Les possessifs

Détruire, disent-ils.

paru dans lundimatin#193, le 27 mai 2019

Au travers d’une analyse de la pédagogie, de la publicité et de certaines expressions courantes, Madeleine Micheau montre ici comment l’usage des adjectifs et pronoms possessifs a été dévoyé, détruisant ainsi toute possibilité de se rapporter réellement à soi-même mais aussi, en commun, à des choses qui ne regardent pas que nous : « Quand les mots à la première personne lui sont ravis, le sujet est spolié de lui-même et réduit à la prescription d’un standard qui le commande. »

C’est ce sujet qui nous intéresse, non qu’il fait le discours, mais qu’il est fait par le discours, et même fait comme un rat.
J.Lacan

Avant d’être l’outil du formatage de la pensée par toutes les ruses de la communication, les marqueurs de la propriété de la langue française, adjectifs et pronoms possessifs, qui inscrivent le genre et le nombre de l’objet, la personne, au singulier ou au pluriel ainsi que la situation d’énonciation sont des outils grammaticaux complexes. Leur complexité est à l’origine des troubles de l’apprentissage des petits et explique les divers recours pédagogiques qu’on retrouve aujourd’hui dans les énoncés infantilisants dont regorgent de multiples annonces autant écrites que sonores, informatives et/ou commerciales. Qui n’a pas été désarmé devant l’enfant montrant son ventre en articulant un « ton petit ventre » et devant la difficulté de le corriger en désignant son petit ventre tout en prononçant un « mon petit ventre » qui le laisse perplexe. Pour peu de temps, en réalité, car l’enfant saisit vite les situations d’énonciation, lui qui possède, sauf maladie rare, un allant joyeux pour la relation à l’autre et l’échange. Afin de consolider son savoir et ce rapport du possessif à la situation d’énonciation et à la personne, l’école inscrira sur son cahier un « mon cahier » qui en fera un propriétaire averti et l’adjectif possessif ornera ses livres et les divers objets dont il est l’utilisateur privilégié. Le désir de s’approprier étant vif dès le plus jeune âge, l’apprentissage des possessifs est rapide et permet d’inscrire dans le langage à travers la revendication de propriété, son être au monde. Une sorte de « je désire donc je m’approprie donc je suis ». Le ver est dans le fruit. La pomme ?

Et le générique au rencart. Car, habiles à saisir ce que la psychologie leur a enseigné, les communicants de tous ordres ont mis à profit la relation infantile au désir d’appropriation et son exaltation du moi contenus dans l’emploi des possessifs. Jusqu’à saturation, mais non sans arrière-pensée et effets sur une société où périclitent le collectif et la considération de l’autre au profit d’un « je » en expansion qui n’est pas celui de la formule rimbaldienne ni celui du sujet lacanien.

Après avoir saturé les espaces de la publicité, l’usage du possessif s’est emparé des annonces concernant le passage des trains, leur retard ou leur absence : « votre » train a remplacé « le » train pour telle ou telle destination. Sans y voir la moindre malignité, il semble cependant que le développement de cet usage du possessif a accompagné précisément la politique de privatisation du service public des chemins de fer. Moins il nous appartient, plus l’énoncé nous implique dans une propriété factice. Sans exagérer, cet usage du « votre » qui peut signifier la déférence à un sujet singulier ou le collectif des voyageurs, s’est étendu à tout ce qui ne nous appartient que par la valeur d’usage, du quai qu’on piétine à la gare qu’on rénove, en passant par la sécurité ... ad nauseam. Déjà exaspérant dans son emploi et sa réitération, ce martelage du possessif insupporte par le venin qui le nourrit. Vous êtes le centre de tout comme la terre le fut du monde avant que certain ne s’en offusque et meure sur un bûcher à Rome. Déjà animé par une tendance inflationniste, le « moi » qu’exaltent ces énoncés risque fort d’éclater. Et de faire éclater ce qui reste d’une société de compagnonnage. Car cet usage met en place ce qui trame l’ultra-libéralisme structuré par l’individualisme, la concurrence, la compétition. Bref, sortez les couteaux.

On aurait pu en rester là et l’intoxication sécréter rapidement son anti-dote, mais cela est passé inaperçu ou presque. En conséquence, la manoeuvre a continué et sa toxicité a augmenté. Car de ce vous, 2e personne du singulier ou du pluriel qui interpelle un propriétaire fictif ou l’assigne à un désir prescrit — voir la scène de l’entrée dans un centre commercial dans Minority Report, le film de S.Spielberg — un glissement s’est opéré vers un usage de la première personne se substituant à sa position d’énonciateur et lui subtilisant sa qualité d’être dans le langage. « Je » me désigne, « mon, ma, mes » aussi. Et nul autre que moi. Si la loi punit l’emprunt de l’identité d’un autre à des fins diverses licites ou illicites, au nom de quoi laisser se répandre l’usage abusif du possessif à la première personne, de la publicité aux annonces officielles ? « Mon atelier » chez Décathlon peut laisser imperturbable et « 300 profs rien que pour moi » dans la publicité du métro pour Wall Street English faire rigoler, mais « Dans ma peau » comme titre de l’exposition d’une grande institution a de quoi troubler. Quant à « Ma pochette de sortie » inscrit sur le livret de l’hospitalisation, sans doute associé au plan de la ministre de la santé intitulé « Ma santé 2022 », nul ne peut manquer de s’interroger sur la finalité de l’exercice linguistique. Et ne pas la borner à l’infantilisation par le recours à un procédé pédagogique destiné à la petite enfance. Ni seulement à l’exaltation d’un moi servile et à l’étouffement de toute dimension collective. Car au-delà de l’apparence publicitaire des énoncés, le pire est en marche : c’est l’existence du sujet du langage et de sa singularité qui est visée et dont l’élimination est en cours. Le registre orwellien de la novlangue actuelle est fréquemment souligné : le plan santé, c’est celui qui traite de la maladie ; dans le roman, le but, c’est l’anesthésie de l’individu et l’annihilation de sa pensée donc de ses capacités de rébellion et de désobéissance. Car ces outils de la langue que sont les possessifs à la première personne, qui les énonce à la place du sujet, usurpant la réalisation singulière de l’être dans le langage ? Dans le roman d’Orwell, un maître totalitaire. Aujourd’hui, quel est-il derrière ces manipulations de la langue commune ? Pour quel résultat ?

Par pure malice, on peut associer la stratégie aux réformes en cours de la formation : commission des programmes du secondaire dominée par les neuro-sciences, cognitivistes à la manoeuvre dans l’enseignement supérieur de la psychologie, triomphe de la molécule, et des laboratoires pharmaceutiques, dans la psychiatrie, réduite à la trilogie « camisole, isolement, injection », disparition de la notion-clef de la pensée elle-même, le « sujet », de l’enseignement de la philosophie, attaques réitérées et exclusion progressive de la psychanalyse pour la prise en charge de l’autisme. Et ce n’est pas fini. L’inconscient VS le cerveau : rien en commun : c’est l’intitulé d’un prochain colloque des praticiens à Bruxelles en juillet. Rébellion. Et après ?

Quand les mots à la première personne lui sont ravis, le sujet est spolié de lui-même et réduit à la prescription d’un standard qui le commande. En un mot, à rien.

Si, comme l’a dit Frédéric Lordon le 14 mars 2019 à la Bourse du Travail, « On est dans la destruction du langage et du sens même des mots », avec la manipulation des possessifs, n’est-on pas dans l’élimination du sujet même ? Élimination de l’ordre symbolique, pour le moment encore... Même les Romains qui la possédaient entièrement ne nommèrent pas la Méditerranée Meum, mais Mare Nostrum, « celle des peuples qui vivaient sur ses rives ». « Ainsi est-elle la seule mer au monde qui fut appelée Nostrum ».(Erri de Luca) Notre. À nous !

Madeleine Micheau

Paris avril/mai 2019

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