MOLENBEEK

La construction d’un territoire ennemi intérieur.

paru dans lundimatin#82, le 21 novembre 2016

J’entends encore ma voisine murmurer, complètement sonnée :

« Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’est-ce qu’ils sont en train de nous faire ? ».

C’est arrivé par vagues. À chaque attentat plus violentes. 

Les avis d’experts, les accusations parfois ouvertement racistes de politiciens, mille dossiers, brèves, analyses, émissions et articles aux titres le plus souvent racoleurs et insultants, plusieurs livres même, sur ce morceau de métropole maudit et ceux qui l’habitent. Les moins vindicatifs dressent la liste des causes sociologiques, culturelles, historiques, psychologiques, qui tracent les contours de la désormais « base arrière européenne du djihadisme ». Presque deux ans après la tuerie de Charlie Hebdo, le curseur oscille encore entre repère de monstres ou ghetto de victimes, selon les intérêts.

Voilà le consensus qui a autorisé le lancement en février dernier du « grand nettoyage », dont le ministre de l’Intérieur Jan Jambon allait « personnellement » s’occuper dans « chaque maison », et intitulé Plan Canal. Aucun chiffre officiel n’est fourni mais la presse parle de 5000 contrôles de domiciles (8 % des habitants du quartier), presque 600 radiations, 37 retraits de passeports sur ordre direct de Jambon, et 450 contrôles d’associations dont une petite centaine dissoutes ; chiffres dont se sont félicités à la fin de l’été la bourgmestre de Molenbeek et le ministre.

La « base arrière », quant à elle, a répondu par du brainstorming d’institutionnels et d’associations pour redorer l’image du quartier, quelques billets d’humeur, et l’organisation de rassemblements – la plupart pour montrer au monde que Molenbeek est un quartier tranquille remplis de gens bien intentionnés malgré quelques brebis galeuses, d’autres, bien moins fréquentés et médiatisés, pour témoigner des violences policières et du processus de ségrégation raciale.

Pour la plupart d’entre nous, le quotidien change peu, mais la tension est exacerbée par les agressions policières militarisées dans les maisons, la BAB qui contrôle régulièrement armes à la main des habitants dans les rues, les milles petites humiliations, les actes islamophobes, les incarcérations préventives à la pelle, les heures de vol statique d’hélicoptères au-dessus de nos têtes, et toutes ces violences qualifiées par les autorités policières « d’incidents isolés ». La peur, la colère et le ressentiment ne font que croître chez ceux qui les subissent, tandis que se naturalise progressivement l’état d’urgence policier.

En guise d’exemples, et selon les témoignages de quelques personnes qui ont surmonté la loi du silence et la crainte des représailles, citons les portes régulièrement défoncées, un père battu jusqu’à l’inconscience avec son bébé dans les bras, une famille entière arrêtée « par erreur » les armes sur les tempes, des garçons sur le mauvais trottoir au mauvais moment frappés à coups de crosses de fusils d’assaut, despersonnes mises préventivement en isolement 23h/24h pendant presque un an.

Le 19 septembre dernier, un immeuble occupé, emblématique du mouvement des sans-papiers à Bruxelles, s’est fait expulser. 200 policiers, une dizaine de chiens, une vingtaine de combis, un hélicoptère débarquant un escadron cagoulé sur le toit, une section des forces spéciales, étaient dépêchés sans mandat pour expulser les 12 personnes – portes-parole du mouvement – restées à l’intérieur malgré l’avis d’expulsion. Il n’est plus étonnant de voir débarquer un convoi qui s’arrête en pleine rue dans un crissement de pneus, se met àbraquer des passants au semi-automatique, embarque quelqu’un et disparaît. D’où le surnom de « cow-boys » pour les agents du Plan Canal, qui font de plus en plus ouvertement figure de force d’occupation.

Soudain confrontés de près à des événements meurtriers, spectaculaires et complexes, où quiconque semble pouvoir se transformer en bombe humaine, ils agitent la figure de l’ennemi intérieur islamiqueavec une vigueur redoublée et réagissent de manière simpliste, violente et spectaculaire. Cette menace est construite à la fois comme diffuse et permanente, justifiant un nouvel arsenal sécuritaire, mais aussi circonscrite dans un territoire, celui du bas Molenbeek, où ils expérimentent des méthodes répressives exceptionnelles en vue de les étendre à d’autres zones. Sous couvert d’anti-terrorisme, les autorités judiciaires et policières ont toute latitude pour mener une politique d’isolement, d’intimidation, et d’accroissement du contrôle.

L’organisation structurelle du racisme n’est pas récente, mais le climat de suspicion général à l’égard des musulmans, suscité par la presse, a commencé dans les années 80, s’est infiltré dans la majorité des institutions, jusque dans les têtes de juges, d’enseignants et d’assistants sociaux, et s’est généraliséaprès 2001. Il a permis de prendre des mesures et des lois d’exception ouvertement racistes – de l’interdiction du voile dans l’enseignement jusqu’à la déchéance de nationalité pour les bi-nationaux condamnés pour terrorisme– sans que cela ne fasse de vagues.

Certaines de ces mesures touchent spécifiquement le fameux « croissant pauvre » bruxellois – c’est à dire les quartiers où vivent la plupart des descendants d’immigrés – et apparaissent après les trois jours d’émeutes de mai 1991 : l’État belge lance les contrats de sécurité et de prévention, qui absorberont petit à petit toute la politique concernant la jeunesse de ces quartiers, traitée comme des criminels en puissance. C’est l’époque où on achète la paix sociale en distribuant des ballons de foot et des tickets de cinéma. C’est aussi dans ce cadre qu’augmente la présence policière et les contrôles au faciès ; ces mêmes contrôles, précisément, qui avaient déclenché les émeutes de 91…

LE LABORATOIRE & LE ZOO

20 ans plus tard naît le plan Belfi, lancé en 2014 par le procureur général de Bruxelles, Johan Delmulle, afin de « lutter contre le radicalisme » en ciblant les associations « proches des filières djihadistes ». Après plusieurs opérations rhétoriques associant la délinquance au terrorisme et l’islam conservateur au radicalisme, la sanction de toute infraction – même simplement urbanistique – a pu passer pour du « nettoyage de filière djihadiste » : fraudes sociales, non-respect de la législation sur les ASBL ou le cadastre, séjour illégal, irrégularités dans les statuts de chômeurs ou de travailleurs, ou dans les contrats de travail… voilà ce qui constitue désormais à Molenbeek un « lien avec le milieu radical » et qui a permis de fermer des cafés, des commerces, des clubs de sport, trois mosquées et une école. Si la fermeture de la mosquéeLoqmansemble logique et tardive de l’avis de beaucoup d’habitants, ce n’est pas le cas pour la majorité des lieux visés.

Et la bourgmestre de la commune de se justifier :’On a beaucoup d’ASBL qui servent de paravents. L’une d’entre elles a une vocation sportive mais n’est qu’un salon de thé par exemple’. Dans un quartier où la situation précaire de la majorité des habitants implique pour certains de contourner quelques règles pour assurer sa survie, ce genre d’amalgame et de sanction systématique passe pour du harcèlement.

En 2015, un arsenal de 30 nouvelles mesures a été proposé et en grande partie adopté dans le cadre de la lutte anti-terroriste et des 740 millions d’euros alloués à la sécurité et à la Défense belge. Il y aurait beaucoup à en dire et plusieurs articles d’associations militant pour les droits de l’homme en ont fait une critique détaillée. Globalement ces mesures ont facilité l’installation d’un état d’urgence policier, accéléré et amplifié le contrôle, l’intimidation et la discrimination, et ont permis de punir, d’enfermer et d’expulser en se passant régulièrement du pouvoir judiciaire.

En 2016, le Plan Canal s’est superposé au plan Belfi, avec les conséquences et les tensions quotidiennes évoquées en début d’article. Des accords avec le Maroc ont convenu de l’envoi de dizaines de policiers du renseignement marocain dans notre commune. Les enquêtes de voisinage sont systématisées à chaque fois qu’un nouvel habitant arrive. Des policiers admettaient dans une vidéo que cette mesure permettait surtout de relever un maximum d’information sur les occupants en pénétrant dans les maisons et de pouvoir arrêter des personnes sans papiers présentes dans un immeuble. La plupart du temps les habitants en situation irrégulière sont envoyés en camps de rétention – appelés « centres fermés » – ou embarqués en charter vers le pays de leur nationalité. La clôture de la « phase 1 » du plan Canal a permis de lancer la « phase 2 » qui signifie son extension sur six autres communes de Bruxelles…

Entre-temps, les visites guidées du quartier pour touristes sont passées de sept en 2014 à une soixantaine cette année, avec des parcours sur-mesure pour flamands lancés juste après la vaste campagne de diffamation du quartier et intitulés « Is dit Molenbeek ». Pour la somme de 190€, pourquoi pas aller s’encanailler de l’autre côté du canal et se laisser peut-être tenter par les nouveaux lofts construits sur les berges ?

On avait déjà connu les contrats de quartier qui avaient financé l’installation de parcours touristiques dans la commune, inédits à Bruxelles. On avait aussi encaissé les « safaris urbains » organisés par l’administration flamande pour rassurer ses fonctionnaires quant au futur déménagement de leurs bureaux. En terme d’effet zoo, le plus dévastateur a sans aucun doute été la présence massive et provocatrice des journalistes : Washington Post, El Pais, NY Times, Egypt Independent, l’ensemble des médias belges, The Gardian, Le Figaro, et tant d’autres, aux camions-satellites occupant nos places, aux équipes arpentant nos rues en filmant à tout-va, interpellant les passants avec des questions biaisées et accusatrices, les poussant à aller dans leur sens ou à se justifier, tous à l’unisson pour afficher leurs gros titres vengeurs.

C’est une guerre de basse intensité qui est menée, à coups de propagande, d’opérations urbanistiques, de gentrification et de commandos policiers.

LE CHANTAGE MORAL

Ce consensus médiatique n’étonne pas grand monde. Ils avaient depuis longtemps préparé le terrain, déversant ad nauseam des insinuations et de la rhétorique islamophobe, relayant à flux tendu le chantage moral qui consiste à instrumentaliser la tragédie pour justifier l’arbitraire et disqualifier ceux qui s’y opposent, suscitant une empathie à géométrie variable selon le contexte géopolitique. Tous leurs efforts ne nous feront pourtant jamais oublier l’exploitation des travailleurs immigrés dans les mines, ni l’ignoble génocide congolais, ni l’assassinat de Lumumba commis par l’État belge, ni sa participation militaire à une coalition internationale qui a tué plus de 1600 civils en Syrie et en Irak, ni le fait qu’il est aujourd’hui le premier exportateur européen d’armes au Proche-Orient12. Ces morts et ces souffrances, parmi tant d’autres,sont gravés au fer rouge dans nos mémoires.

Parfois l’hypocrisie se fait plus grossière : hier l’État belge envoyait des jeunes en Syrie par le biais d’un informateur travaillant pour la police fédérale et leur payait le billet, aujourd’hui il leur retire le passeport et nous donne des leçons. Voici le genre de brèves de JT que l’on s’invente sur les réseaux sociaux pour en rire plutôt qu’en pleurer : De l’autre côté de la capitale, de véritables ghettos communautaristes issus de culture judéo-chrétienne se sont développés dans les quartiers riches de l’est et le quartier européen, où de nombreux groupuscules d’extrémistes ultra-libéraux agissent dans l’ombre. De véritables filières alimentent le terrorisme à l’échelle internationale : rabatteurs et prédicateurs infiltrant les hautes-écoles, bailleurs de fonds et trafiquants d’armes conspirant dans de sombres cercles et clubs d’intérêt. Dans ces ghettos-là, il n’est pas question de travailler à la « mixité sociale » ou au « vivre ensemble », et les délinquants en col blanc agissent en toute impunité.

Pendant des décennies, la plupart des formes de résistance et d’organisation politique des descendants d’immigrés ont été empêchées, confinées dans la criminalité ou l’associatif socio-culturel, neutralisées par la propagande sur le « problème d’intégration » ou violemment réprimées dans l’indifférence quasi-générale. De même, presque toute la gauche historiquement fait passer au troisième plan leurs revendications tout en essayant de les rallier à ses propres causes.

Ces formes de perpétuation de la politique coloniale, dans un contexte d’intense production de crispations identitaires, ne peuvent que susciter des retours de flamme de plus en plus violents.

Pris entre les clameurs de Ferguson et les sirènes syriennes, entre le dégoût de la politique classique et le sentiment d’impuissance qui se font toujours plus profonds, les gouvernants désignent comme terroristes en puissance toute une population déjà sous pression, tout un quartier déjà stigmatisé, pour se donner de nouveaux moyens de contenir ce qui ne cesse de déborder. Les marges de manœuvre pour combattre une telle logique et nous ressaisir de la situation se font de plus en plus étroites. Il nous semble urgent que les personnes qui ne sont pour le moment pas directement touchées par ces opérations se joignent à nos tentatives de résistance, avant que ce traitement d’exception les cible à leur tour.

Nous appelons à soutenir ceux qui sont décidés à porter plainte contre l’État et sa police – malgré les habituels non-lieux et relaxes – mais aussi ceux qui ont été inculpés, sont incarcérés et subissent des mesures d’exception sans aucune preuve tangible de leur implication dans un attentat ou dans des crimes de guerres ; à constituer ou rejoindre des comités de défense ; et à laisser la parole aux principaux concernés.

Des Molenbeekoises

Le 13 novembre 2016

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