseau, une sorte de symphonie composée par des millions de personnes. Jusqu’à présent les résultats n’avaient été que des cacophonies maladroites et désagréables à l’écoute mais elle ne désespérait pas de capter un moment de grâce collective. Joséphine lui conseilla de diffuser massivement un thème musical, et de chercher à en capter les réponses, afin de diriger un minimum la cadence générale. Mais, voyant le regard dépité de Juliette, elle se reprit, s’excusa et affirma que la proposition de Juliette était merveilleuse et que probablement un jour ou l’autre apparaitrait une mélodie magnifique, sans chef d’orchestre ni direction d’aucune sorte.

Enfin, elle lui demanda l’objet de sa visite. Juliette expliqua l’incident et les listes interminables désormais en sa possession. Intéressée, Joséphine se leva et alla chercher le matériel resté dans le vestibule, qu’elle brancha ensuite sur l’une de ses bécanes. Elle tapota sur son clavier tandis que des listes défilaient à une vitesse folle. Juliette la regardait faire, partagée entre la fascination pour la dextérité de cette femme et un sentiment d’impuissance devant tout ce qu’elle ne saurait jamais faire avec un ordinateur. Juliette regarda ainsi Joséphine s’échiner avec toujours plus de frénésie, comme prise par sa machine, pendant plusieurs heures.

Puis, Joséphine se redressa, ses seins reprirent leur respiration. Avec un grand sourire, elle offrit une cigarette à Juliette, s’en plaça une entre les lèvres et alluma les deux avec un élégant briquet platiné. En expulsant sa première et longue bouffée de fumée, elle commença à parler.

— Je n’ai pas encore réussi à dresser la liste des entités qui détiennent ces données, en revanche je peux te dire que ce sont les résultats des référendums populaires. Et plus que ces résultats, il y a des données sur absolument toutes les votantes, bien assez pour prévoir plusieurs années à l’avance quelles seraient les questions “citoyennes” qui apparaitront et, donc, les influencer en amont

— Tu veux dire que je suis tombée sur un système de manipulation électorale ?
— Tout-à-fait. Parmi les utilisateurs, c’est-à-dire les possesseurs de ces informations, j’ai déjà repéré une bonne partie du gratin industriel et commercial du pays mais il reste encore un bon nombre d’entités occultes. Quoiqu’il en soit, c’est la preuve que tous les référendums auxquels on s’est joyeusement soumis depuis des années sont le résultat de questions biaisées par ces entreprises.

Les deux femmes restèrent un moment silencieuses. Par des voies différentes, l’une plus “musicale”, l’autre plus “mathématique”, elles pensaient un peu la même chose, qu’elles n’avaient jamais tout à fait cru à ces référendums en ligne, intuitivement elles avaient toujours compris que les dirigeants dirigeaient bien au-delà des seuls résultats des dizaines de questions hebdomadaires auxquelles la population répondait par millions de clics. Juliette avait évité de se demander pourquoi les questions lui semblaient toujours à côté de la plaque, imbéciles ou trop techniques pour qu’elle puisse se forger une opinion. Mais elle sentait bien que ces questions incessantes la dépossédaient d’un pouvoir, peut-être celui d’élaborer une réponse.

Joséphine réfléchissait à comment diffuser leur révélation, à l’impact qu’elle aurait. C’était énorme, plus rien ne serait comme avant. Puis elle pensa à ses parents, et sentit une infinie tristesse pour ce couple qui s’aimait encore trente après s’être rencontré dans une mobilisation sur un rond-point (elle même avait du mal à concevoir à quoi pouvait bien servir ces fameux “ronds-points” dont on leur rabattait les oreilles depuis l’école, elle avait seulement retenu qu’ils avaient été aboli et détruits, un peu comme la Bastille, dont elle avait récemment compris qu’il s’agissait d’une prison). Toujours est-il que ses parents s’étaient amourachés durant cette célèbre “lutte des ronds-points”, et ils avaient encore plaisir à raconter leur rencontre et des dizaines d’anecdotes, plus ou moins drôles, plus ou moins dramatiques. Leur ami commun, Gislain, avait perdu une main dans une bataille contre des flics dans la même après-midi où ils les avaient présenté. C’était en l’amenant à l’hôpital que sa mère avait serré dans ses bras son père pour la première fois, le voyant sur le point de chanceler devant tant de sang. C’était beau et épique, le temps allait vite. Or tout le monde savait que la Démocratie en Ligne avait été instaurée suite à la “lutte des ronds-points”. Ne les trahissait t-elle pas en présentant des preuves à même de renverser le régime ?

« De toute façon, on n’a pas le choix. Il faut que ça se sache. » dit Juliette, comme si elle avait suivi les pensées de son amie. C’est animées par cette détermination que les deux femmes élaborèrent un plan de diffusion qui contourna le système de censure, application d’une des lois les mieux votées de la Démocratie en Ligne. Le lendemain, toute la population était en possession des documents. Résumés et implications circulaient à une vitesse vertigineuse, on n’avait pas vu un tel intérêt pour des informations depuis l’instauration du régime. Plusieurs informaticiens réussirent à compléter la liste des industriels et commerciaux qui manipulaient le système, il s’agissait exactement des cinquante premières fortunes du pays. Des dirigeants essayèrent de lancer un référendum octroyant l’amnistie à ces fortunés, afin de « rétablir la concorde et consolider notre démocratie » mais déjà un autre référendum demandait la mort pour l’ensemble des tricheurs. La mort fut décrétée par une très large majorité, de sorte que les plus grosses fortunes du pays et leurs alliés entrèrent dans les limbes de la déconnexion, la peine de mort étant toujours une mort seulement digitale. Puis une autre loi les déposséda intégralement, si bien que leurs châteaux et hôtels particuliers se convertirent en espaces communs, leurs yachts furent en revanche coulés, on les jugea trop moches pour les préserver. Et puis le communisme s’installa, les parents de Joséphine lui offrirent un gilet jaune pour lui signifier l’immense fierté qu’elle leur inspirait et Juliette put enregistrer une symphonie harmonieuse composée par des millions de personnes.

Johan Sébastien

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