Les massacres de Scio ou l’autre rivage de notre immunité

Delacroix, la Méditérannée et l’immunité au temps du coronavirus

paru dans lundimatin#244, le 25 mai 2020

Jean Noviel, un lecteur de Lundimatin qui publie également des analyses picturales sur son blog hébergé par Mediapart nous a transmis l’un de ses articles, que nous reproduisons ici. Le tableau dont il est question est la Scène des massacres de Scio : familles grecques attendant la mort ou l’esclavage, d’Eugène Delacroix, qui illustre les massacres de Grecs par l’armée turque après la proclamation de l’indépendance grecque en 1822. À partir de ce tableau et de ces événements, il revient sur notre rapport à la domination et à ce qui nous est étranger, notamment à travers la notion d’immunisation : l’immunisé est celui qui est exempt de charges, au-dessus des lois, le puissant ; il s’oppose au démuni, privé de tout, exclu de la communauté.

Ce tableau d’Eugène Delacroix illustre les massacres des populations de l’île de Scio (ou Chios), perpétrés par l’armée turque en riposte à la proclamation de l’indépendance grecque en 1822. À l’époque, l’île était une des plus riches de la mer Égée et les insurgés grecs tentèrent de la rallier rapidement à leur cause indépendantiste. Mais l’empire Ottoman ne pouvait l’accepter. Après un débarquement d’un millier de partisans grecs à Chios, Constantinople envoya près de quarante-cinq-mille hommes avec ordre de reconquérir l’île et d’y tuer tous les hommes fertiles, toutes les femmes âgées et tous les enfants de moins de deux ans, les autres pouvant être vendus.

Cette oeuvre de grand format présentée au Salon de 1824 évoque donc un des épisodes les plus macabres et sanglants de la guerre d’indépendance grecque qui éveilla l’opinion publique. Dès cette époque, des comités de soutien s’élevèrent partout en Europe, et en France notamment, pour dénoncer la barbarie turque à l’encontre des grecs. Charles X se heurta à l’opposition des libéraux hostiles à tout despotisme et aux artistes engagés comme Chateaubriand, Théophile Gautier, Victor Hugo ou Eugène Delacroix. L’art y était politisé à l’extrême. Le consensus était unanime. Et dans le sillage de l’anglais Lord Byron, les intellectuels, les hommes d’affaires, les bourgeois, les aristocrates, les réformateurs, pressaient les gouvernements réticents d’intervenir tandis que les premiers réfugiés arrivaient en France. En 1827, l’Angleterre, la Russie et la France infligèrent à la flotte turco-égyptienne une sévère défaite, et en 1830 l’indépendance grecque fut enfin reconnue.

C’est le moment particulier de la résignation du peuple de Chios que Delacroix a choisi de représenter. Il s’attache particulièrement à la mise en scène tragique de son oeuvre, soulignée par une harmonie soutenue de rouges et de bleus intenses. Au premier plan, Delacroix a disposé des personnages prostrés et résignés dans une situation morbide (thème cher au romantisme). Ces hommes et ces femmes, seuls ou par groupes de deux, sont isolés dans leur souffrance ou dans l’attente. On remarque successivement, avec une même impression de désolation, une vieille femme absente, une femme morte et son enfant, un couple prostré au centre et des corps enlacés implorants sur la gauche. A droite, un soldat musulman enturbanné, monté sur un cheval cabré, jette sur eux un regard de vainqueur. Il emporte une victime à demi nue qui est liée au cheval et s’apprête a sortir son épée pour mater un rebelle. Dans la mêlée, on distingue à peine les tortionnaires des corps massacrés. Bourreaux et victimes semblent former un tout. Au fond, les soldats turcs accomplissent leur tuerie dans un déchaînement de violence suggéré par les traînées de sang et la fumée qui s’échappe des maisons incendiées. Le paysage entier, hostile et austère, est comme à l’unisson de ce drame humain. Nul détail ne laisse entrevoir la possibilité d’une action commune ou d’une intervention salvatrice, et la nature aride accentue encore le sentiment de fatalité qui pèse sur les vaincus. Delacroix se démarque ici de la peinture d’histoire telle que David ou Gros la concevaient encore : la scène n’est plus frontale et centrée, mais s’articule autour de deux groupes qui s’opposent, l’un à gauche, ramassé sur lui-même (les grecs hagards et meurtris), l’autre à droite, subissant la violence du rapt (le fougueux cavalier turc et sa victime). Il ne montre ni le moment de la bataille ni celui de la victoire, mais les conséquences d’une politique de domination (l’expulsion et l’esclavage promis aux vaincus).

Née de la Révolution française et de l’Empire, la sensibilité à la souffrance des peuples est encore très vivace sous la Restauration. L’art romantique, surpassant la politique, trouve dans les événements grecs sa pleine expression. Delacroix manifeste dans cette oeuvre l’état d’âme de toute l’intelligentsia européenne de l’époque, qui y voit la lutte entre le bien et le mal, l’affrontement entre la force brutale et le martyr sans défense, la raison contre la barbarie. C’est l’exaltation romantique, inspirée par la lecture de Byron, en rupture avec le classicisme où les figures sont désormais plus humaines et moins héroïques : les vaincus symbolisent l’universel désespoir, la mère, la patrie, l’enfant, l’espoir fragile, toutes ces générations sacrifiées au nom de l’intolérance et de la barbarie. C’est le tragique sur fond d’actualité, la cruauté de la domination sous forme d’allégorie, la lumière éclairée de la civilisation qui réussit là où le pouvoir réactionnaire a échoué. Ce parti audacieux met l’accent sur le pathétique et la souffrance humaine dans une interprétation subjective des témoignages et des récits de ces atrocités. Il est surtout un geste politique fort dans cette France où des comités Philhellènes demandent aux gouvernements d’intervenir et de mettre fin à l’oppression et à la désolation des populations. Vendre les habitants de Chios était une activité plus profitable et plus « humaine » que le simple massacre ou le viol. La plupart furent donc réduits en esclavage et déportés vers les marchés de Smyrne, Constantinople et du Caire. Quelques uns eurent la chance d’être rachetés ou de pouvoir s’échapper, mais il ne fut pas possible de les sauver tous...

La méditerranée tombeau de notre immunité

Début mars 2020, en plein épisode Covid débutant, et alors que la pandémie menace mais que les autorités du vieux monde ne veulent y croire, l’Europe donne une image affligeante de sa gestion des populations aux portes de la Méditerranée. La Turquie qui vient d’ouvrir ses frontières maritimes et terrestres avec la Grèce, achemine en bus des migrants démunis, leurs promettant l’El Dorado occidental. Déploiement militaire, défilé des autorités, tirs à balles réelles, coups et blessures volontaires, longues files d’attente de familles sans armes et en larmes, perdues devant ce déchaînement de moyens hors norme. Pendant qu’un tout petit virus se déplace à vitesse grand V pour mettre bientôt à terre l’économie globale, voilà ce que font les puissances du vieux monde en ce début de mois de mars 2020. Triste spectacle ! Comme le virus, le migrant c’est un peu l’exotisme, ce lointain qui agace, ce spectre qu’on agite pour faire peur. Et pendant que la liberté pour la plupart d’entre nous se résume aux centres commerciaux croulant d’abondance ou à la vente en ligne d’objets manufacturés disponibles en un clic, et qu’il semble même normal que les produits de la vie courante arrivent du monde entier fabriqués à moindre coût par d’autres, des hommes, des femmes et des enfants sont stoppés et refoulés aux frontières sans droit ni humanité. Car quand nos « premiers de cordée » achètent leur liberté ou leur évasion fiscale à millions, d’autres, pour vivre, n’ont que le choix de monter dans des bateaux bondés pour traverser des mers sans même savoir nager. C’est devenu la norme et on s’est habitué à tout. Il faut accepter cet ordre régulé du monde et renoncer à certaines choses comme la justice, l’idéal, le droit, la lutte ; accepter surtout que certains soient écartés et exclus du système comme pour payer le prix fort de la régulation par quotas de vies nécessairement sacrifiées pour que d’autres puissent continuer à jouir pleinement de la leur. Tous hommes égaux et tous frères ! Il y a fort à parier que si l’esclavage pouvait encore être officialisé en ce monde, son commerce reprendrait de plus belle sur les rivages de la Méditerranée. D’ores et déjà d’ailleurs, une partie de ces flux migratoires alimente le cynisme de notre culture de la domination fondée sur le profit : main d’oeuvre exploitée du bâtiment et des travaux publics, travailleurs détachés sous payés de l’agriculture, petites mains asservies de la restauration, personnels corvéables des hôtels et palaces pour cols blancs, employés pressurés de la grande distribution, filières exploitées de la prostitution... Mais lutter contre oblige à pouvoir regarder en face toute la violence de cette exploitation humaine.

Ce que révèlent la mort et les pandémies dans une communauté est avant tout l’état de la communauté elle même, dans le sort qu’elle réserve aux plus faibles, aux plus exposés, aux exclus, au moins considérés. Leur gestion permet d’étendre et d’intensifier dans la totalité de la population les formes de domination sur le groupe, afin d’appliquer des mesures politiques d’« immunisation » qui étaient jusqu’alors appliquées violemment sur ceux considérés comme des « réfugiés ». Et la frontière n’est plus loin alors entre ce corps de l’étranger et le notre. Le corps de l’autre devient celui du danger, la frontière notre porte, le camp de détention notre maison immunisée, notre intimité le nouvel espace du contrôle et de la discipline. La gestion de la communauté implique une forme de gestion des corps et une spatialisation du pouvoir dans le travail, l’éducation, l’exclusion, la sexualité, l’alimentation, la maladie mentale, la vieillesse. Elle permet de créer des catégories opérantes à la fois dans une forme d’idéal de société immune et dans une forme de fiction du corps sain et libre – lave toi les mains et enfile ton masque, la santé c’est la vie !

Immuniser le groupe pour penser l’exclusion

Le terme d’immunité a d’abord désigné le caractère du privilège ou de la dispense avant de désigner au sens médical la propriété individuelle ou collective de certains êtres vivants à pouvoir contracter sans danger une maladie qu’ils ont déjà eue ou contre laquelle ils ont été vaccinés. « Immunité » vient du latin « immunitas » (exemption, dispense) dérivé de « munus » (l’impôt, la loi, l’obligation). En droit ancien « immunité » signifie donc l’exemption d’impôts, de devoirs ou de charges. Celui qui est exonéré d’impôt (le puissant) est immunisé, là où, au contraire, le démuni (le dominé) est privé de tout dans la communauté. Toute politique fonctionne sur ce principe de l’immunité (privilèges et dispenses des uns versus déchéance ou dangerosité des autres) et passe donc systématiquement par le sacrifice d’une partie de la communauté (vulnérable et laissée à l’écart.) au bénéfice d’une certaine idée de sa propre souveraineté. La contagion ne fait alors que reproduire, matérialiser, étendre et intensifier pour la totalité de la population les formes dominantes de gestion politique. La réponse sanitaire et l’état d’exception ne font que valider et normaliser cette forme de gestion par domination et décision de protection ou de stigmatisation, de vie ou de mort des plus faibles. Les grands naufrages pandémiques, totalitaires et génocidaires sont truffés de cet insupportable paradoxe qui se poursuit aussi dans la gestion des populations racisées ou migrantes. Et c’est encore une même politique de gestion immunitaire qui a forgé nos frontières et notre espace de concurrence économique « libre et non faussée » pour le marché européen. Shengen et Frontex obéissent aux mêmes lois de la domination comme aux fantasmes de sa mise en scène originelle. Ce sont les mêmes autorités d’ailleurs qui délivrent les passeports ou les laisser-passers et qui en plein Covid contrôlent nos sorties sur autorisation. Ceux là même qui ferment aussi les frontières et bloquent les flux migratoires que le monde a pourtant mis en marche par des guerres d’ingérences économiques ou militaires. Nous nous sommes construit collectivement comme une communauté totalement immunisée contre toute forme de risques et le covid a désormais déplacé la politique des frontières extérieures vers l’organisme biologique et politique de l’individu. Comme la révolte ou l’anarchie, la contagion fait peur dans tout ce qu’elle déplace de non maîtrisé dans l’ordre social et économique pensé pour la domination. Confiner, contrôler, surveiller et punir... Quel sera l’ordre nouveau après cela ? Dominer pour exclure ? Exclure pour dominer ? Pas sûr que nous puissions à terme sauver tout ceux passés au tamis du déni...

Comment dès lors pouvons-nous nous réjouir d’une solidarité introuvable en ces temps de reconstruction post virale, alors qu’hier encore l’Europe ne lésinait pas à déployer des moyens militaires colossaux pour les flux de populations à ses portes ? Nous sommes comme dans le tableau de Delacroix entrés dans l’affrontement des idées et des blocs : d’un coté la raison et de l’autre le mépris, d’un coté la lumière et de l’autre le despotisme brutal, d’un coté l’humain et de l’autre la rentabilité. Mais dès lors quel consensus penser ? Quel monde construire ? Qui pour faire face ? De même qu’il y a toujours une petite poignée de dominants pour décider de ce qui est essentiel au maintien des activités de la vie en communauté, il y a une communauté planétaire qui s’autorise encore à exercer sans contre pouvoir sa prédation totale sur le reste du monde. Et c’est là tout l’enjeu des débats sur cet « après » Covid : Quelle société voudrons nous instaurer ? Quelles sont les vies que nous voudrons sauver ? Quel idéal de corps chercherons nous à transmettre grâce à la discipline ? Quels paysages nouveaux serons-nous capable d’inventer ? De même que les plus pauvres d’entre nous paieront le lourd tribu de la crise, les pays pauvres seront les victimes collatérales de la récession du vieux monde. De nouveaux flux de migrants et d’esclaves modernes viendront alors s’ajouter aux tensions de nos inconséquences dans une distanciation de classe et d’exclusion généralisée des hommes. Il y a des jours où la Méditerranée se transforme en tombeau et des jours où la lumière enchante les eaux bleues et profondes de ses légendes lointaines. Des soirs où des zodiac y coulent dans la moiteur des nuits noires et des matins où des rorquals reviennent pour visiter ses côtes. Tout dépend de la rive depuis laquelle on observe se faire et se défaire les lois qui ordonnent et immunisent ce monde. Mais souvenons nous au moins, que, petit à petit, ce sont les idées et les actes qui font bouger les lignes. Et surtout que notre prochain c’est aussi notre lointain...

Scène des massacres de Scio : familles grecques attendant la mort ou l’esclavage.
Eugène DELACROIX, 1824, H : 419 × L : 354 cm
Musée du Louvre, inventaire 3823 

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