{Maintenant} les femmes

Ce n’est pas parce que ça se passait rue Bonaparte, qu’il ne fallait pas oser Joséphine.

paru dans lundimatin#107, le 5 juin 2017

Jeudi 1er juin, dans le cadre des séminaires Conséquences se tenait une discussion à l’école des Beaux-Arts de Paris à propos de Maintenant, le dernier livre du Comité Invisible. Si notre rédaction n’a pas pu s’y rendre, une lectrice nous a envoyé ces précieuses impressions.

De la discussion organisée ce soir dans un amphithéâtre des Beaux-Arts de Paris au 14 rue Bonaparte, on retiendra une participation massive, une moiteur ambiante, un retard dû à la projection d’un film dont personne n’a su me dire le titre, une foule jeune, vindicative et entassée, au milieu de laquelle quatre micros se baladaient.

Me frayant un chemin parmi les tongs et les sacs à dos, je finis par trouver une place (de choix) au premier rang, assise face au bureau.
Studieuse, je suis avec attention les débuts de la conférence saluant l’intervention pertinente de P-U et la volonté louable des organisateurs de donner la parole à l’amphithéâtre des Loges.
Malgré cette double étymologie, ses occupants y sont davantage spectateurs qu’acteurs, phénomène peut-être dû à l’organisation scolairement bifrontale du lieu (et il a été question de lieu dans le débat d’où cet aparté qui mérite peut-être une réflexion - spatiale - pour les futurs évènements). La parole errante et hésitante, met ainsi un peu de temps à sortir du dispositif conférencier de réaction à un propos pour devenir progressivement plus collective et plus distribuée (mais pas mieux, nous y reviendrons).

Quelques interventions mémorables, dont celle d’un sosie italien de Jodorowsky, appelant joyeusement la salle à se dénuder au nom d’un esprit soixante-huitard que l’on croirait sorti directement de La Grande Bouffe. Ou comment le mot « caca » aura été celui qui a fait le plus rire et réagir la salle.
Quelques échauffées : faut-il ou non sortir du train, comment faire chier… Un débat sur la place que doit prendre la destitution dans l’action. Quelques bavardages cocasses glanés dans mon voisinage :

— Il a dit quoi ?
— Il a demandé si on pouvait qualifier le livre de Proudhonien.
— Il est sérieux le mec ?

La chaleur monte et la conférence se poursuit.
Alors que je fixe mes pieds, remarquant un peu honteusement quelques poils disgracieux fruit d’une épilation hâtive faite par-dessus la ladite jambe, le constat appelé par ce réflexe d’un féminisme discutable me frappe soudain : après près d’une heure et demi de discussion, une femme seulement a pris la parole. Ironie du sort, son intervention s’est effectuée en anglais, provoquant la perplexité de la plupart des auditeurs (davantage d’ailleurs au sujet du choix de la langue, que sur le contenu du propos, témoignage intéressant d’une situation politique vécue en Syrie).

Ainsi cette obscure et unique intervention féminine s’est-elle vu ponctuée d’un commentaire, féminin également : « excuse me, can you say it in French because personne n’a rien compris ». Palme d’argent des rires dans la salle, number two derrière le caca.

Alors que je reste figée sur ce constat, la conférence s’achève et la salle se vide.
Je sors et cherche des toilettes.
Elles sont remplies de filles.
Elles étaient donc là.

Discussion.
— Vous en avez pensé quoi ?
— Pas mal, mais c’est drôle, y a que des mecs qui ont parlé.
— Ah c’est justement ce qu’on était en train de se dire !

Je ne suis donc pas la seule.

Je me refais le film de la conférence, afin d’essayer de comprendre comment cette parole pourtant a priori offerte à tous a-t-elle pu nous échapper.
De ce qui s’est passé derrière moi, je ne peux rien dire car ma fameuse place de choix, assise par terre devant le premier rang m’aura mise dos au reste de l’auditoire.
En revanche, je peux parler de ce qu’il y avait devant moi : une rangée d’hommes.
Debout, assis ou accoudé, les individualités existaient tant dans les postures que dans les apparences, mais au final, les figures qui me faisaient face et qui occupaient (en nombre) le devant de la scène étaient toutes masculines.
Une femme tout de même sur le côté : l’immanquable E, tache de couleur et de fraicheur, chargée de … donner le micro à ceux qui veulent parler. Donner la parole, donner le pouvoir. Le geste est noble mais on peut se poser la question de ce qu’il traduit quand on le confie au quasi seul membre féminin de l’assemblée du premier plan.
Ce pouvoir, mal reparti donc, à portée de main et de micro, en première fautive je n’ai pas su le prendre.
Assise, sage et studieuse, absorbée par les interventions pour la plupart vives et pertinentes de mes confrères plus pileux et moins frileux je me suis laissée portée dans cette écoute que j’essayais de rendre attentive de ce qui était en train de se dire, ne prêtant pas attention à ce qui était en train de se jouer : une destitution, la mienne, d’un espace de parole qui m’était pourtant et a priori accessible. C’était maintenant mais je n’étais pas là.

On toque à la porte des toilettes.
— Bon meuf t’as fini ou bien ?

Retour à la réalité, exiguë, bleue et taguée.
Décidément j’ai du mal à être dans le présent.
Je sors des toilettes.
En rentrant chez moi je relis les notes prises pendant la conférence. Au fur et à mesure que le temps passe, l’attention baisse et la ponctuation se perd.
La dernière page n’est plus que bribes : « trahir sa classe » ; « sauter du train » ; « retour sur le bolchevisme » ; « des crèches et des cantines ».
Et en-dessous, un petit dessin.
Il me faut quelques instants pour me rappeler pourquoi j’ai ainsi invité ce gribouillis enfantin dans mon cahier. À mi-chemin entre le chien et le Pokémon (mes dons en dessin sont limités) j’ai dessiné quelque chose qui tentait de ressembler à un porc-épic. Repensant sans doute dans ma rêverie à la belle image de Schopenhauer, réinvoquée avec pertinence dans le premier chapitre de Maintenant : le porc-épic en hiver, qui a froid mais qui ne peut pas se réchauffer comme il l’aimerait au contact des autres car il les pique.

Des pics à mes poils, il n’y a qu’un pas à franchir que je fais pour en revenir à ce constat initial, dépassant du bout de mes jambes, qui a fait naitre cette longue discursion. Du poil aux pattes, du poil qui pique et qui réveille. Comme un rappel à l’ordre, à cet auditoire féminin qui s’est tu et qui peut-être comme moi a regardé ses pieds au lieu de relever la tête et de prendre le micro.

Toute parole a de la valeur. Il serait trop dommage de laisser la notre aux chiottes.

Mesdames, à vos plumes, à vos poils.

Claire Dietrich

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