Les vandales et l’Etat

« Pour eux la violence est aujourd’hui essentiellement un problème de service de presse et de propagande. » Un article de Furio Jesi

paru dans lundimatin#87, le 4 janvier 2017

En complément de l’entretien avec Andrea Cavalletti et à l’occasion de la sortie du livre Spartakus, symbolique de la révolte, aux Editions la Tempête, nous publions ici un article écrit par Furio Jesi en 1969. Il revient sur les évènements de « l’automne chaud » en Italie, grand mouvement de grèves qui inaugura les dix années de l’autonomie italienne. Jesi décrit la manière dont les bureaucraties syndicales et les partis sociaux-démocrates, en se dissociant des actions de rue et des manifestations, se coupèrent de la puissance de la révolte jusqu’à s’y trouver totalement opposés.

« L’affrontement violent, celui qui oppose »classe contre classe« avec le plus de visibilité, a au moins l’avantage de démystifier les symboles de la manifestation et du cortège bien ordonnés, occasions de complaisance et de salut spirituel pour les dirigeants politiques et syndicaux »

A Pise une manifestation contre le fascisme en Grèce et les provocations des fascistes locaux a « dégénéré » en une série d’affrontements entre manifestants et policiers lorsque les forces de l’ordre, engagées à défendre vigoureusement les fascistes, ont été identifiées comme instrument d’un seul et même pouvoir régnant en Grèce et en Italie par ceux qui ne pouvaient se contenter d’un « rassemblement bien ordonné ». Durant les affrontements, auxquels s’est engagée également une partie de la population des quartiers, un étudiant a trouvé la mort, tué d’après de nombreux témoignages par une grenade lacrymogène de la police qui, après lui avoir fracturé la cinquième côte, lui a brisé le cœur.

A Turin les grèves organisées des métallurgistes dans les établissements de la Fiat Mirafiori et Rivalta ont « dégénéré » puisque de nombreux travailleurs ne se sont pas contentés d’une « manifestation bien ordonnée » et d’un « cortège bien ordonné », et ont endommagé les sites de production ainsi que les réfectoires, en essayant pour les uns d’occuper l’établissement de Rivalta, et de participer pour les autres à la manifestation contre le Salon de l’automobile (réservée ce jour-là par décision syndicale aux seuls travailleurs de la Lancia). Ces deux dernières initiatives ont échoué notamment grâce à l’intervention « responsable » des syndicats.

A Pise « Potere operaio » a joué un rôle de premier plan. A Turin les groupes de la gauche extra-parlementaire ainsi que les étudiants ont pris part à la grève et aux manifestations ; les moments de débat et de prise de conscience politique n’ont pas manqué, bien qu’avec une participation de masse encore insuffisante et une très faible interaction entre étudiants et travailleurs. Plus de cent personnes ont été dénoncées à la magistrature par la Fiat pour violence privée, invasion d’entreprise, violation de domicile, et pour coups et blessures. 85 ouvriers ont été suspendus par la Fiat pour un temps indéterminé ; on parle également de nombreuses suspensions supplémentaires encore in pectore [non officialisées].

PROVOCATEURS NOIRS ET ROUGES

La position adoptée par les partis de la gauche parlementaire (abstraction faite des sociaux-démocrates dans l’ordre des mots comme des faits) face aux affrontements de Pise et aux déclarations du ministre de l’Intérieur, est plutôt uniforme : les fascistes ont provoqué, encouragés par le consentement tacite et le comportement agressif de la police, et on est ainsi parvenu intentionnellement à des tumultes qui teintent d’insurrection les luttes des démocrates et des travailleurs. Si la police était intervenue contre le MSI [Mouvement Social Italien : parti politique d’extrême-droite] et non contre les manifestants, l’affrontement sur la place aurait été évité, affrontement par ailleurs instrumentalisé par des groupes d’extrême-gauche irresponsables et fauteurs de troubles. Analogue l’attitude des partis et des syndicats par rapport aux incidents de Turin (et de Milan, ainsi que d’autres localités) : le comportement provocateur du patronat et des forces de l’ordre a exaspéré certains travailleurs qui ont cédé à la tentation de la violence offerte par les habituels groupes d’extrême-gauche experts en instrumentalisation. Si patrons et police ne provoquaient pas continuellement et si les groupes « dits extrémistes » ne refusaient pas la « leçon de sérieux et de discipline » des syndicats, il n’y aurait aucun incident.
De même le ministre du Travail déclare : « Les événements du 29 octobre à Turin et à Milan n’appartiennent pas au domaine de compétence du ministre du Travail et ne regardent pas, pour autant que je sache, les organisations syndicales des travailleurs représentatives au niveau national. Ces événements relèvent de la compétence des procureurs de la République et peu importe de savoir s’ils découlent de la provocation ou de l’extrémisme, ou s’ils résultent des deux à la fois ».
Le ton des journaux du grand capital diffère nécessairement quelque peu : étant exclue d’emblée pour des raisons évidentes la possibilité de provocations patronales ou policières, ils donnent en pâture à l’exécration publique les groupes de « hooligans » responsables des pires vandalismes et ne réservent qu’une attaque plus légère aux syndicats pour leur manque de responsabilité. Sur la première page de La Stampa du 30 octobre, Carlo Casalegno [écrivain, journaliste tué par un commando des Brigate Rosse] dénonce avec une vigueur empreinte d’autorité une déferlante de délinquance qui comprend à la fois les affrontements de Pise, les mafieux d’Aspramonte et d’Avola et les règlements de comptes de la pègre génoise. Le lendemain Nicola Abbagno écrit sereinement que « notre Etat démocratique offre la possibilité de corriger les lois, le système juridique et les orientations politiques dans le sens voulu par les citoyens » avant de rappeler que « l’Etat n’est pas Dieu, ni Dieu le citoyen mais chaque citoyen, et tous les citoyens, ensemble, sont l’Etat ».

LE PROBLEME DE LA VIOLENCE

De part et d’autre, patronat, gouvernement et opposition parlementaire se posent et imposent à l’opinion publique le problème de la violence. Le patronat et le gouvernement sont explicites : il faut défendre l’Etat et le capital de la criminalité vulgaire des hooligans vandales. L’opposition parlementaire excuse les travailleurs exaspérés, enjoint les patrons à ne pas provoquer mais dans le même temps accuse avec une insistance particulière les « groupes dits extrémistes » de leur violence irresponsable qui « fournit prétextes et diversion à la campagne anti-ouvrière du patronat » (A. Minucci, dans l’Unità du 30 octobre). Il n’y a là ni surprise ni manque de cohérence. Le PCI se présente depuis longtemps comme un féroce défenseur de la Constitution, Ingrao [parlementaire de l’aile gauche du PCI] affirme explicitement que la voie italienne vers le socialisme ne peut passer par un affrontement « classe contre classe », le statut de la CGIL [CGT italienne] s’ouvre par un acte d’hommage (célébré à plusieurs reprises) à la Constitution républicaine.
Le problème de la violence, tel que les uns et les autres le posent actuellement, est cependant un faux problème qui dissimule des faiblesses et des problèmes irrésolus de part et d’autre. En présentant les événements d’Avola, de Battipigla, de Caserta, de Pise, de Turin ou de Milan comme les accès soudains d’une maladie psychiatrique, d’une démence criminelle de la part d’une fraction de la population, le patronat et le gouvernement cherchent à détourner l’attention de l’opinion publique des racines effectives de cette violence qui - malgré des contextes divers et variés - demeurent tout à fait évidentes : l’exploitation, l’injustice sociale, l’utilisation des hommes comme « matériel humain » ; ce sont de fait les caractéristiques fondamentales de tout capitalisme, éclairé ou obscurantiste, managérial, technocratique et ainsi de suite. Toutefois le grand patronat sait pertinemment (malgré les discours de délabrement des républicains) qu’il possède une force économique et militaire qui suffit largement, pour l’instant, au contrôle de la situation. L’épouvantail brandi et menaçant du « gouvernement fort » est en réalité l’aveu d’une condition déjà en acte : en Italie un coup d’Etat des colonels ne semble pas nécessaire et peut-être pas même opportun. Le patronat et le gouvernement disposent déjà d’un pouvoir suffisamment absolu. Pour eux la violence est aujourd’hui essentiellement un problème de service de presse et de propagande.

Bien plus grave est la faiblesse que l’opposition parlementaire dissimule derrière les accusations adressées aux « groupuscules dits extrémistes ». L’affrontement violent, celui qui oppose « classe contre classe » avec le plus de visibilité, a au moins l’avantage de démystifier les symboles de la manifestation et du cortège bien ordonnés, occasions de complaisance et de salut spirituel pour les dirigeants politiques et syndicaux, et d’aveuglement, qui conduit à s’illusionner et à se réjouir à bon marché d’une force en réalité modeste, pour la base. Il est vrai que partis et syndicats n’ont fait et ne font qu’extrêmement peu pour promouvoir la maturation de la conscience de classe chez les travailleurs, mais il est tout aussi vrai que malgré cette passivité les symboles traditionnels ne fonctionnent plus très bien. Certes il est plus facile de persister à croire et à faire croire qu’un cortège bien ordonné soit une démonstration de force consistante, plutôt que de tenter - au moins - de résoudre le problème d’une participation démocratique, qui ne soit pas purement formelle, à l’activité politique et syndicale, et d’une maturation effective de la conscience de classe. Il est plus facile, et c’est bien naturel, de se proposer comme objectif la voie de la social-démocratie indiquée par Ingrao.

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