Les Furtifs - Alain Damasio

[Bonnes feuilles]

paru dans lundimatin#187, le 16 avril 2019

Travailler dans la rédaction de lundimatin comporte certains avantages (salaire mirobolant, reconnaissance de la profession et tickets restaurant) mais aussi de véritables privilèges comme celui de se voir offrir en exclusivité un grand nombre de livres que nous n’avons pas toujours le temps de lire.

Cependant, nous savons que tout régime de faveur appelle irrémédiablement ses nuits du 4 août. Cette semaine, nous avons reçu le nouveau livre d’Alain Damasio - Les Furtifs-, qui paraît le 18 avril aux Éditions La Volte, cadeau empoisonné s’il en est. Il a d’abord fallu argumenter sans fin à propos de qui, dans la rédaction, serait le plus légitime à le lire en priorité. Puis il y eut les amis qui proposaient aimablement qu’on oublie notre exemplaire quelques jours chez eux avant de sombrer dans l’aigreur face à notre refus tout professionnel. S’ensuivirent les tweets pleins de ressentiment d’inconnus, les regards méprisant mais envieux de cette dame assise à côté de nous dans le bus et enfin les messages d’insultes sur telegram de proches qui nous traitaient d’aristocrates. Avouons-le, nous avons manqué de clairvoyance : alors que la suite de La Horde du Contrevent est attendue depuis 15 ans, il n’était pas envisageable d’être les premiers à lire le nouveau Damasio sans déclencher une vague de haine farouche.
Heureusement, Alain Damasio est non seulement un contributeur de lundimatin mais surtout un ami. Informé des tumultes provoqués par ce service presse et afin que nous puissions continuer de travailler dans un environnement apaisé et serein, il nous a gentiment proposé de publier les bonnes feuilles de son dernier livre. N’ayant lu que les 300 premières pages, nous nous contenterons de dire que parfois, ça vaut le coup d’attendre 15 ans.


Alain Damasio
Les Furtifs
Éditions La Volte
18 avril 2018
[Pour des raisons techniques, il ne nous était pas possible de reproduire fidèlement la mise en page du texte. Les lecteurs les plus tatillons préfèreront donc lire cette version PDF en tous points fidèle à l’original.]

Bonnes Feuilles

Le toit du complexe BrightLife était une merveille de parc paysagé. Il s’étirait en arc sur la longueur d’un terrain de foot. De nuit, des globes d’or à allure de lanterne éclairaient de place en place des potagers en permaculture et des îlots de graminées, un verger d’arbres matures et des pelouses ovales ouvrant des plages moelleuses où s’allonger. Le jardin d’enfants était l’œuvre d’un artiste, avec des balançoires ailées et des toboggans-toucans. Les bancs de bois flotté avaient été sculptés à la main et positionnés sur des buttes pour un panorama optimal. En avançant vers l’ouest du toit, on découvrait au fil de l’eau : un parcours ludique de santé, un théâtre de verdure, un jardin éolien où des harpes vibraient sous les rafales, des barbecues en pierres et l’inévitable piscine abritée dont un mur vitré donnait sur le vide. C’était juste insolemment beau, intelligemment conçu et scandaleusement destiné, en toute privauté, à une centaine de clients über-riches. Des traders en cryptomonnaie à même d’acheter ici quand les squares pour standards de la ville avaient leurs toboggans en plastoc brisés, trois buissons de base, puaient la pisse et saturaient de mômes.
— Je peux tenir un mois ici, ça m’a l’air cosy... avait plaisanté Velvi en atterrissant.

À quoi tient une prise de conscience ? À quoi se joue un engagement politique ? J’étais venue ici par devoir, juste en mission. Au départ. Formatée en mode ruse, sous les ordres d’Arshavin et l’insistance de Lorca. J’étais venue pour qu’on rencontre Toni Tout-fou, un activiste de la Traverse, tagueur et squatteur, un spécialiste des blitz-occupations pour qui la peinture était un art de combat. Toni Tout-fou dont nos services de renseignement supputaient qu’il travaillait sur les céliglyphes : des tracés furtifs expressifs. Lorca avait deviné qu’il serait de l’assaut du BrightLife. Il pensait qu’il n’y avait pas de meilleure immersion que la lutte partagée. Rien de plus efficace que de participer à l’action pour lever toute réticence, afin de n’avoir rien à prouver quand nous toucherions enfin Toni. Tricky certes. Bien que je soupçonnasse maintenant (pas si connasse) qu’il avait aussi voulu simplement en être. Et que j’en sois. Voulu que je voie de mes yeux ce qu’on faisait de cette ville, ce qu’était l’habitat princier d’un citoyen privilège. Afin qu’au-delà et sans blabla, je saisisse, qui sait ? que cette brutalité économique n’avait rien d’une fatalité ? Qu’il « suffisait » au fond de se dresser contre ? Prendre sa part de l’orage, prendre place dans cette pluie.

Et de fait, j’y étais. J’étais sur ce toit balayé par les projecteurs des hélicos et la bruine impromptue. J’étais cette fille qui portait une énième barre de fer pour ériger un tipi d’acier sur une pelouse encore libre à seule fin qu’aucun appareil ne puisse y atterrir. J’étais cette activiste qui aidait à hisser les derniers grimpeurs épuisés par cent mètres d’à-pic achevés sur des réglettes. J’étais cette militante vierge à qui un garçon de dix-neuf ans apprenait à touiller du gluon pour alimenter les fusils anti-drone. Et j’étais à fond.
— Ils attaquent, viens aider !

Lorsque Lorca et Agüero sont réapparus, j’avais presque oublié que nous étions arrivés ensemble. J’étais totalement happée par l’événement, la tension, les risques. J’ai sprinté avec les autres, une cinquantaine, jusqu’à l’héliport de poche et j’ai levé la tête comme eux. Un homme (Jojo) était suspendu dans le vide, au bout d’un câble, sous l’hélico de la Civin. Il avait dû tirer au harpon magnétique sous la carlingue et il oscillait maintenant dans le ciel, soumis au ballant périlleux des mouvements de l’appareil...
— Complètement barjo le mec !
— Il sait ce qu’il fait... Technique du fil à plomb. L’hélico est obligé de
rester en vol stationnaire sinon il risque de le crasher contre la façade.
ça bloque les déplacements latéraux pour eux...
— Qu’est-ce qu’ils peuvent faire ?
— Ils vont chercher à le poser, avec délicatesse. Mais s’ils font ça, ce sera
tout bon pour nous...

Le Jojo, il a une poigne de la mort ! À chaque à-coup qu’il file au câble, l’hélico, dans le ciel, rote un hoquet ! Et à chaque hoquet, c’est l’amok dans la meute ! Une ola monte ! À un moment, le pilote se décide à redescendre le gringo sur la pelouse. Il se cale pile à vingt mètres au-dessus mais Jojo plie les jambes pour pas toucher. À peine Jojo frôle l’herbe qu’un milicien essaie de décrocher le câble de la carlingue. Reste que ces verrous magnétiques, c’est du vingt tonnes en traction pour les arracher ! Quand la meute a vu que ça tenait, ça a été très vite...

J’ai couru sans réfléchir, sans comprendre que j’allais participer à l’action la plus dingue de ma vie d’activiste. De toutes les zones du toit, des bancs et des planques embusquées, une pure ruée a déferlé vers la petite pelouse où Jojo avait touché le sol. Aussitôt des mains ont sorti dégaines et mousquetons, sangles, cordes, bouts de draps et les ont fixés au crochet du câble. ça faisait une flopée d’attaches et de prises, disposées en étoiles, nous étions une quarantaine, parfois plusieurs par corde ou par sangle et bien vite nous avons commencé à tirer...
Là-haut, les deux miliciens qui se tenaient sur les patins de l’appareil ont relevé la visière de leur casque tant ils hallucinaient.
— Monte ! on a entendu le premier hurler au pilote.
— Up ! Up !

Mais c’était déjà trop tard. Quarante corps et quatre-vingts bras étaient maintenant arc-boutés sur le soleil de corde et tiraient. Elles tiraient, ils tiraient – nous tirions de toute la puissance d’une lutte qui n’aurait attendu que ce moment, nous tirions à nous luxer l’épaule, à s’en déboîter le coude, à nous casser le poignet, nous tirions avec les obliques, avec les dorsaux, à la soudure des vertèbres qui grinçaient, avec toute la voracité musculaire contractant nos cuisses. D’abord rien ne bougea – une sorte d’équilibre homme/machine se fit – ça se jouait à rien... Puis l’hélico se mit à accélérer. Des bourrasques de vortex nous rinçaient la gueule, un furvent venu du ciel, vertical et mouillé, qui nous plaquait la pluie sur l’équerre des épaules. Les plus petits d’entre nous n’avaient déjà plus les pieds au sol, je me sentis décoller une première fois, plonger et retoucher le sol, redécoller, quelques mains lâchaient, de surprise ou de peur, ou parce qu’ils n’en pouvaient plus ?
— Lâchez pas !!

Le rotor de l’hélico était maintenant monté à son maximum de régime. Ça sirénait dans l’aigu à te massicoter le crâne. Et d’un coup, la grappe entière des combattants fut arrachée du toit et soulevée dans les airs ! Il y eut plusieurs secondes où je ne sus plus s’il fallait que je lâche ou que je tienne, la frousse me trouait de finir enlevé dans le ciel et de tomber comme une pierre de tout là-haut, ça gueulait de partout dans la grappe, ça disait de tenir, tenir et... je sentis juste ça : une corde – une corde passer dans mon baudrier – dans d’autres – faufilée comme un serpent fin. Agüero sauta sans hésiter de la hauteur d’un étage avec cette longe dans la main. Sous mes pieds, toujours suspendu dans le vide, je le vis rouler-bouler en félin puis filer arrimer la corde à un banc tout proche...
Subitement, l’hélico s’arrêta de monter. Il y eut un à-coup ultra-brutal – élastique. Dans ma colonne, l’impression qu’un type avait écarté mes vertèbres d’un coup de treuil comme s’il voulait me faire grandir de cinq centimètres en deux secondes. Déjà Agüero mettait plusieurs va-et-vient de sangle à cliquets et à la façon carrée dont il aurait calé une caisse de matos sur le toit de son camion, il nous ramena sans forcer sur la pelouse ! Alors, comme un seul homme, comme une seule femme, tout ce que le toit comportait de gens encore debout s’accrocha à nouveau au câble – plus déter que jamais !

Agüero n’était plus un chasseur, plus un militaire en mission. Il était redevenu l’ouvreur. Celui qui anticipe et qui trouve, la tête chercheuse et le poisson-pilote. Il se campa devant la meute et pointa ses doigts vers ses yeux pour fixer l’attention de tous. Puis sans beugler, il colla le dos de ses deux poings l’un contre l’autre et il dit juste : « Ensemble ! »
En ajoutant, la main levée : « À mon signal ! »
La meute s’enroula sans attendre les poignets dans les sangles, quitte à s’en broyer les carpes. Les regards se rencontrèrent enfin, solennels, rieurs, beaux. Je vis un groupe en train de naître – un groupe, plus qu’une grappe. Au milieu des rugissements de l’hélico qui tentait de s’arracher du toit jaillit la voix d’Agüero. Son premier « Ensemble ! »
Alors la meute tira... D’un même mouvement d’épaule synchrone. D’un même plié rageur des bras. On avala aussitôt un mètre de câble. Jojo se précipita pour remonter le shunt. « Ensemble ! » répéta Agüero. « Ensemble ! », « Ensemble ! », « Ensemble ! » il répéta, en rythme, en scansion, en cadence, pareil à une respiration – « Ensemble ! » – encore et encore.
Lorsqu’on releva enfin la tête, l’hélico avait perdu une dizaine de mètres d’altitude et son moteur grognait dans le vide comme un gros rottweiler volant étranglé par sa laisse. Et sèchement rapatrié, sèchement, à la niche ! Bourrés d’adrénaline, on avala un autre mètre de corde. Puis un autre. Un autre. Un autre... Six tonnes de métal tractées par des moteurs d’avion étaient ramenées à la seule force de bras humains vers le sol...
— On va le crasher ! On va le CRASHER !

Quand l’hélico ne fut plus qu’à quatre mètres de nous – c’est-à-dire trop haut pour sauter et trop bas pour éviter une attaque – Tête-de-Nœud et Cab arrimèrent le câble sur des spits au sol. Alors ce fut une véritable lapidation ! Tout ce que le toit recelait de pierres vola vers l’hélico, défonçant l’habitacle. Les huit miliciens tentèrent de riposter avec lacrymos et fusils à lanceurs de balles mais ils furent vite déséquilibrés par le souffle des pales et les barres d’échafaudage qu’on leur jetait dans les tibias. Beaucoup se résolurent à sauter comme ils purent, se blessant dans l’impact, si bien qu’on les désarma facilement avant de les locker sur les bancs du jardin, à la façon d’otages.

Il était 3 heures du matin quand Amar mit le feu au réservoir de l’hélico que nous avions mis en bascule sur le rebord du toit. L’explosion le précipita dans le vide du haut des vingt étages et sa carcasse alla s’écraser sur les cars blindés des flics ! L’image, autant le dire, fit immédiatement le tour du monde – enfin de ce monde mort qui est le nôtre, où le moindre événement « violent », c’est-à-dire vivant, vient affoler la litanie sécurituelle de la confor(t)matrice ! Sans le vouloir, sans y penser, nous avions franchi ce gradient médiatique où faire en sorte que tout bouge sans que rien n’arrive ne suffit plus. Ce gradient où s’éveille dans nos petites casemates, au début dans un simple frisson, au cœur protégé de nos jolies conforteresses ou de nos vilains confortins, la sensation que quelque chose peut changer.
Déjà les slogans graffés sur les parois du complexe, souvent en lettres énormes, circulaient viralement sous le tag BrightFight. N’ayant pas de bague, je les regardais défiler sur l’écran des bancs :

BrightLife : votre vie brille mais votre ville brûle...
Brillez... ou grillez !
C’est un privilège d’avoir une chambre à soi
Ce matin, le soleil vrille pour tout le monde
Don’t be right and bright. Be light. Or be fight.
BrightLife - Tout ce qui brille n’est pas Ordre...

En bas, la panique policière eut un effet précieux : elle permit à plus de deux cents personnes d’infiltrer le bâtiment et de nous rejoindre. à trois cents insurgés là-haut, nous avions franchi la masse critique, chose inespérée il y avait seulement deux heures. Le toit était à nous ! La prise d’assaut épique du complexe BrightLife sonnait déjà comme une victoire historique sur les réseaux. Un espoir immense autant qu’inattendu frémissait dans la population standard : celui de pouvoir, sur un immeuble, par une place, site après site, reconquérir cette ville qu’on nous avait volée. Au directoire de Civin, ça grimaçait salement. À l’ouverture de la Bourse, le lendemain matin, l’action dégringolait de 30 %. Et rien que ça, c’était du bonheur en barre – « en barre chocolatée caramel pistache triple nougatine » pour reprendre les mots savoureux de Velvi.

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