Les années ’70 en Italie et son actualité - Alessandro Stella

« Depuis quarante ans, l’Etat italien instrumentalise le fantôme du "terrorisme" pour disqualifier toute lutte un tant soit peu radicale. »

paru dans lundimatin#181, le 4 mars 2019

Alessandro Stella, auteur du beau « Années de rêves et de plomb - des grèves à la lutte armée en Italie (1968-1980) » chez Agone rétablit ici quelques vérités sur les raisons qu’on peut avoir de se battre aujourd’hui pour arracher Cesare Battisti à la tombe dans laquelle on voudrait le garder jusqu’à la fin de ses jours, et pour empêcher que d’autres exilés italiens finissent de la même manière. [1]
S.Q.

[Illustration : Milan, novembre 1969, au cours d’une manifestation ouvrière : "Saragat ! Ouvriers 171, Flics 1". Dans la manifestation précédente, un membre des forces de l’ordre avait été tué. Saragat était le président de la république.]

Après avoir réussi à rattraper Cesare Battisti, avec l’appui du néofasciste Bolsonaro et l’accord de l’ancien gauchiste Morales, le Gouvernement italien a demandé à la France l’extradition d’une quinzaine d’anciens militants révolutionnaires italiens. Quarante ans après, l’Etat italien veut toujours la peau de celles et ceux qui se sont révoltés contre les injustices sociales, qui ont prôné l’égalité et la fraternité, et qui dans la confrontation avec les Puissants ont fini par prendre les armes.

Revenons sur ces années 1970 en Italie. Que s’est-il passé ? Plus qu’ailleurs dans le Monde, les révoltes sociales des années ’60 ont eu une longue continuité en Italie : un 68 qui a duré dix ans. Et qui a évolué, sous les feux de la confrontation et des rapports de force. Les luttes ouvrières, étudiantes et prolétaires qui n’ont pas faibli, au contraire, après 68 (« autunno caldo » de 69, occupation de FIAT et autres grandes entreprises en 1973) avaient abouti à des conquêtes salariales, de conditions de travail, d’études, de logement et de services publics. Face à cette redistribution des richesses et des pouvoirs, les classes aisées, le patronat et les élites politiques ont mis en place des pratiques contre-révolutionnaires. Ladite « stratégie de la tension », les services secrets parallèles et les GLADIO, en connivence avec les Etats-Unis dans la guerre contre l’ennemi communiste qu’il fallait à tout prix empêcher d’arriver au pouvoir dans un pays d’Occident, ont radicalisé, côté Pouvoir, la confrontation avec un peuple en révolte.

Car, il faut le rappeler, dans la première moitié des années 1970, c’était des ouvriers, des syndicalistes, des étudiants qui tombaient sous les balles de la police anti-émeute. Des clients de banque (Milan, 1969), des usagers de trains (Italicus, 1974), des auditeurs d’un comice syndical (Brescia, 1974) sont morts par dizaine dans des attentats qui voulaient semer la peur dans la population dans le but d’en appeler à un Etat fort, d’ordre et de discipline. Les luttes sociales, sur les lieux de travail, d’études, de vie, avaient en effet mis en crise hiérarchies et gouvernances, et la classe ouvrière était promise au paradis.

C’est dans ces conditions, sous l’influence d’une tradition insurrectionnaliste centenaire dans le mouvement ouvrier, anarchiste et communiste, d’une inspiration contemporaine (le guévarisme), et d’une mémoire jamais éteinte de la Resistenza au fascisme, que des hommes et des femmes qui militaient dans les différentes luttes d’usine, de territoire, d’université, ont pris le chemin des armes. Par milliers : le décompte des arrêtés (des dizaines de milliers), des renvoyés en Cours d’Assise (20 000 environ), des condamnés à prison ferme pour des années voire à perpète (5000), dit l’ampleur du phénomène.

Ces milliers de personnes, dans toute l’Italie, des grandes villes aux petits villages, étaient insérés dans un tissu militant beaucoup plus vaste, fait de comités d’usine, de comités territoriaux, de comités d’université, de collectifs féministes et homosexuels, de comités de quartier, et jouissaient de la sympathie d’une partie importante d’Italiens qui rêvaient de révolution. Le Mouvement de ’77, qui ébranla l’Italie pendant un long printemps aux accents insurrectionnalistes, destituant toute autorité, y compris celle du PCI et de la CGIL, en fut le point d’orgue. Un Mouvement que l’Etat italien, selon les mots mêmes de Francesco Cossiga, ministre de l’intérieur à l’époque, puis président de la République italienne, se devait de mater coûte que coûte, au risque de voir l’Italie sombrer dans l’anarchie communiste. Effectivement, entre 1976 et 1980, la statistique du ministère de l’intérieur faisait état de presque mille actions de violence politique et d’attentats, cinq par jour en moyenne. Un embryon de guerre civile, comme reconnaitrait plus tard Cossiga.

Ainsi le gouvernement italien donna pleins pouvoirs aux policiers, carabiniers et juges pour poursuivre les militants des Brigades Rouges, de Prima Linea, de l’Autonomie Ouvrière et d’autres groupes qui faisaient partie de ce vaste mouvement. Le Parti Communiste Italien fit appel à tous ses militants, ouvriers, syndicalistes, juges et policiers pour coopérer avec les enquêteurs dans la traque aux « terroristes ». Des lois spéciales furent votées, des prisons spéciales furent aménagées, les tortures sur les arrêtés furent consenties sinon encouragées, des exécutions sommaires furent couvertes et assumées. Les tribunaux, tout aussi d’exception, condamnèrent des milliers de personnes à des années et des années de prison, souvent sur la base des accusations des dits « repentis », qui avaient été retournés par policiers et juges contre leurs camarades en échange de leur propre liberté. Mais souvent aussi sans preuves judiciaires, car il s’agissait de procès politiques.

Le bilan de ces longues années de conflit entre les groupes armés d’extrême gauche et l’Etat italien comptabilise 128 morts (policiers, juges, dirigeants d’entreprise, hommes politiques, journalistes) causés par les militants révolutionnaires. De l’autre côté, il y a eu 68 militants morts, tués par des policiers ou tombé au cours d’actions. Auxquels il faut ajouter les centaines de blessés de part et d’autre. Un bilan de souffrances qui devrait inclure aussi les longues années passées en prison, souvent dans des conditions épouvantables, pour les militants révolutionnaires.

Quelques centaines de militants échappèrent à la prison et la plupart trouvèrent refuge en France, où le gouvernement Mitterrand leur accorda un asile politique de fait. Dans les faits, l’accueil de l’Etat français, à la condition de déposer les armes, permettait à des personnes autrement vouées à la prison ou au combat sans fin, de continuer à vivre en liberté. C’était au bout du compte une amnistie concédée par la France, en remplacement de celle toujours niée par l’Etat italien.

Ces survivants des « années de plomb » ont dû rebondir, recommencer une nouvelle vie, trouver du travail, un logement, apprendre une langue. Comme tout migrant ils ont été confrontés aux difficultés de l’insertion dans un autre pays. Les centaines d’anciens militants italiens réfugiés en France dans les années 1980, s’ils ne se sont pas privés de boire du champagne sous la tour Eiffel (selon la fresque peinte par Matteo Salvini, néofasciste ministre de l’intérieur actuel), en ont surtout bavé pour s’en sortir, pendant des années.

Pourquoi l’Etat italien depuis quarante ans et encore à présent s’acharne à vouloir l’extradition des « terroristes italiens réfugiés en France » ? Qu’il soit gouverné par la Démocratie Chrétienne, par les Démocrates de Gauche ou par l’actuel gouvernement Lega-M5S, l’Etat italien refuse toujours de tourner la page de cette histoire. Pourquoi ? Parce que la peur du « terrorisme », de son retour dans l’actualité italienne est utilisée par l’Etat pour empêcher la résurgence d’un mouvement social de révolte. Depuis quarante ans, l’Etat italien instrumentalise le fantôme du « terrorisme » pour disqualifier toute lutte un tant soit peu radicale. Car à la fin des années 1970 ce ne sont pas seulement les militants des groupes armés qui ont été réprimés, mais tous les militants et sympathisants du mouvement révolutionnaire. S’opposer à l’arrestation et à l’extradition des anciens militants révolutionnaires italiens refugiés en France, c’est lutter pour préserver leur liberté et contribuer à la libération de la chape de plomb qui pèse sur les luttes sociales en Italie.

[1Une précision me semble devoir être apportée à ce texte, qui n’expose sans doute pas assez à quel point l’Italie des années 50-70 était une société violente. Dans l’espèce de bilan qu’il dresse qu’il met en rapport les morts tués par les organisations de lutte armée et ceux tués par la police chez les militants. Mais il conviendrait mieux, à mon sens, face aux morts du côté du pouvoir, d’aligner ceux tués dans les grèves, les mouvements paysans, les révoltes carcérales : on verrait alors que les pertes étaient infiniment plus élevées du côté des exploités en lutte que du côté des exploiteurs qui les réprimaient.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :