Prison de Hama : les détenus prennent le contrôle

Entretien avec deux mutins depuis leur prison de Sijin hama al-Markazi en Syrie

En Route ! - paru dans lundimatin#111, le 17 juillet 2017

Depuis mai 2016, la prison centrale de Sijin hama al-Markazi à Hama, en Syrie, est entièrement passée sous le contrôle des prisonniers. Partant de la protestation contre le transfert de quatre détenus vers un centre de détention tenu par les services secrets syriens, les prisonniers politiques et de droit commun se sont unis et ont pris le contrôle du bâtiment. Les portes des cellules ont été brisées, les portes extérieures barricadées. Les surveillants qui restaient y ont été enfermés et plus personne ne peut y entrer ou sortir sans l’autorisation des détenus. Depuis les autorités n’ont toujours pas repris le contrôle total du bâtiment et des centaines de prisonniers ont pu être libérés à la suite de négociations.

En Route ! a pu entrer en contact par téléphone avec deux mutins, Hamid et Urwa, prisonniers politiques actuellement encore détenus. Nous retranscrivons ici le fruit de plusieurs entretiens téléphoniques avec eux. Ils racontent comment ils ont pris le contrôle de la prison, comment ils s’organisent à l’intérieur, les négociations avec les autorités... A leur demande et pour des raisons évidentes de sécurité nous ne restituons ici qu’une partie de ce qu’ils nous ont raconté.

La situation unique et peu connue de la mutinerie de Hama est l’exemple même du type de tension qui pourrait se généraliser dans une Syrie où la rébellion armée est incapable de tenir mais où de nouvelles formes de luttes peuvent émerger en zones « pacifiées ». Il est fort probable que cette expérience, loin des lignes de front, préfigure les défis auxquels devra faire face le régime de Bachar Al-Assad : une résistance depuis les zones sous son contrôle.
A la suite de l’entretien avec Hamid et Urwa, vous trouverez une brève description du système carcéral syrien et de son fonctionnement depuis le soulèvement.

Pouvez-vous nous raconter comment a commencé la mutinerie ?
Tout a commencé en mai 2016 quand quatre prisonniers de la prison centrale de Hama devaient être transférés à la prison de Sednaya. On sait qu’ils allaient y être transférés pour y être exécutés. Ils avaient été condamnés à mort par un tribunal militaire sans aucune possibilité de se défendre. Ensuite leurs familles avaient payé un juge corrompu pour que les peines ne soient pas appliquées. Le juge a empoché l’argent mais ça n’a rien changé. Les services secrets ont alors tenté de les transférer et nous nous y sommes opposé. Nous avons tenté de négocier et face à leur refus de discuter, nous avons fermé les portes de la prison, barricadé toutes les issues.
Prisons de Hama et de Sednaya
Prisons de Hama et de Sednaya

Suite à une promenade, nous avons pris le contrôle de toutes les parties de la prison, de la cours, la cantine, les bureaux des officiers, etc. A l’intérieur nous avons détruit toutes les portes qui séparent les cellules, pour rendre impossible toute reprise de contrôle de la prison, même si ils parvenaient à rentrer dans la prison.
 
Pendant huit jours nous ne recevions ni eau, ni nourriture. La situation était très difficile. En fermant les portes de la prison nous avions enfermé avec nous plusieurs employés de l’administration de la prison. Ils n’étaient pas armés et nous ne leur avons rien fait, ils étaient juste dans la prison quand nous avons pris le contrôle du bâtiment. Nous sommes en conflit contre les services secrets et les juges.

Déclaration des mutins de Sijin hama al-Markazi

Au bout de huit jours, le régime a accepté de commencer à négocier. Progressivement nous avons libéré les employés de l’administration de la prison en échange de la libération de certains prisonniers. Ça a commencé par la libération d’un policier contre la libération de 46 détenus. Puis, par tranches, 380 prisonniers ont été libérés. Enfin nous sommes parvenus à un accord qui n’a été que partiellement respecté. On mettait fin à la mutinerie et nous devions en échange tous être libérés dans les quatre mois. En réalité ça ne s’est pas produit. Certes l’administration a repris en charge une partie du fonctionnement de la prison, notamment la gestion administrative et la cantine. Mais à l’intérieur c’est nous qui nous occupons du reste comme on le veut. Les portes de cellules ne sont toujours pas refermées malgré leurs demandes et leurs menaces.

 

Comment est-ce que ça s’est passé entre les prisonniers ? On sait que vous n’avez pas tous le même statut, est-ce que ça a compliqué les choses pour s’organiser ?
La mutinerie a été lancée par un groupe de prisonniers politiques, mais on a réussi à l’étendre aux prisonniers de droit commun. Ce n’était pas évident de réussir la jonction avec les prisonniers de droit commun. Eux sont jugés et ils connaissent la date de leur sortie, ce qui n’est pas notre cas. Nous on a rien à perdre alors que eux n’ont pas forcement intérêt à nous rejoindre dans cette lutte. Mais heureusement tous les prisonniers se sont unis.

Blocage de la porte principale 

Bien sur il faut faire attention, le régime nous a certainement infiltré. Mais nous venons presque tous de la ville de Hama ce qui a facilité la construction de liens de confiance entre nous.

Ce qui a permis cette confiance aussi c’est qu’on n’a pas de chef et on n’est pas affiliés à des mouvements politiques. En général pour les décisions prisent dans l’urgence on improvise avec le principe de toujours rester ensemble. Pour les autres décisions on en discute entre nous dans chaque cellule, on décide de quelque chose et des coordinateurs de chaque cellule se réunissent pour décider ensemble. Si on n’est pas d’accord on vote mais en général on essaie de tous se mettre d’accord.
Ensuite on nomme des comités qui sont chargés de négocier avec l’administration de la prison et avec l’État.

 

Qu’est-ce que la mutinerie est venue changer concrètement dans votre quotidien ?
Avant on pouvait rarement sortir de nos cellules, on était entassés dans des cellules fermées avec interdiction de sortir en promenade. Maintenant tout est ouvert et on sort en promenade quand on veut. On choisi dans quelle cellule et avec qui on dort. Et surtout on ne risque pas d’être transféré dans une prison des services secrets. Les policiers et les matons qui entrent n’entrent que quand on leur en donne l’autorisation et sans leurs armes. Ils sont inoffensifs. La mutinerie, même depuis le retour partiel de l’administration de la prison, nous permet de nous protéger des services secrets. Par contre on a très peu de nourriture et pas d’accès aux soins.

Destruction des portes des cellules intérieurs

Et où en êtes-vous aujourd’hui ?
Malgré les promesses, il n’y a pas eu de nouvelles libérations donc la lutte continue. On a eu plusieurs visites de représentants du régime, notamment le ministre de l’intérieur et celui de la justice. Aussi de la soit disant « opposition de l’intérieur », des députés présentés comme opposants en Syrie mais qui en réalité sont affiliés au régime. A chaque fois ils viennent nous donner des garanties, nous font des promesses. Ils ont peur que le mouvement prenne de l’ampleur, fasse du bruit et s’étende à la ville ou aux autres prisons. Donc ils essayent de gagner du temps comme ça.

Ce qu’on demande ce n’est plus seulement l’annulation du transfère de nos quatre camarades, mais la libération de tous les prisonniers de notre prison.

Actuellement, nous avons le contrôle de la prison mais les forces de sécurités sont tout autour. On ne peut pas sortir et ils ne peuvent pas entrer. Ça fait un an que ça dur. Parfois des membres de l’administration pénitentiaire et des policiers entrent dans la prison, mais sans leurs armes. Par contre ils ne peuvent interroger personne ou ne convoquer personne. Il y a des distributions de nourriture, mais en quantité insuffisante. On est obligés d’acheter la plupart de notre nourriture à l’administration de la prison qui du coup en profite bien. On manque de médicaments et on a plusieurs cas de maladies graves. La situation dans la prison est très difficile, mais c’est mieux qu’avant la mutinerie parce qu’on est libres de nos mouvements et qu’on est tous ensemble.

Savez-vous comment ça se passe dans d’autres prisons ? Y a-t-il des mouvements similaires ?
Je crois qu’il y a eu des tentatives de soulèvement dans la prison de Tartous. Mais pas de situation de mutinerie comme ici à Hama. Dans certaines prisons, les policiers ont du mal à entrer et à prendre un des prisonnier pour le transférer ou l’interroger. Ils doivent venir en groupe pour intervenir dans les cellules. Mais chez nous c’est pas du tout possible. Dans les autres prisons civiles, comme la prison de Adra à Damas, une mutinerie comme chez nous est plus difficile parce que les prisonniers viennent de toute la Syrie et ne se connaissent pas forcement. Du coup c’est plus compliqué de créer des liens de confiance, tout le monde se suspecte de collaborer avec le régime. En plus à Adra les prisonniers politiques et de droit commun sont mélangés. Du coup les réseaux politiques, desquels partent les mutineries, les groupes de confiance, sont séparés et fractionnés. Les prisonniers de droit commun sont souvent chargés de surveiller les prisonniers politiques, du coup il y a un contrôle interne effectué par les prisonniers eux-mêmes.
On sait que le régime n’a pas hésité à affamer ou bombarder des quartiers entiers pour les reprendre aux rebelles. Comment expliquer le fait qu’ils ne l’ont pas déjà fait pour la prison de Hama ? N’avaient-ils pas les moyens de la reprendre de force ?
Le régime a à plusieurs reprises tenté de reprendre la prison de force en envoyant du gaz lacrymogène et en tirant à balles réelles. Mais il faut comprendre qu’il y a des raisons techniques mais aussi des raisons politiques à son incapacité à reprendre la prison. Technique, parce que nous avons complètement barricadé toute la prison et qu’ils ne peuvent pas entrer. La seule solution serait de bombarder la prison et de nous exterminer. Le régime n’aurait certainement aucun problème à faire cela dans une autre prison, en particulier dans une prison militaire ou une prison gérée par les services secrets. Sauf que, et là c’est la raison plus politique, notre prison est une prison civile et l’ensemble des prisonniers viennent de Hama. Hama est une ville sunnite, traditionnellement hostile au régime des Assad (une insurrection y a été violemment matée en 1982). Depuis 2011, le régime a beaucoup investi pour que l’insurrection ne prenne pas dans cette ville. En effet, les rebelles n’ont jamais réussi à la prendre et la ligne de front se situe à une trentaine de km au nord. Nous sommes donc vraiment à l’arrière de la ligne de front avec les rebelles, c’est une zone que le régime ne peut se permettre de voir vaciller. Je pense qu’ici plus qu’ailleurs, le régime doit ménager la population. Il ne peut pas se permettre de se la mettre à dos et de risquer une insurrection à quelque km du front d’Idlib. C’est en partie pour ça qu’il tente d’éviter le passage en force ici. Ensuite, le régime n’a pas spécialement intérêt à perdre cette carte là. Il pense certainement pouvoir apparaître comme faisant des concessions en libérant des prisonniers. Si nous sommes dans cette prison et que nous ne sommes pas dans une prison gérée par les services secrets c’est qu’ils ne nous considèrent pas comme réellement dangereux. Si nous étions des combattants rebelles ou de simples soutiens de la rébellion armée nous aurions été torturés à mort. Donc on se dit que le régime souhaite nous garder comme monnaie d’échange, pour pouvoir faire un geste le moment venu. Il faut bien se rendre compte qu’une telle mutinerie dans une autre prison n’aurait probablement pas été possible.

Le système carcéral en Syrie

En Syrie, il existe plusieurs types de prisons correspondant à plusieurs régimes de détentions.
Tout d’abord, il y a les prisons civiles, pour les détenus de droit commun. Les prisonniers passent devant un juge, sont jugés et connaissent la durée de leur détention. Depuis le début de la révolte, par manque de place, des prisonniers politiques sont également détenus dans des prisons civiles. C’est le cas de la prison centrale de Hama. Les prisons civiles sont gérées par l’administration pénitentiaire et la police, et dépendent du ministère de l’intérieur. Les prisonniers politiques sont en général arrêtés et torturés par les services secrets dans différents centres qui dépendent de leur autorité, sans lien donc avec la police et la justice. Ensuite ces prisonniers au statut spécial sont parfois transférés dans des prisons civiles, où les conditions de vie sont meilleures (droit de visite, pas d’interrogatoires sous la torture, possibilité d’acheter des aliments, et une administration pénitentiaire facilement corruptible).
Enfin il y a les centre de détention dépendant des régimes d’exceptions : c’est à dire des centre gérés par l’armée ou les services secrets directement. C’est le cas de Faraa Falistin, la prison de Palmyre (avant sa destruction par L’État Islamique) et de celle Sednaya, ainsi que de nombreux centres de détentions clandestins disséminés dans les bâtiments des différents services secrets, de bases militaires et d’hôpitaux. Les exécutions de masse et la torture systématique ont été rapporté par Amnesty International, notamment quant à la prison de Sednaya.

Vue aérienne de la prison de Sednaya
Vue aérienne de la prison de Sadnaya

Le caractère organisé et bureaucratisé de ces massacres a été révélé suite à la défection de « César » [1]
La grande majorité des prisonniers politiques, en particulier lorsqu’ils sont accusés d’avoir soutenu les rebelles (d’avoir prit les armes, mais aussi nourrit, soigné, accueilli…) y sont enfermés. La torture y est systématique et les conditions de vie sont terribles. Il est rare d’en sortir vivant. Ces prisons existaient avant le déclenchement de l’insurrection. Après les années 80, le régime syrien y a massivement enfermé les militants islamistes, d’extrême gauche ou pro-palestiniens. [2]

Depuis le début de l’insurrection, de nouveaux centres de détention sont apparus pour faire face à l’afflux massif de prisonniers. Dans les hôpitaux, les bases militaires, les caves, des centres de torture et de détention clandestins sont créés. Chaque service secret, milice syrienne ou étrangère dispose de ses propres centres de détentions.
L’enjeu des débuts de la mutinerie de Hama était justement d’empêcher le transfert de prisonniers d’une prison civile à un de ces centres de détention dont on ne sort pas vivant, et qui dépendent du régime d’exception des services secrets.

Les prisonniers comme enjeux de négociation

Alors que depuis plusieurs années les tentatives de règlement politique du conflit syrien se multiplient sans donner de résultats, la question de la libération ou de l’échange de prisonniers est régulièrement mise en avant dans le cadre des négociations, comme le seul dossier sur lequel il peut y avoir certaines avancées.
Lors des conférences internationales d’Astana (depuis janvier 2017) et de Genève (2012, 2014, 2016, 2017), la question de la libération des prisonniers est systématiquement soulevée. En parallèle, les acteurs du conflit signent régulièrement des accords locaux qui peuvent permettre la libération ou l’échange de prisonniers (pour plus de précisions consulter l’article La diplomatie contre les rebelles syriens qui revient sur les accords d’Astana, et les différents accords d’échanges de prisonniers passés).

[1César est le nom de code donné par des avocats internationaux et des activistes syriens qui ont interrogé ce photographe officiel de la police militaire, qui a fait défection en janvier 2014. César était chargé de photographier les corps de détenus morts afin de les archiver. Il a quitté la Syrie avec des dizaines de milliers d’images, dont beaucoup présentaient les corps de détenus décédés dans les centres de détention de la Syrie

[2Le livre La Coquille, de Moustapha Khalifa, est un des meilleurs récits sur les prisons syriennes avant l’insurrection

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