Londres : deux rappeurs condamnés à des peines de prison pour les paroles d’une de leurs chansons

« La récente condamnation du duo de drill Skengdo x AM s’inscrit dans la longue histoire de la censure musicale en Angleterre »

paru dans lundimatin#178, le 19 février 2019

Au début des années 80, alors que le marché de la VHS se développait, l’Angleterre réactionnaire et pudibonde inventa les Video Nasties. Le gouvernement décidait de lister les films à interdire ou remonter au prétexte que la violence qu’ils contenaient corrompait la jeunesse.

En 2019, cette belle tradition de la censure refait surface mais cette fois-ci contre des rappeurs, on liste désormais les « Rap Nasties ».
Deux rappeurs noirs, Skengdo & AM, viennent d’être condamnés le mois dernier à des peines de prison avec sursis et interdits de certains déplacements, au prétexte que les paroles d’une de leurs chansons constitueraient des menaces et incitations à la violence [1].

[Article : Max Fraisier-Roux / Photo : @itsjustgillian ]

Pour Ian McQuaid, boss du label Moves qui a signé les deux artistes, cette condamnation est sans équivoque : on interdit le droit de cité au rap noir.

Des personnalités et même des voix individuelles citoyennes ont vivement réagi, notamment dans le Guardian pour dénoncer une atteinte à la liberté d’expression, et, plus particulièrement, le musèlement des voix provenant des quartiers et cités populaires de Londres qui, à travers la drill, tentent de se faire entendre.

À l’heure où le rap noir en France est également visé par la justice, pour des motifs certes différents - procès de Jo Le Pheno en 2017, de Nick Conrad cette année - , ces tentatives gouvernementales et institutionnelles de criminaliser l’expression artistique d’une frange de la jeunesse outre-Manche résonnent tout particulièrement.

Afin de revenir sur l’attaque que subit actuellement la drill en Angleterre, nous avons posé quelques questions à Ian McQuaid, dirigeant du label Moves sur lequel a signé le duo Skengdo x AM. S’ensuit la traduction d’une tribune rédigée par le même Ian McQuaid et parue en janvier de cette année sur le site anglophone dummymag.com dans laquelle il évoque l’histoire anglaise de la censure musicale.

RAP NASTIES 2019

Questions à Ian McQuaid, par Max Fraisier-Roux

Peux-tu nous rappeler ce qu’est la drill, et ce qui peut expliquer sa criminalisation...


La drill est un rap nihiliste qui émane des quartiers populaires du centre ville. Elle s’est inspirée d’une forme en provenance de Chicago, popularisée par Chief Keef.


Les beats sont délibérément épars et menaçants, et les paroles tendent vers le sombre, vers des récits violents de la vie de quartier.
Elle est criminalisée parce qu’elle décrit souvent des activités criminelles ; et ainsi, c’est plus facile pour la police d’aller chercher des personnes parlant juste du crime à Londres, que d’aller poursuivre les criminels avérés.

Qu’est-ce qui est reproché à Skengdo & AM ?

Les deux ont été condamnés à 9 mois de prison avec sursis parce qu’il ont joué un titre insultant contenant les noms de rappeurs rivaux.

Comment décrirais-tu le contexte raciste de l’affaire ?

Les hommes noirs sont considérés comme des malades et des criminels violents. L’idée que ces deux artistes pourraient avoir exprimé leurs conditions de vie avec habileté et esprit s’est complètement dissoute dans l’urgence qu’il y a eu de les étiqueter comme membres de gang, et malfrats. Il y a une longue histoire d’artistes blancs qui traitaient de thèmes inconfortables, mais leur liberté d’y impliquer des expériences vécues est rarement étendue aux jeunes noirs...

DERRIERE LES BARREAUX : Après des années d’interdiction de musiques en tous genres en Angleterre, les tentatives de censurer la drill ont franchi un nouveau cap alarmant.

Suite à la récente condamnation du duo de drill Skengdo x AM, penchons nous sur la longue histoire de la bien mal avisée censure musicale en Angleterre.

par Ian McQuaid, 28.01.19
traduction Max Fraisier-Roux
originellement paru sur dummymag.com, janvier 2019

La semaine dernière, la Lambeth Gangs Unit a annoncé ce qu’elle considère comme une victoire majeure contre la violence urbaine. Elle a communiqué sur des condamnations de prison avec sursis pour le duo de drill Skengdo x AM et concernant le crime suivant : « ont joué de la musique drill qui a incité et encouragé la violence contre les membres d’un gang rival et l’ont posté sur les réseaux sociaux. »
Soyons transparents - j’ai signé Skengdo x AM sur mon label. Par conséquent, je n’ai pas vraiment envie d’écrire sur les détails de l’affaire présente ; bien évidemment je suis de parti pris, et bien évidemment je pense que cette décision de justice est profondément injuste. Mais, alors que ma propre proximité vis à vis de l’affaire rend ma position excessivement biaisée, cela ne change rien au fait que, en tant que journaliste musical et historien, je sais que ces condamnations à de la prison représentent un tournant décisif au regard de la culture de la censure, un tournant tel que nous devrions nous sentir extrêmement concernés.

C’est une longue histoire en Angleterre que celle de la censure dans la musique pop. J’ai passé assez de temps à faire des recherches, alors que l’affaire progressait, pour vous raconter que la quantité de titres contre lesquels l’establishment a légiféré est 1) sidérante, et 2) un formidable indicateur de ce qui néanmoins continue d’ambiancer les gens quelques décennies après.
Il suffit de retourner au début du XXe siècle et de constater que les mêmes arguments se sont opposés entre les autorités et la musique de pointe et ont refait surface encore et encore. Le beat a pu changer, mais la connerie reste la même.

Dans son histoire de la nuit britannique, Life after Dark, Dave Haslam analyse la controverse que la première vague de jazz a rencontrée lorsqu’elle atteignit les rives britanniques dans les années 1910 ; « il y avait des objections fondamentales aux lives de jazz... des experts en musique, par exemple, dénonçaient le jazz en tant que ‘rythme sans mélodie‘. Divers gardiens de la morale objectèrent l’ ‘origine nègre de cette musique‘. Au point que le Leyton Council (sans succès) essaya de faire fermer tout endroit dans lequel on pouvait trouver des danses jazz, et qu’outré - et alimenté par une presse de droite raciste et hystérique ( ça ne vous rappelle rien ? ) - il décrivait les danses jazz comme « moralement mauvaises ». 

Inévitablement, le temps passant, le jazz est devenu acceptable dans la société distinguée, et la peur qu’il finisse par tous nous détruire s’est avérée être de la pudibonderie absurde. Heureusement pour les éditeurs de journaux, un nouveau croque-mitaine apparut bientôt, sous la forme du rock ’n’ roll.
Dans les années 50, les médias ont continué à ne manifester aucune intention de cacher leur rhétorique ouvertement raciste. Le Daily Mail donna le ton avec un tristement célèbre éditorial anti-rock en 1956 qui déclarait : « Cela a quelque chose du tam tam africain et des danses voodoo. C’est déplorable. C’est tribal. Et ça vient d’Amérique. Cela fait suite au rag-time, dixie, jazz, cha cha et boogie woogie, qui, certainement, est originaire de la jungle. C’est à se demander si ce n’est pas une revanche de nègres. »

C’est surtout à se demander si c’est ce point de vue qui a motivé Little Richards chantant « Be Bop A Lula », comme quoi ce serait je ne sais quelle « revanche » sur des siècles de brutalité coloniale, mais après tout qu’est-ce que j’en sais ? Comme il arrive généralement, la BBC a suivi le mouvement et a commencé à censurer le rock ’n’ roll, interdisant, entre autres, le « Maybellene » de Chuck Berry, étant donné que les paroles, qui mentionnaient l’infidélité (Maybelle drague et Chuck a le coeur brisé) étaient potentiellement dépravantes.

La BEEB a également couvert plus durement le phénomène rock suivant, connu sous le nom de death pop : la vague de chansons qui sont désormais devenues les marqueurs culturels définitifs de l’ère rock ’n’ roll - comme « Leader of the Pack » ou « Johnny remember Me » de John Leyton. Ces titres, qui contaient, dans un style hautement mélodramatique, des histoires de rockers qui faisaient des trucs de rockers comme par exemple des courses de motos et qui mouraient dans de terribles accidents, étaient considérés comme encourageant les auditeurs adolescents à commettre des actes de folie au volant. La BBC, et les médias plus larges, rendirent également ces disques responsables de l’augmentation de la violence entre gangs, Mods contre Rockers, qui lançaient des batailles de masse sur les plages du pays. Ceci met en valeur une autre marotte de la presse britannique ; s’il n’y a pas de minorité ethnique opportune à diaboliser, elle s’en prendra aux dernières tendances de la classe ouvrière. Et ouais, dans le fond, The Shangri-Las, un des groupes préférés de cet âge d’or, étaient le #410 de 1965.

Les années 70 ont vu l’avènement très documenté du punk, et l’interdiction simultanée des Sex Pistols en concert et sur les ondes, en même temps qu’une poursuite judiciaire avait tenté - sans succès - de faire juger leur album « Never Mind the Bollocks » comme criminellement obscène. Les années 80 ont eu le tube génialement sordide « Relax » suscitant l’indignation à cause de ses paroles osées, les anarcho-punks de Crass se sont vu refuser le pressage de leurs disques par les usines parce qu’ils étaient « blasphématoires » et U2 terrifiait les gardes-côtes de Island Records parce qu’ils chantaient la brutalité de l’armée britannique en Irlande du nord. Dans les années 90, les tubes rave ont passé au rouleau compresseur les sensibilités avec une flopée de morceaux construits autour de références évidentes et joyeuses aux drogues - du « We call it Acieeeed » de D Mob à l’ode aux ES des Shamen qui avait atteint le haut des charts, « Ebenezer Goode ».

Et ça continue.

Jungle ; garage ; grime ; ils ont tous été considérés comme des menaces publiques. Ne jouez pas « Pow ! » en festival, ne passez pas So Solid à la télé, ne jouez du bashment nulle part. Et les question posées au parlement et aux flics à la télé en bégayant le nom des MCs. Toujours la même chanson avec les mêmes résultats, nuls. Au nord, la bassline a été considérée comme ennemie publique numéro un, et le foyer spirituel du mouvement, le club Niche, a été fermé par la police. Pas de danse pour vous tous.

Mais rien de tout cela n’a d’équivalent avec ce qui s’est passé la semaine dernière - parce que, peu importe le nombre de fois où la police a fait fermer un lieu, ou que la BBC (ou n’importe quelle station de radio) a décidé de ne pas jouer un titre, de toute ma vie, je ne peux trouver aucun exemple d’artiste ayant été puni d’une peine de prison pour le simple fait de chanter une chanson pop.

La chose la plus proche qui puisse me venir à l’esprit, c’est le Criminal Justice Act des années 90, une législation anti-rave dont avait rêvé un gouvernement conservateur qui s’est lui-même effondré dans un bourbier sordide de corruption. Le Criminal Justice Act rendit illégal le fait de jouer toute musique « caractérisée par des rythmes répétitifs » à un rassemblement de dix personnes ou plus - c’était une tentative de criminaliser la musique pour elle-même. Cette mesure législative fut accueillie avec indignation dans le pays. D’énormes manifestations furent organisées, des marches, des raves et des campagnes de masse furent lancées pour lutter contre ce qui était, à juste titre, considéré comme une atteinte insensée à la liberté.

Aujourd’hui, la police de Lambeth nord a discrètement réussi à criminaliser la musique - mais cette fois, il y a eu à peine un murmure de dissension. Je pense sincèrement que les gens sont contents de voir des artistes de drill souffrir d’une loi draconienne parce qu’ils doivent vaguement imaginer que ces derniers ont du commettre un crime en lien avec le fait que leur musique soit interdite. Pour ce qui est de Skengdo x AM, je peux dire avec insistance que ça n’est pas le cas - et vous pouvez remarquer que dans le communiqué de presse de la police, il n’y a aucune mention d’un crime qu’ils auraient commis contre quelque gang que ce soit, mis à part le fait de chanter une chanson.
Voilà où nous en sommes. Bienvenue à un moment de changement de règle du jeu ; une époque où la police a décidé qu’une simple chanson est si puissante que même la chanter est illégal. Je ne sais pas trop comment on en est arrivé là, mais c’est être à un endroit terrible.

[1Si la chanson incriminée a été supprimée de leur compte youtube, on la retrouve évidemment ailleurs

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