« C’est la première fois que je témoigne devant une cour d’assises »

En faveur de I., incarcéré à Fresnes, qui viola une femme il y a 10 ans.

paru dans lundimatin#120, le 31 octobre 2017

Une lectrice de lundimatin nous a envoyé ce témoignage que nous avons choisi de reproduire tel quel.

avril 2017

Fresnes. Terrain connu, ça y est.
I. s’est assuré de ma venue. Il descend vite. Il est auxi. Travaille de 7h à 20h, sept jours semaines, pour moins de 400 euros par mois. I. a fait quelque chose qu’il n’aurait pas dû faire quand il avait une vingtaine d’années. C’est toujours difficile de savoir vraiment, parce que c’est un crime qui peut n’être jamais assumé comme tel par l’agresseur, et même parfois ne pas être reconnu comme tel par l’agressé.e. C’était fin 2000.

Et puis sa vie s’est continuée. Il s’est marié. Il a ouvert un taxiphone. Il a eu un petit garçon, puis une petite fille. Sept ans après les faits, la police est venue l’arrêter chez lui.
 
C’est A. qui me racontait, A., c’est sa femme, ils étaient en vacances à Marseille, avec les enfants, ils étaient assis en terrasse et il a reçu un coup de fil… « Et là, il est devenu jaune, j’te jure, jaune, comme ça. Je lui ai demandé si ça allait, il m’a dit que oui, de pas m’inquiéter, mais moi je voyais bien que ça allait pas. C’est après le soir, quand on est revenu à l’hôtel, il m’a dit A., écoute, faut que je te dise un truc… Et là il m’a tout dit. »

Apparemment il avait été dénoncé par le troisième, un gars en cavale aujourd’hui, lui-même dénoncé par sa belle sœur ou je ne sais quoi.

Deux semaines plus tard I. était arrêté chez lui. Ils l’ont arrêté, sans heurts, ils l’ont écroué, garde à vue, et puis il n’est jamais ressorti. C’était il y a deux ans. Il attend son procès, les assises, depuis deux ans. Il est en détention préventive depuis deux ans en attendant d’être jugé. Il n’a jamais revu sa femme et ses enfants autrement que dans les salles de parloirs de Fresnes. Ses enfants ne savent pas qu’il est en prison. Seulement qu’il travaille dure quelque part, et qu’il ne peut pas rentrer à la maison. Ce qui n’est qu’un demi-mensonge. Ses enfants ne savent pas, mais quelque part, ils ont déjà compris qu’il y a un énorme non-dit derrière tout cela.

Sa petite fille a trois ans maintenant, son fils, bientôt cinq. Ils voient leur père pendant les parloirs. Sa femme vient trois fois par semaine. Sa mère, tous les week-ends.

Pour la première fois, I. m’a dit pourquoi. Avant ça, je savais qu’il avait « juste conduit ». Et aussi que c’était un procès d’assise.

mardi 12 septembre

veille du procès d’I.
pas trop le cœur à écrire
il faudrait écrire ce que demain je dirai
demain
penser à elle
aux enfants
à lui, seul dans sa cellule.

Penser à la jeune femme, avec son chemisier blanc, son pantalon noir et ample, ses cernes et l’anxiété sur son visage.

à tout ce gâchis

Répétition au Pxx. C’est d’abord L. qui prête une oreille patiente :
« La première chose que je dois vous dire, c’est que c’est la première fois que je témoigne dans une cour d’assises, et qu’il est très impressionnant pour moi d’être là. »

Puis ensuite le reste de la « famille », toutes et tous assis dans le salon :
« La seconde chose que je dois vous dire, c’est que le fait de témoigner ici pour I. ne signifie en aucun cas que je remets en cause la violence de ce que dit avoir subi la victime. »

Le constat unanimement partagé que tout de même, c’est un drôle de dilemme qui se pose là.

« C’est dur de voir les choses en gris » a dit Mh. plus tard ; comprendre qu’il a compris.

Demain, il faudra témoigner au TGI de Paris en tant que visiteuse d’I.
Sur la droite, il y aura une jeune femme qui s’est relevée d’un viol collectif qui s’est déroulé il y a dix ans.
Sur la gauche, il y aura deux des coupables, dont I.
Dans la salle, il y aura au premier rang A., la femme d’ I., et sa sœur.
Devant, il y aura la juge et les jurés.

Convocation au TGI : mercredi 13, 15h, salle voltaire /Non, 14h, a finalement prévenue une des greffières.

  •  « Veuillez décliner votre nom, prénom, métier et adresse. » 
  •  « Je m’appelle Exx., je suis doctorante à l’école des hautes études en sciences sociales à Paris, j’habite au 2xx boulevard Dxx dans le 20e arrondissement. »
  •   « Jurez vous de dire toute la vérité rien que la vérité levez votre main droite dites je le jure. » 
  •  « Je le jure. »
  •  « […] On vous écoute. »
  •  « La première chose que je dois vous dire, c’est que c’est la première fois que je témoigne dans une cours d’assise, et qu’il est très impressionnant pour moi d’être là. Mais je vais faire de mon mieux pour témoigner le plus clairement possible. 
    « La seconde chose que je dois vous dire, c’est que le fait de témoigner ici pour I. ne signifie en aucun cas que je remets en cause la violence de ce que dit avoir subi la victime. »

Regarder alors la jeune femme, sans sourire. Et puis se lancer.

« Ceci étant dit, je viens témoigner en qualité de visiteuse. J’ai commencé à intervenir en prison en juin 2016 via une association d’accompagnement à la lecture, Lire Pour en Sortir, puis avec l’association nationale des visiteurs de prison, l’ANVP, en janvier 2017. C’est dans ce cadre que j’ai rencontré I., à raison de deux visites par mois en moyenne.
« Lorsque l’on rencontre un détenu en tant que visiteuse, on ne sait pas pourquoi la personne qui est incarcérée est là, et on peut ne jamais le savoir.
« J’ai été mise en contact avec I. par l’intermédiaire de l’administration pénitentiaire de Fresnes. Il m’a été expliqué qu’I. avait fait une demande pour voir, le plus rapidement possible, un visiteur. »

I. avait fait une demande écrite auprès des spips, avec une urgence dans le ton de la lettre. C’est comme ça que Marie-Françoise Thibault nous a mis en contact, elle l’avait fait passer en priorité devant les autres, à cause du ton pressant. Je ne sais pas si l’administration fait en sorte de me mettre en contact avec des personnes ayant plutôt mon âge, ça a presque toujours été le cas ; I. est de 85.

« La première fois que j’ai rencontré I., j’ai donc eu devant moi une personne que je suppose en situation d’isolement et de mal être, au sein du milieu carcéral. Dès que nous nous rencontrons, il exprime son soulagement à pouvoir parler avec une personne extérieure au milieu carcéral. Je lui pose des questions sur son vécu en prison – mais I. ne s’est jamais plaint de ses conditions de détentions ; il a toujours dit avoir de bonnes relations avec les autres détenus, avec ses codétenus, avec les gardiens. Il a toujours apprécié de pouvoir travailler, indépendamment des conditions de travail en prison. Il a toujours exprimé sa reconnaissance envers sa femme, qui vient le voir chaque semaine. Les seuls soucis qu’il exprime quant à son incarcération concernent son inquiétude vis-à-vis de sa famille. 

La première fois qu’on se voit, je me retrouve face à un chouette gars, plutôt enthousiaste, regard droit et franc. Il est content de pouvoir parler à quelqu’un d’extérieur, il le dit tout de suite, quelqu’un qui ne soit ni sa femme ou un membre de sa famille, ni une personne en lien direct avec la prison – avocat, spip, gardien, codétenu… On parle un peu de la prison, des conditions carcérale, je pose tout un tas de questions comme à mon habitude, et il ne rien dit de particulier : tout va bien dans l’ensemble. Il s’entend bien avec son codétenu, avec les gardiens même, il a un travail qui lui permet de passer le temps, il est auxi. pour les services de repas.

« Toutefois, assez rapidement – lors de ma troisième visite peut-être ? I. a spontanément parlé de ce pour quoi il est incarcéré à Fresnes. I. n’est pas le premier détenu que je rencontre qui est accusé de viol. En revanche, il est le premier à avoir parlé spontanément de ce dont il est accusé. Ses mots m’avaient alors marquée… Il m’a dit : « C’est difficile pour moi de dire les mots de « viol » et de « violeur » parce que ça m’oblige à faire face à ce que j’ai fait. » Ce ne sont pas ses mots exacts, bien sûr, mais c’est l’idée : « employer ces mots m’oblige à reconnaître ce que j’ai fait ». 

Un viol donc. Il y a eu drogue, il y a eu alcool, ils étaient trois. Il y a accusation d’enlèvement et séquestration, il réfute. « Elle est montée volontairement dans la voiture. » Lui, il conduisait. Il dit qu’il ne se rappelle pas.

 « Tu sais, c’est pas… c’est pas facile de dire le mot viol, de dire que je suis un violeur. » Il baissait la voix en même temps qu’il me parlait. « C’est pas facile parce que dire ces mots c’est… ça m’oblige à reconnaître ce que j’ai fait et je… moi je veux pas avoir fait ça ! Je veux pas être cette personne ! »

Plus que de la culpabilité, un dégoût. Un dégoût de lui-même. Une schizophrénie.

« J’ai vu la psy, j’ai eu des flashs de ce qui s’est passé. »

Il ne se rappelle pas… Pas bien. Ça le fait paniquer, il a dit certaines choses dans son témoignage, et puis finalement il n’est plus sûr… Il ne sait plus bien ce qu’il a fait exactement.

« Honnêtement je… je sais plus. » il me dit en haussant les sourcils et en secouant la tête.

Tout de suite, à l’esprit, le film d’animation Valse avec Bachir d’Ari Folman : la mémoire joueuse. Et le Combat Ordinaire de Manu Larcenet : l’impossible pardon.

« Ce dont je me souviens de cette conversation, c’est d’une personne qui était décontenancée par ses propres actes.
« Une personne qui aurait voulu ne jamais avoir fait ce qu’elle a fait.
« Une personne que le souvenir de cette nuit horrifie, en tant que coupable. 

« Par la suite, nous avons plusieurs fois reparlé de ce pourquoi I. est en détention aujourd’hui, quand il en exprimait le besoin. Il a exprimé à plusieurs reprises le dégoût de ce qu’il a fait, le dégoût de ce qu’il a été et, en me racontant son histoire, comment il a tout fait pour se reconstruire une vie qui l’éloigne que ce qu’il s’est vu être ce soir là. »

Essayer de comprendre comment il en est arrivé là.
Me dire comment, depuis, il a mis toute la distance possible. Vouloir oublier.
Me raconter comment il est tombé amoureux, d’une fille, puis d’une autre, et puis que finalement, de retour au bled, il a écouté la famille, il s’est marié avec une jeune fille de là-bas.
« Elle était jolie, on s’est bien entendu… »
Il lui doit beaucoup aujourd’hui. Elle vient le voir trois fois par semaine la plupart du temps, avec les enfants quand elle peut. Reconnaissance sans bornes.

« J’arrêterai mon témoignage sur cet aspect : en tant que visiteuse qui voit régulièrement I. depuis quelques mois seulement – sept mois, huit mois, lorsque je vois I., je vois un détenu, je vois un père de famille, mais je ne vois pas un violeur, simplement parce que la personne que nous étions hier n’est pas forcément la même que celle que nous serons amenés à être demain. »

I. a violé, un soir, il avait vingt ans.
Et après, il a construit une vie.
Il s’est marié.
Il a eu un fils, qui avait deux ans quand il a été arrêté.
Et une fille, qui n’avait pas un an.

Il avait une maison, un travail, une famille, et il en assumait l’entière responsabilité, et plutôt bien.

« Le patriarcat cessera lorsque violées et violeurs pourront se serrer la main ? » (Citation d’une prof de sociologie, université de Catalogne)

Il y a une semaine, M. m’accompagnait au TGI de Paris, cours d’assise Molière, ou Verlaine ou Voltaire ou je ne sais plus qui, on s’en fout.

Demander à M. de m’accompagner au TGI de Paris, parce que je voulais que quelqu’un soit à mes côtés pour le partager, donc pour mieux le faire exister. Savoir que les mots que M. emploiera pour relater cette histoire, s’il en emploie, ne seront pas ceux que j’aurai choisi moi, mais peu importe, c’est précisément la diversité des récits d’un même événement qui sont à même de rendre compte de la complexité du réel, donc de la complexité de la société et des êtres humains.

Il faisait froid, il pleuvait, on s’est engouffré dans le métro, M. parlait, parlait, parlait et moi je l’écoutais pas lui, parce que j’avais besoin de parler et de m’écouter moi.

Bien sûr que le viol est une atrocité.
Et puis bonjour l’histoire, trois types qui embarquent en voiture une jeune touriste, pour aller la violer de nuit, dans un bois de banlieue parisienne, à deux reprises.
Clairement c’est terriblement moche, personne ne trouvera jamais rien à dire à cela, personne n’a envie de se retrouver dans une situation pareille, c’est un cauchemar cette histoire.

Pour la première fois, me retrouver confrontée à ce que peut vivre un violeur et sa famille, avant de pouvoir questionner ce que vit la personne violée.

A., débarquée d’Algérie à 18 ans et sans diplôme, parlant un mauvais français, follement amoureuse de son mari, se bat comme une âme en sursis. Seule du jour au lendemain, loin de sa famille, elle continue de se débrouiller pour élever ses enfants, s’occuper des démarches administratives diverses et variées qui lui incombent ; les deux premières années, elle se rend à Fresnes trois fois par semaine en transport, avec les enfants le week-end, Clichy-sous-Bois – Croix-de-Berny, quatre changements et près de deux heures aller, pour parfois moins de 45 minutes de parloir. Rapidement, elle passe son permis et se rend désormais à Fresnes en voiture quand la famille l’accompagne.
Des fois, elle se sent seule, et découragée.
Elle aimerait parler de tout cela avec quelqu’un, mais qui ? Elle n’est pas tellement en lien avec la famille de son mari ; sa propre famille est loin, et puis elle a préféré ne rien leur dire. Elle ne veut rien dire aux voisins non plus… Chacun ses affaires… Et puis le fait que son mari soit en prison, c’est déjà difficile, mais il n’est même pas pensable de dire pourquoi à qui que ce soit ! Personne ne le comprendrait ni n’afficherait de compassion.
C’est une mise en quarantaine qui se compte par années plutôt que par jours.
Un statut de pestiféré.

Femme de violeur…
Violeur…

Ce mot tabou, et viol, ce tabou en soi.

Il y a tout un tas de choses qui me dérangent dans le procès d’I.
C’est ce que je disais au flic, en attendant de passer à la barre, dans le couloir à côté de la salle d’audience.
J’arrêtais pas de causer, pour ne pas laisser monter le stress.
« Ben, pourquoi vous êtes inquiète, vous n’avez rien à vous reprocher, si ? 
« Ben c’est pas la question, mais enfin, vous vous voyez vous, parler à la barre devant quinze personnes, plus la victime, plus les coupables, plus la salle, pour témoigner en faveur d’un type qui a violé et qui risque de se prendre dix ans de taule ?! Bien sûr que je suis pas hyper sereine ! 
« Mais vous êtes là en quelle qualité ? »
Je lui ai expliqué comment, explications assorties d’un condensé de réflexions sur la prison et de données statistiques plus ou moins justes. Il m’a regardé d’un air perplexe.
« J’avais jamais pensé à ça. Je savais pas tout ça. 
« Oui enfin, ça n’est que mon opinion hein.
« Non mais les chiffres, c’est le chiffres, vous ne les inventez pas. »
Je ne lui ai pas répondu que précisément, les chiffres ça ment drôlement bien. De toutes façons, on m’appelait. Au moins, ça le faisait réfléchir.

1/ Première leçon donnée par la prison : peu importe ce qu’a fait le coupable, la prison n’est pas une solution acceptable. Je ne parlerai pas de sa femme et de ses enfants, victimes par extension.
En fait, la seule chose qui rendrait la prison acceptable à mes yeux, serait qu’il soit prouvé que cela aide la personne violée à se reconstruire. Rien n’est moins sûr.
« Mais alors, tu proposes quoi ? » La limite de cette question, c’est que la prison nous survivra à tous, quoi que l’on fasse, ce qui n’est pas une raison pour ne pas en dénoncer la violence et l’absurdité.
En parallèle, tout un tas de choses peuvent être proposées, qui relèvent souvent du cas par cas.
Mais en ce qui concerne la prison en soi, punir est questionnable, et la volonté de vengeance qui est à la base de nombre de nos réactions est questionnable. Punir ne change pas un être, ou fait naître chez le criminel de la pure culpabilité (quand ce n’est pas de la colère) plutôt que cela ne mène à une déconstruction du pourquoi de ses actes et à des explications potentiellement émancipatrices.
Est-ce que se venger permet d’avoir moins peur, le soir en sortant dans la rue ? Cesser de prendre les violeurs pour des montres absolus, et s’émanciper de sa peur, est-ce compatible avec la volonté de vengeance ? Me demander dans quelle mesure la haine peut aider une personne à se reconstruire.

Mais ces mots d’un ami, H., en réaction à mes propres mots :
« Pour moi la vengeance peut-être un moyen de reconstruction. La vengeance auto-gérée. La vengeance, sans médiation avec un pouvoir. La vengeance comme un moyen de reprendre une prise sur le réel, sur sa vie. Reprendre le pouvoir individuel, le pouvoir sur soi, volé, fragilisé, détruit par celui, ceux et ce qui nous blessent. Tenter d’être amoral. Ni moral ni immoral. Chasser ces deux mots de l’esprit. Mots empreints de religiosité ou de bien-pensance humaniste. »

Et aussi ces remarques, nées de mises en discussion de ce procès : sans forcément parler de vengeance, le procès comme un moyen de reconnaissance de l’acte commis, pour l’agressé.e. Réfléchir alors au moyen d’obtenir cette reconnaissance, « sans médiation avec un pouvoir » - ici, la justice d’État – comme )le suggère H.

2/ Notre justice française est dans l’incapacité à reconnaître que les crimes commis par une personne à un moment T. de sa vie ne la définissent pas intégralement et pour toujours.
Sujet de philosophie du bac 2015 : « Suis-je ce que mon passé a fait de moi ? »
Le combat ordinaire de Larcenet. Marco, un citadin qui quitte la ville pour s’installer en campagne, se lie d’amitié avec un voisin, qui pêche de temps en temps dans une proche rivière. Ils causent, ils philosophent, ils s’apprécient. Un jour, Marco, en visite chez ses parents, voit une photo de son père en uniforme, posant avec son voisin, débarrassé de quelques décennies ; une photo prise pendant la guerre d’Algérie. Son père lui explique que l’homme en question était connu pour faire usage de la torture. Alors qu’il croise son voisin quelques semaines plus tard, Marco, révolté, lui hurle sa colère et son sentiment d’avoir été trahi. Le vieil homme s’énerve à son tour, lui disant que ce qu’il a été alors n’est pas forcément ce qu’il est aujourd’hui, ce qui ne l’empêche pas d’être rongé par la culpabilité et l’horreur de ce qu’il a fait. Marco refuse toutefois de lui adresser la parole. Il apprend finalement sa mort quelques temps plus tard.

3/ Le fait de punir les violeurs ne répond en rien au problème sociétal de la domination masculine et de la misogynie établie, qui est à la source du problème.
Aller aux racines dudit problème : la misogynie profondément ancrée dans les comportements occidentaux (pour parler de ce dont je me sens légitime de parler), que se soient les femmes qui s’y soumettent comme dominées, ou les hommes qui en jouent comme instrument de domination. Lire pas plus tard qu’hier ces mots de Nietzsche dans Ainsi parla Zarathoustra : « Le bonheur de l’homme, c’est : je veux. Le bonheur de la femme c’est : il veut. » Pour ne citer qu’une phrase tiré d’un chapitre entier d’absurdités toutes plus abscondes les unes que les autres. Nietzsche avait donc si peur de la gente féminine, pour qu’il la méprise aussi petitement ?!
Inviter chacun à questionner son propre comportement en matière de misogynie et de domination.
Marteler l’évidence : le consentement est incontournable, la femme, comme l’homme, est un être pensant, pas seulement un corps etc.
Pourquoi ne discute-t-on jamais simplement de ce qu’est le consentement ?

Quand Brassens dit, dans « La chasse aux papillons », « Sur sa bouche en feu qui criait : ’Sois sage !’ /Il posa sa bouche en guis’ de bâillon », il dit aux millions de personnes qui ont écouté ses paroles que la fille qui dit non, ben en fait elle dit oui, et elle aime ça.
Perdu
Brassens n’en est pas moins grand et génial, mais fait partie des colporteurs de la misogynie ordinaire.

Parler du consentement n’implique pourtant pas de discussions perçant les tabous de la sexualité.
Le consentement, c’est la chose la plus simple de toute :
une personne qui dit non est non consentante ;
une personne qui se tait ne dit pas si elle est consentante ou non, le seul moyen de le savoir est d’en parler avec elle, et avec bienveillance ;
une personne qui dit oui n’est pas forcément si consentante, il faut tout de même s’en assurer avec la bienveillance ;
c’est ça le consentement : une personne qui affirme un oui explicite.

Et tous ces chiffres que l’on peine à visibiliser :
« Selon une étude de victimation menée par l’Ined en 2015 sur les Violences et rapports de genre (Virage), les trois quarts des femmes victimes de viol et de tentatives de viol ont été agressées par un membre de leur famille, un proche, un conjoint ou ex-conjoint. » ; « […] les femmes sont plus en danger à la maison ou chez leur petit copain, que dans un parking à 22 heures, souligne Ernestine Ronai, membre du Haut Conseil à l’égalité et responsable de l’Observatoire des violences envers les femmes en Seine-Saint-Denis. La maison, qui devrait être le lieu de sécurité, devient celui de tous les dangers. » » [1]

Penser à toutes les amies que je connais qui ont été victimes de viol ou de violence /agression sexuelle, et qui ont fini par oser en parler en privé. V., attouchée par son oncle dans un camping d’Espagne, nous n’avions pas seize ans. N’a rien osé dire par peur du scandale familiale que cela aurait causé : sa tante était alors enceinte. J., attouchée par un ami de la famille, elle avait douze ans. N’a rien osé dire. My., violée par son frère, âgé de dix ans de plus qu’elle, elle n’en avait pas dix. Ses parents le savent, mais n’ont jamais réagi en conséquence. E., qui m’explique comment l’ensemble de la famille sait qu’un oncle a un côté un peu « pervers » mais ne veille pas à ne pas le laisser seul en présence de jeunes enfants, jusqu’à ce que l’irréparable arrive. Am., sodomisée à corps défendant par son ancien petit-ami. C., attouchée et violentée par un collectif d’hommes lors d’un voyage en Inde, elle avait une dizaine d’années. Mg., attouchée dans un bus au retour d’une sortie scolaire, par un parent accompagnateur. L., violée par un homme hébergé par sa famille quand elle était enfant. Et B., attouchements et tentative de pénétration par le fils d’amis à ses parents, chez lesdits amis, elle avait dix ans. Mais ça peut aussi concerner les garçons. Comme mon ami J., violé par son oncle quand il avait cinq ans. Ou P., victime d’atteintes sexuelles dans l’orphelinat où il a grandi.

Et qu’en est-il de toutes celles et ceux qui n’ont jamais rien osé dire ?
Ne sont évoquées là que les histoires les plus choquantes ; infinie serait la tâche de recenser auprès des amies les pincements de seins, de fesses, les regards baveux, les sifflements, les « et mademoiselle, vous zêtes charmantes » suivis de « oh connasse, réponds là, salope ». 
Une femme sur sept subi une agression sexuelle en France.
Toutes ces agressions, arrivées dans les cadres sécurisés de leur propre foyers, de maisons d’amis ou de membres de la famille, sans violence, sans hurlements ni cris – sauf Am.
Et donc oui : « Les femmes sont plus en danger à la maison ou chez leur petit copain, que dans un parking à 22 heures. »

Il est des violeurs qui sont des monstres tout le temps. Mais ça n’est pas le cas de tous les violeurs. Peut-être est-ce important de l’avoir en tête ; d’avoir en tête que la plupart des violeurs ne sont pas les psychopathes dont les films d’horreurs et les séries policières nous dressent le portrait, mais des hommes qui ressemblent aux autres hommes ; des êtres humains, doués d’humanité qui, lors d’un temps donné, en des circonstances données, se transforment en monstres. Nous avons tous une capacité à nous transformer en monstres en certaines circonstances. Le tout est de savoir s’en préserver. Leçon donnée par Sam Brown, ancien déporté venu témoigner au collège Michel Vignaud, 91.

4/ Ces deux personnes, de toute évidence d’origine arabe, servent de bouc émissaire pour tous les crimes impunis du côté de la gente masculine blanche, a fortiori aisée.

Au moment du procès, je ne pouvais pas dire que le viol et l’agression sexuelle sont des banalités numériques.

Je ne pouvais pas dire que je voyais dans le jury trois femmes blanches ou métisses et trois hommes blancs, et qu’ils allaient peut-être se laver les mains en les condamnant.

Je ne pouvais pas dire que la prison est un instrument d’État qui punis plus souvent les faibles que les puissants, et que pendant que les DSK se voient nommés conseillers économiques du gouvernement Tunisien, que des Beaupin se voient innocenter et que des pédophiles se voient inculpés d’atteinte sexuelle par le Parquet de Pontoise plutôt que de viol, deux hommes à gueule d’arabes se prennent treize ans fermes. Je ne pouvais pas dire que la justice n’est donc décidément pas la même pour tous.

Repenser à cet entretien de Bryan Stevenson, avocat étasunien noir, paru sur Médiapart :

« (…) dans les États du sud des États-Unis, là même où sont enterrées les victimes des lynchages, les probabilités d’être condamné à mort sont 11 fois plus grandes si la victime est blanche que si elle est noire, et 22 fois plus grandes si l’accusé est noir et la victime blanche. » [2]

Quelle aurait été l’issue du procès, si la victime avait été une jeune femme arabe ou noir, et le coupable, un homme d’affaire blanc ? Penser à la pertinence de l’intersectionalité* – *corréler les discriminations de genre, de classe et de race. Dans ce tribunal, avant de rendre justice aux personnes violées ;
…on condamne des arabes de classe populaire, pour mieux épargner les violeurs français /blancs issus des classes moyennes et aisées.
…on épargne à la société française de réfléchir aux causes structurelles du viol, de remettre en question les causes du machisme, et le machisme latent.
Alors…

J’ai seulement dit qu’I. était conscient de la monstruosité de son acte, ce qui est vrai.
Qu’il avait eu besoin d’en parler, qu’il l’avait reconnu, que ses actes le hantent, et la culpabilité.
Qu’il avait, aussi reconstruit sa vie, et été arrêté sept ans après les faits.
Qu’entre temps, il était devenu un autre homme, une autre personne.
Un petit entrepreneur, un mari, un père, un homme responsable de son foyer.
Que malgré tout, il reconnaissait sa culpabilité, et assumait sa peine.
Qu’il faisait au mieux dans le cadre de son incarcération pour ne pas avoir d’ennui, et qu’il se montrait extrêmement reconnaissant envers sa femme, pour son soutient infaillible.
Qu’une peine longue risquait de… mais la juge m’a interrompue.
« On a compris où vous voulez en venir, merci. »
Elle n’était pas souriante la juge.
Elle ne dégageait pas une once de bienveillance envers personne, pas même envers la jeune femme à ma droite d’ailleurs.

épilogue

Le jour d’ouverture du procès, nous nous sommes rendues au TGI avec A.

Elle était folle d’inquiétude, du fait du procès dont dépendait son avenir et celui de sa famille, et plus pratiquement du fait d’avoir à témoigner devant quinze personnes (sans compter la salle) en étant « la femme du violeur », ce qui n’est pas la plus aisée des situations, et d’autant plus que devant une juge qui, du moins est-ce ce que le nom de sa fonction laisse sous-entendre, est là pour juger, précisément.

Sur le banc de bois, à l’entrée de la salle, une jeune femme assise, accompagnée d’une amie.
Elle est blonde, mince, chemisier blanc, pantalon noir souple. Habillée simplement, avec élégance.
Cernes sous les yeux, traits tirés.
Je lui lance un bref regard, de biais.
Aucun doute possible.

A. se tourne vers moi, visage contracté. « C’est elle ! Je… j’te jure, j’me sens trop mal ! » Ben ça.
Tout le monde se sent mal ici.
Et elle, avec son élégance, sa dignité, le respect dont elle fait preuve envers celles et ceux qui l’entourent, son calme, la respectabilité qu’elle dégage…
C’est elle qui nous a souri la première.

Nous ne nous sommes plus revues jusqu’au moment du témoignage : les témoins n’ont pas le droit d’assister au procès avant leur appel à la barre. Et tant mieux. Qu’aurait gagné A. à entendre dans le détail chacun des faits et actes obtempéré par son mari en cette nuit absurde d’il y a dix ans ?

Qu’a gagné la victime dans tout cela ? Revivre, à mesure des récits des faits, cette nuit cauchemar ?
Le sentiment que justice fut faite ? D’avoir été vengée ? Que de potentielles victimes seront peut-être épargnées ? De se sentir plus en sécurité désormais que deux d’entre eux sont derrière les barreaux ? Que cela servira d’exemple pour d’autres violeurs potentiels et les dissuadera de passer à l’acte ?

Lorsqu’il pu prendre la parole, I. dit peu de choses, mais il dit ceci :
« Je vous présente mes excuses. Et je comprends très bien que vous n’en vouliez pas, mais je vous présente mes excuses. »

Lorsque le procès s’est achevé et que la peine a été prononcée par le jury, I. et A. ont pu se voir brièvement.
Il était digne lui aussi, calme.
Il a simplement dit à sa femme, « On s’en fiche de moi, c’est à toi que je pense, à toi et aux enfants. »

Et puis A. a voulu voir la jeune femme. A. était en larme, elle tenait à s’excuser à son tour.

Et la jeune femme, avec des larmes plein la figure elle aussi, a simplement dit : « Les excuses de votre mari, et bien je les accepte. »

[2Joseph Confavreux, « États-Unis : pourquoi l’industrie de la prison vise les pauvres et les Noirs », entretien avec Bryan Stevenson, Médiapart, 3/10/17.

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