Les forains contre la metropole

Rouen, ville de lumières

paru dans lundimatin#32, le 19 octobre 2015

Rouen, préfecture de Seine-Maritime. Son air vicié, ses 12 sites Seveso, sa petite bourgeoisie pâle et dépressive assiégée par une plèbe mal aimable et malpolie. Rouen est à la joie ce que ses usines pétrochimiques sont à des poumons de nourrissons. Selon Michel Foucault c’est à partir de l’écrasement des pauvres de cette ville de province qu’au XVIIe siècle, l’institution pénale fut inventée. On ne vit pas à Rouen, on y passe ou on y survit ; mais toujours, on suffoque. Personne ne s’étonne d’ailleurs, que la forme la plus accablante et pathétique de l’amour y fut consacrée : le bovarysme.

Il y a cependant une institution qui chaque année et depuis plusieurs décennies met tous les rouennais d’accord : la foire Saint-Romain. Plus grande fête foraine de France après la foire du Trône, pas une génération de rouennais n’y est indifférente. Au milieu des enceintes hurlant les avant-derniers tubes de l’avant-dernier été, on y mange des croustillons, on rackette ou se fait racketter, on se bat parfois, on traîne tout le temps. Qu’il pleuve ou qu’il grêle, chaque habitant de Rouen dispose d’un budget spécifique pour la foire. Personne ne la raterait. L’édition 2015, censée débuter ce vendredi, est pourtant menacée d’annulation.

Déménagement

Si elle trouve son origine au Moyen Âge, c’est depuis 1983, que la foire Saint-Romain se déroule sur les quais bas de la rive gauche de Rouen. Idéalement située au coeur de la ville, c’est un point de passage quotidien et obligé pour des milliers de rouennais. Depuis une quinzaine d’année, les différentes mairies ont tout fait pour que la fête déménage au parc des expositions, loin du centre ville. Sans trop de surprise, l’argument régulièrement décliné est celui de la sécurité. Il y a 15 ans, il en allait des quais eux-mêmes qui, au bord de l’effondrement, ne pouvaient accueillir les centaines de manèges et les centaines de milliers de visiteurs. Malgré la mairie, les forains s’installèrent et aucun mascaret ne vint engloutir les pêcheurs au canard.

En 2014, c’est la sécurisation générale des lieux qui pose problème : la proximité de la Seine, les difficultés d’évacuation du site en cas d’attaque terroriste. La mairie du moment annonce donc aux forains que cette fois ce ne sera pas possible, ils devront déménager. D’ailleurs, quelques espaces verts ont été installés sur ces quais glauques et déserts. Peu connus pour leur souci écologique, les forains arrivent par centaines, détruisent les pelouses fraîchement installées et opposent à la mairie une politique du fait accompli.

Les forains de la colère

Yvon Robert, maire PS de Rouen se l’est promis : en 2015, les forains ne feront pas la loi. Il commence par leur assurer que quoi qu’il en coûte, la foire n’aura pas lieu sur les quais et qu’un déménagement alternatif est en préparation à un kilomètre de là, sur la plaine Saint-Gervais.

Dès le mois d’août, les forains prennent les devants et diffusent massivement une fausse affiche portant le logo de la ville de Rouen afin de rassurer les habitants de la région : la foire aura bien lieu sur les quais rive gauche.

La mairie qui s’attend à ce que les forains débarquent sur les quais en contrevenant à toutes ses décisions et rappels à la sécurité, se lance dans un « barricadage » des lieux. Des dizaines de conteneurs sont dispersés sur la zone ainsi que des centaines de gravats et autres monticules bloquant les accès aux quais et les quais eux-mêmes.

Parallèlement, des pourparlers ont lieu entre représentants du conseil municipal, président de Rouen Métropole et représentants des forains. Chacun reste sur ses positions.

13 octobre - La prise d’otage

À dix jours de l’ouverture de la foire, alors qu’aucun manège n’a commencé à s’installer et que les discussions entre le pouvoir local et les forains sont au point mort, dès 6 heures du matin, la foire s’installe sur tous les grands axes routiers de l’agglomération.

Autoroutes et Nationales sont bloquées par des convois de forains, c’est toute la ville qui est paralysée. Malgré l’étonnante quiétude d’une ville sans voiture, de gigantesques colonnes de fumée s’élèvent dans le ciel et il n’échappe à personne que des poubelles et des caravanes sont incendiées à chaque entrée de la métropole.

Déterminés, et à l’aide de tractopelles, des forains commencent à déblayer les entraves aux quais afin d’en libérer l’accès.

Certains conteneurs sont jetés dans la seine.


Un conteneur mis à la Seine par les forains... par francebleu-nordnormandie

Réaction

Les forains l’ont bien compris, le pouvoir ne réside plus dans ses symboles mais dans ses infrastructures, donc dans ses flux. Si personne n’aurait l’idée aujourd’hui d’aller bloquer la mairie de Rouen pour obtenir quoi que ce soit, on aperçoit une connivence évidente entre le blocage de toute la ville et les formes prises par tous les mouvements revendicatifs de ces dernières années : de Ferguson au Caire, de Paris à Montréal. D’un point de vue polémologique, les forains se tiennent à hauteur d’époque, ils jouaient pour gagner. Mais c’est négliger les affects les plus réactionnaires de la population rouennaise. Alors que le blocage du mardi était matériellement une réussite, la mairie a su retourner l’avantage tactique en propagande anti-forains. Il s’agissait de retourner les rouennais embouteillés contre les forains qui-viennent-de-loin. L’opération marche à merveille. Sur les réseaux sociaux, une page Facebook apparaît le jour même. Intitulée Opération Boycott Foire Saint Romain, sa présentation donne le ton :
La règle est simple : ils nous prennent en otage ? Nous aussi. Mobilisons nous, et BOYCOTT !!!
Les règles, c’est AUSSI pour les FORAINS !

En l’espace de quelques heures, les « like » se propagent et se garnissent de revendications ethnocentriques.

La mairie souffle sur les braises et se réjouit que sa population semble prendre parti pour elle et contre les-forains-venus-de-loin.

Crise de la représentation

À tous les arrêts de bus, le débat fait rage. Prendre le parti de la mairie ou celui des forains. Chacun a son avis. Cependant la bataille de l’opinion semble être perdue par les forains qui bien malgré eux semblent avoir produit une race rouennaise parfaitement heureuse de se laisser foirer là où ses élus l’ont décidé. Marcel Campion, représentant auto-proclamé des forains, participe in extremis à une réunion avec la ville et la métropole. Le 15 octobre, un accord est signé entre les différents représentants, la foire aura bien lieu sur l’esplanade Saint-Gervais. Les forains seraient désolé de tout le tumulte provoqué.

Malheureusement, quelques heures plus tard, la décision du représentant est soumise à l’assemblée des forains : à 171 voix contre 28, ces derniers refusent le nouvel emplacement.

Depuis, la situation reste suspendue sans que quiconque ne puisse prédire l’issue de ce bras de fer. Les jours passant, la possibilité que les forains aient suffisamment de temps pour monter leurs manèges s’amincit. La propagande elle, se fait chaque jour plus grasse. Nos confrères du Paris-Normandie sondaient récemment leurs lecteurs :
« Aujourd’hui, êtes-vous prêts à pardonner aux forains et à aller, comme d’habitude, à la foire Saint-Romain ? »

Travailleurs nomades et métropolisation

Que penser de ce conflit ? Par-delà les prises de parti sur les réseaux sociaux, il faut bien reconnaître que pour qui ne vend ni croustillons, ni promesses électorales, l’emplacement de cette foire peut paraître anecdotique. Et d’ailleurs, serait-ce un devoir moral que de prendre systématiquement le contre-pied des avis du pouvoir et la défense de la plèbe ? Ce dernier ne pourrait-il pas, de temps à autre, se révéler légitime et fondé en raison ?

C’est en tous cas une possibilité rhétorique que nous ne pouvons évacuer par pur principe. Il nous faut donc nous pencher dans les livres d’Histoire ainsi que dans la philosophie politique contemporaine pour parvenir à produire un avis.

Commençons par l’inscription symbolique et historique des travailleurs nomades.
Dans un article de 2012, Sebastien Jahan, maître de conférence à Poitiers, évoque en ces termes le cas des ouvriers nomades de la forêt dans l’ouest de la France aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Marginalité et mobilité permanentes : ces deux caractéristiques du « peuple de la forêt » embarrassent aussi grandement les autorités morales et politiques. Elles leur posent un véritable dilemme au fur et à mesure que grandissent tant les besoins en matériaux et en combustible de l’industrie métallurgique ou de la construction navale que l’impératif absolutiste visant à contrôler le déplacement d’ouvriers spécialisés, dont la cohésion forte est aussi un ferment de tendance libertaire et de rébellion à l’ordre établi. Les forestiers représenteraient ainsi une sorte d’humanité particulière, primitive et mutine, à la lisière du monde civilisé : « ces fendeurs de bois », écrit en 1712 l’intendant de Moulins Turgot, « sont un peuple assez sauvage, toujours armé de cognées, serpes et haches, qui se secourent mutuellement ». Le portrait qu’en 1737, Henry de Greuille, maître des Eaux et Forêts du duché de Châteauroux, dessine de la population des loges établies en bordure de la forêt de Châteauroux est tout autant révélateur de l’opinion extrêmement dépréciative que l’administration forestière, – et avec elle, sans doute, une bonne partie de la classe dirigeante –, se fait de cette société évoluant en marge du contrôle étatique. À moins qu’elle ne trahisse la volonté d’en diffuser une image apocalyptique. Rappelons-en les principaux traits : il s’agirait d’un groupe de « bandits », organisés en une « espèce de République qui n’a aucune discipline, qui ne connaît aucun maître », réfractaire au paiement de toute imposition et prompte à offrir le refuge aux faux-sauniers, aux criminels et aux bannis de tout acabit.

Politiquement, la banderole en haut de cet article nous rappelle qu’au coeur de ce débat, il y a la métropolisation des villes et du reste du monde. La métropolisation comme processus avant-gardiste de pacification des villes et de lutte contre la plèbe. Certains se souviendront de cet ouvrage lumineux, La fête est finie, rédigé à l’occasion de Lille2004-capitale-européenne-de-la-culture..

Nous en proposons un extrait qui ne manquera pas d’éclairer le débat actuel sur la foire de Rouen :

Nous disons la métropole, car il n’y a à l’échelle mondiale qu’une seule métropole diffractée en une série de pôles régionaux et dont l’ensemble des dispositifs de connexion - gares, autoroutes, aéroports, transports de données, etc. - font évidemment partie. L’inscription que l’on pouvait lire dès les années 60 sur l’enseigne de quelques rares magasins de luxe « Paris-Tokyo-Londres-New York » énonçait le programme d’une mise aux normes de ces villes telle qu’elles en viennent à former un unique continuum métropolitain. A leur tour, les panneaux « Rennes métropole », « Limoges métropole », « Bordeaux métropole » ou « Lille métropole » qui fleurissent ces temps-ci traduisent l’extension de ce projet. Par là, il ne faut pas comprendre que chacune de ces villes serait en elle-même devenue une métropole, mais qu’elle est désormais un fragment de la métropole impériale, comme un arrondissement oublié de New York, Londres ou Tokyo. Un éclat de Paris perdu au bord de la Deûle ou de la Garonne. C’est depuis ces centres que le capital lance ensuite son offensive vers le reste du territoire. L’utopie à l’œuvre, ici, est celle d’une ville-jardin mondiale où la marchandise serait en toute chose une seconde nature. Pour l’heure, le label « Capitale européenne de la culture » est le cheval de Troie de la normalisation impériale.

De pays en pays, de cité en cité, de quartier en quartier, il y a un cycle de la normalisation. Tout commence par un « quartier populaire ». Un « quartier populaire » n’est pas un quartier pauvre, du moins pas nécessairement. Un « quartier populaire » est avant tout un quartier habité, c’est-à-dire ingouvernable. Ce qui le rend ingouvernable, ce sont les liens qui s’y maintiennent. Liens de la parole et de la parenté. Liens du souvenir et de l’inimitié. Habitudes, usages, solidarités. Tous ces liens établissent entre les humains, entre les humains et les choses, entre les lieux, des circulations anarchiques sur quoi la marchandise et ses promoteurs n’ont pas directement prise. L’intensité de ces liens est ce qui les rend moins exposés et plus impassibles aux rapports marchands. Dans l’histoire du capitalisme, cela a toujours été le rôle de l’Etat que de briser ces liens, de leur ôter leur base matérielle afin de disposer les êtres au travail, à la consommation et au désenchantement.

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