Low tech pour qui ?

Comment la mégamachine capitaliste intègre toujours les alternatives à sa logique de marché

paru dans lundimatin#386, le 6 juin 2023

Dans la ville de Nantes, aux rencontres organisées à la fin du mois de juin par l’association APALA, censée mettre en avant la Low Tech, une discussion publique s’est muée en festival du malaise : Yves Cochet, un ancien ministre de l’Aménagement du territoire (époque Jospin) discutera avec Ferghane Azihari, auteur récent d’un affligeant texte (Les écologistes contre la modernité) obsédé par la croissance économique, aveugle à la raréfaction grandissante de ressources essentielles, qui considère que tout ce qui s’exprime à contre courant de la mondialisation "constitue un profond désintérêt pour le sort de l’humanité ». Certains animateurs de la "fresque des low techs" nous ont transmis cette tribune, qui met le doigt sur les différents processus de dévoiement/détournement des critiques de la technique.

Leur low-tech n’est pas la nôtre

APALA, association nantaise promouvant la soutenabilité, se fait le porte-parole de l’agriculture cellulaire pour un festival low-tech prévu bientôt. En tant que défenseurs des low-techs, nous y voyons un glissement dangereux qui galvaude le concept, et nous expliquons pourquoi.

L’agriculture industrielle est un désastre, tant au niveau des flux biogeochimiques, que des paysages de nos campagnes et des communautés vivantes les peuplant, et des consommateurs humains en bout de chaîne.
Plusieurs coups de semonces ont en effet été tirés contre l’agriculture d’antan, de la machinisation à marche forcée au contrôle génétique des semences. Ce délire techniciste prend désormais la forme de contrôle de l’intégralité des matières minimalement requises (retenues d’eau, artificialisation des chaînes d’intrants…), alimentant des terres mortes, utilisées comme simples substrats. L’agriculture cellulaire, se voulant à rebours de la logique extensive, entre pourtant dans ce même paradigme d’agriculture hors-sol : sans paysan, et à produits carencés, car privés des mycéliums et bactéries symbiotiques qui nourrissent normalement les plantes que l’on consomme.

Les produits de la terre réservés à une élite

Nous voyons pointer un monde, s’il n’est pas déjà là, où les produits de la terre seront réservés à une élite économico-culturelle, tandis qu’on garnira les assiettes des masses avec la nourriture carencée issue de cette « néo-agriculture », les rendant eux aussi carencés. Cela est contraire aux low-techs, qui se doivent entre autres d’être incluantes. Leur principe de lien avec le vivant n’est pas non plus respecté avec ces innovations agricoles qui, à l’instar des autres pratiques hors-sol, s’engage dans une surenchère technologiste.

Le rouleau compresseur capitaliste

L’agriculture végane présente pourtant des pistes intéressantes, comme l’utilisation de quantités d’intrants raisonnées – et notamment de fumain, et forge de nouvelles alliances avec les non-humains, qu’ils soient sauvages ou totalement domestiqués.
Seulement, la mégamachine capitaliste intègre toujours à sa logique de marché tout paradigme alternatif, le véganisme n’y a donc pas échappé. Sous couvert d’une volonté de « mise à l’échelle » (« il faut que tout le monde s’y mette ! »), plusieurs secteurs de niche se retrouvent ainsi récupérés par le rouleau compresseur capitaliste. Cela est d’ailleurs déjà en marche pour les low-techs d’une façon plus générale.
Car ce seul constat est trompeur. Il ne s’agit pas tant pour le capitalisme d’intégrer uniquement de nouveaux marchés, mais bien de survivre à sa fin annoncée (pénuries de ressources, prises de conscience écologiques …) – et même pourrait-on dire à se survivre – en se réinventant sur de nouvelles bases désormais plus « vertes », « éthiques » et « responsables ». Et pour les ingénieurs à l’initiative de ces solutions, de sauver le système technicien [1] coûte que coûte. A cette fin, tous les coups sont permis : des esprits, souvent même bien intentionnés, essayent de faire rentrer dans le paradigme de la « durabilité » tout ce que le système sus-cité a pu inventer, même le pire. Il est ainsi postulé de façon indiscutable que chaque industrie spécifique, de même que le macro-système composé par celles-ci, puissent être rendus écologiquement et matériellement durables, faisant enfin advenir la fantasmée « économie circulaire » qui permettrait à notre désastreux système de s’autoperpétuer encore davantage.

Les low-techs comme réponse ?

Les low-techs, héritières des technologies intermédiaires/appropriées/démocratiques pensées dans les années 70 se proposent de mettre en lumière les limites de la « durabilité » des technologies modernes, en remontant à une critique des techniques en elles-mêmes (et non juste des machines) pour proposer des solutions davantage soutenables matériellement, radicalement utiles et, entre autres, appropriables par tou.tes. Elles sont donc une réponse encourageante à la surenchère technologique ambiante.
Nous avons donc été plus que surpris d’apprendre que l’association “APALA” allait promouvoir l’agriculture cellulaire lors d’un festival low-tech : non seulement le lien avec la low-tech est vraiment discutable, mais cela rend encore plus flou le concept de low-tech, s’il ne le dessert pas complètement. Cette R&D supposée « innovante », dont la mise en œuvre implique une démesure de moyens irrespectueux du vivant, est en effet l’exact opposé des low-techs.
Nous nous questionnons sur la pertinence d’APALA à s’emparer du concept de low-tech, et nous les enjoignons, eux et toutes les autres entités s’accaparant le concept de la sorte, à communiquer sous le terme de green tech à la place, surement plus proche de ce qu’ils défendent.

Une communauté low-tech en danger

La récupération et le dévoiement des low-techs, se faisant ici de façon franchement grossière, met en danger toute une communauté de pratiques et de philosophie questionnant son rapport à la Technique pour atterrir dans un monde vivable. Le fait que plusieurs médias dévoient déjà largement le concept en en faisant un terme marketing (ou au mieux, [une mode passagère) ne devrait pas être une excuse pour rentrer à pied joint dans dans un greenwashing grotesque.

Epilogue : « et vous, qu’est-ce que vous proposez ? »

Nous voyons des liens évidents entre les low-techs et le modèle que propose par exemple la Confédération Paysanne, remettant le paysan au cœur de la question agricole. Contre la prétention des industries productivistes qui rendent les semences uniformes et stériles, les semences paysannes et anciennes nous semblent participer à la reconquête de la diversité génétique tout en faisant appel à des savoirs vernaculaires et low-techs. Enfin, pour lutter contre la dépendance des agriculteurs face à de la machinerie toujours plus grosse, plus hétéronome et numérisée, nous soutenons l’Atelier Paysan et leur manifeste. Pour une low-tech qui assume l’épaisseur historique de la technocritique, puisant ses réflexions dans l’ingéniosité des siècles passés et des cultures non-capitalistes, en lutte contre l’industrialisation et l’uniformisation des mondes.

Max Pinsard, initiateur de la “Fresque des Low-techs"
Arnaud Meillarec, animateur de la “Fresque des Low-techs" et fondateur de la “Toile du Vivant”

[1J. Ellul, « Le système technicien »

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