L’Héptaméron des Gourmets

Fiche cuisine

paru dans lundimatin#147, le 1er juin 2018

Dans un récent article du Nouvel Observateur, qui catapulte lundimatin au rang de « matrice de la gauche radicale », un membre de l’équipe déclare : ’Nous publions de la poésie, des bandes dessinées, des exégèses talmudiques, des articles sur les anarchistes chinois du XIXe siècle, et espérons-le, bientôt, des fiches cuisine’. Aussitôt cette phrase lue me vint en tête un objet étonnant, récemment découvert : un livre de cuisine du début du siècle. Je me lance alors dans une fiche de lecture, espérant inaugurer les pages Cuisine.s de mon hebdomadaire favori.

Le livre en question se nomme L’Héptaméron des Gourmets ou Les Délices de la Cuisine Française. Autoédité par Edouard Nignon en 1919, ce volume d’environ 250 pages n’est aujourd’hui plus disponible à des prix décents. On peut en revanche se le procurer sur Gallica, la bibliothèque numérique de la BNF.

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L’Héptaméron des Gourmets conte, à la manière des contes philosophiques, les sept journées du voyage des Liguriens en pays de Cocagne et propose, à la fin de chaque journée un menu concocté par Edouard Nignon, grand chef qui vécut dans l’ombre d’Escoffier au début du siècle.

Récit à contraintes (placer dans le récit un certain nombre de mets au menu), écrit à plusieurs mains sur la forme d’un cadavre exquis (un chapitre représentant une journée par auteurs), L’Héptaméron met en pratique la théorie délivrée en introduction et érige la cuisine, art primitif, en art total.

Le récit est simple. Après une gestion catastrophique de la Ligure par les « Apedeutes », le nouveau prince, Akakia, se voit proposer l’aide de Philène, roi de Cocagne. Ce dernier se propose d’offrir « la Dive bouteille » au nouveau souverain afin d’aider à la reconstruction du royaume. Sept missionnaires embarquent alors vers le pays de Cocagne afin de visiter, puis de prendre possession du fameux don. Ils passeront sept journées sur place.

Chaque journée est l’occasion d’un chapitre différent qui s’articule en trois parties. Premièrement, le récit de la journée des Liguriens en Cocagne. Vient ensuite le menu du déjeuner et du diner composés d’hors-d’œuvre froids, d’hors-d’œuvre chauds, d’œufs, de poissons, d’entrées chaudes, d’entrées froides, de légumes, de potages, de rôts, d’entremets et de pâtisserie. Enfin l’auteur propose les recettes de chaque plat du menu. Au total plusieurs dizaines de recettes sont proposées chaque journée.

Chaque journée est successivement racontée par André Mary, Emile Godefroy, Laurent Tailhade, Guillaume Apollinaire, Henri de Regnier, Lucien Descaves et Fernand Fleuret.

L’intérêt de l’ouvrage grandit lorsqu’on s’intéresse à ses auteurs. On se rend alors compte qu’une bonne partie de ce livre de cuisine est écrit par des poètes, des libertaires et des académiciens. Imagine-t-on un livre de Cyril Lignac accompagné des écrits d’Eric Vuillard, Alain Finkielkraut et Alain Badiou ? C’est regrettable, sauf pour le cas de Finkielkraut dont on ne préfère imaginer aucune production cérébrale. Ainsi on se laisse aller à des considérations sur les ouvriers : « Il y avait aussi des appareils à sous ou à jetons, qui happaient au passage, les soirs de paie, le salaire de l’ouvrier. » ou encore Laurent Tailhade, anarchiste notoire, soutien de la cause bolchévique et de la propagande par le fait (dont il fut par ailleurs une victime) met dans la bouche de Trimalchio, ce doux anachronisme : « Depuis que les Douze Tribus d’adonnent à l’œuvre socialiste et comptent la révolution parmi leurs entreprises commerciales, on ne peux plus dîner en paix. Songez-y ! Le bolchevisme russe menace le caviar ».

Le récit est rendu indigeste (!) de par la quantité de références au monde antique et par l’introduction intempestive des mets dans le menu :


— Salut, roi de Cocagne, vaillant chef, dont la renommée dans le monde surpasse celle des guerriers et des législateurs les plus fameux !
— Quelle langue peut assez éloquemment célébrer ces « filets de sole de la fée Mélusine » dignes d’être servis au banquet par lequel, héritiers des Lusignan, les Anglais célébreraient la prise de Jérusalem par des troupes britanniques, ainsi que le prédisait Shakespeare dans le scène première de l’acte premier d’Henri IV !
— Mais comment décrire le goût exquis des « côtelettes de levraut Crébillon »

Mais l’on prendra plaisir à apprendre les façons culinaires ainsi que les usages de naguère, comme celui d’appeler le ketchup catsup ou de servir toutes sortes de plats sur glace pilée. Enfin, l’épilogue vient conclure l’épopée des Liguriens par un habile calligramme en forme de bouteille de vin.

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Parler de cuisine dans lundimatin ne me semble pas relever de l’extraordinaire. La cuisine relève de nos pratiques quotidiennes et ouvre la voie à des questions généralement abordées ici. Que ce soit la question de la répartition genrée des tâches au sein d’une société (le couple, la famille, la communauté), la question du respect animal et environnemental, la question des inégalités ou celle de la gouvernementalité, toutes s’expriment quotidiennement dans l’acte de se nourrir ou d’être nourri. Il s’agit alors de se réapproprier cet acte dans notre praxis.

L’acte de cuisiner et celui de manger rassemble. De nouvelles formes de vies peuvent alors émerger de nos pratiques culinaires. Dans cette perspective, il n’est pas étonnant que les banquets interluttes et repas participatifs se soient multipliés ces dernières semaines. Le banquet a d’ailleurs souvent œuvré politiquement. Si comme le note l’historienne des banquets Suzanne Varga [1], « la table, lieu de pouvoir circonscrit à son espace, à n’en pas douter, est une métonymie du royaume ou de l’Etat » alors il ne tient qu’à nous de renverser la table comme le firent les Républicains de 1848 lors de la campagne des banquets, qui aboutit à la chute de la monarchie de Juillet ou les russes de 1904 qui préfigurèrent par leurs banquets contre le Tsar, la révolution de 1905.

Appliquons la distinction d’Ivan Segré entre bourgeois et ouvrier qui nous est chère, au cas de la cuisine. Dans Vacarme, celui-ci déclare : « le bourgeois, c’est celui qui occupe, ou vise à occuper la place du centre, la place du commandement. Être bourgeois, c’est se placer. Être ouvrier, c’est œuvrer. Les bourgeois se placent, les ouvriers œuvrent. Voilà l’idée. » Ainsi la tradition culinaire peut se diviser entre la tradition ouvrière et bourgeoise. Telle qu’elle nous est présentée dans L’Héptaméron, la cuisine permettrait de lutter contre « l’horrible soif de l’or, l’esprit de domination et tous ces appétits que notre raison est impuissante à maîtriser ». La cuisine aurait même supprimé dans le pays de Cocagne « l’injustice, le dol, le meurtre et la rapine » ainsi que casernes, tribunaux et prisons (p.7).

Pourtant, la tradition culinaire la plus bourgeoise est ancrée dans ces passions tristes qu’évoque LHéptaméron. Quand les bourgeois se placent, dans les banquets des rois, les ouvriers œuvrent aux banquets populaires. La tradition culinaire bourgeoise recèle d’une domination sur la nature et les hommes (agriculture intensive, malbouffe, nourriture de qualité inaccessible, etc.) quand la tradition culinaire ouvrière crée des espaces communs de production, de consommation et de partage.

Ici la cuisine est souvent présentée comme un instrument de paix. Voilà notre divergence. L’art culinaire tel qu’on le conçoit, dans sa tradition ouvrière, se pose plutôt en art de résistance. Résistance à l’insertion du capitalisme au cœur de chaque acte du quotidien et résistance entre amis dans la guerre de position qui se profile.

Une cuisine libérée, joyeuse, faste, respectueuse et révoltée, voilà notre vision.

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À présent, venons-en aux mets, souvent improbables, que votre serviteur a choisis et classés thématiquement.

Végétarien

Les asperges à la Gould. Faites cuire de belles asperges blanches. Égouttez-les, épongez-les et les roulez dans du beurre fondu puis dans de la mie de pain fraîche. Faites-les griller en les arrosant souvent de beurre fondu. Et servez-les accompagnées d’une sauce béarnaise.

Les fines laitues Dame Simonne. Faites blanchir douze beaux cœurs de laitues. Rafraîchissez-les, pressez-les pour en extraire toute l’humidité et ficelez-les. Placez-les ensuite dans une sauteuse où vous les couvrirez de crème double épaisse [et d’un verre à madère de glace de volaille]. ; salez légèrement et laissez cuire à feu doux. Pendant ce temps, étuvez au beurre pendant dix minutes douze beaux fonds d’artichauts ; garnissez-les légèrement de purée de champignons et sur chacun d’eux posez une laitue.

Réduisez d’autre part la cuisson des laitues, liez-là de trois jaunes d’œufs et de cent cinquante grammes de beurre. Nappez-en les laitues, puis saupoudrez-les de parmesan râpé ; faites-les glacer [et servez-les avec un fonds de veau qui les entoure en couronne].

Les haricots verts parisienne. Faites cuire un kilogramme de haricots verts fins de Paris. Liez-les au beurre, salez-les à peine, puis dressez-les en couronne sur un plat rond. Saupoudrez-les d’un peu de persil haché finement. Et dressez en pyramide, au centre de la couronne, un litre et demi de pois verts cuits à la française et liés au beurre.

Banquet

Les petites tomates à la favorite.  Émondez douze petites tomates mûres et rondes. Creusez-les à demi, épépinez-les, puis placez-les dans une terrine où vous les couvrirez de sauce vinaigrette. Laissez-les mariner ainsi pendant douze heures : égouttez-les et garnissez-les en dôme d’une julienne de thon à l’huile liée de mayonnaise légèrement relevée de catsup. Posez sur le thon un disque de tomate bien rouge. Et servez ce met en l’entourant de glace pilée.

Desserts

Fondant américain. Travaillez deux-cent-cinquante grammes de beurre fin avec trois cent grammes de sucre en poudre vanillé, et mêlez-y l’un après l’autre cinq œufs entiers. Lorsque cet appareil sera suffisamment crémeux, vous y ajouterez trois cent cinquante grammes de farine et vous amalgamerez le tout. Couchez ensuite ce fondant sur une plaque comme si vous faisiez des langues de chat ; couvrez vos gâteaux d’amandes finement hachées, et cuisez-les au four gai. Au sortir du four, vous les détacherez avec précaution pour éviter de faire tomber les amandes.

Bonus

Les sardines au caviar. Remplissez à demi de caviar gris très frais, un ravier en verre à hors-d’œuvre. Vous y coucherez en éventail douze belles sardines à l’huile, épluchées et débarrassées de leurs arrêtes, que vous entourerez d’œufs durs hachés.

Les élégantes parfumées aux perles noires. Cuisez au beurre les bécassines bien bardées, accompagnées de truffes moyennes (deux par bécassine). Cuisez-les dans une casserole hermétiquement close, en les arrosant de bon Porto et de glace de gibier qui ne soit point amère. Vous les servirez telles quelles, après neuf à dix minutes de cuisson, en coiffant chaque oiseau d’un crouton farci de farce à gratin de foie gras. Quant aux truffes vous les disposerez en pyramide en centre de la sauteuse.

Ce met sera digne d’affronter la table du gastronome le plus exigeant, s’il est préparé par un cuisinier de mérite.

[112 banquets qui ont changé l’histoire, Suzanne Varga, Editions Pygmalion, 2003

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