Leeloo le chihuahua a été écrasée par un chauffard

Il y a quoi à Calais maintenant ?

paru dans lundimatin#132, le 8 février 2018

Leeloo le chihuahua a été écrasée par un chauffard. Fauchée par une voiture noire à Calais, elle est morte sur le coup. Il y a sa photo dans le journal [1] et un appel à témoin pour retrouver celui qui a pris la fuite.

Quatre personnes ont été tuées à la frontière depuis fin décembre mais dans leur cas il n’est jamais question de chauffard, ni de délit de fuite. Ils sont « percutés », comme des obstacles, ils meurent, fin de l’histoire. Même les chiens sont mieux traités que nous… Ils dorment dans les maisons et nous dehors ! La politique déshumanisante de la frontière fait du chien un rival quand il dort au chaud, un ennemi quand il flaire les hommes cachés dans les camions à la sécurité du port. Celui-là quand il est là, il n’y a aucune chance, c’est la troisième fois ! ils me l’ont dit, avec le chien vous n’avez aucune chance. C’est parce qu’ils lui donnent à manger. Je rêve de le tuer, je voudrais l’éventrer, to rip him ce chien. Et la police fait d’eux des semblables – Il m’a traîné par terre comme un chien – des êtres animalisés réduits à enterrer leurs affaires pour qu’elles ne soient pas perdues à chaque opération « anti-squat ». Comprendre : détruire les abris de bâche. On est loin de l’habitat en dur.

« Il y a quoi à Calais, maintenant ? ».

Huit cent personnes traquées dans les sous-bois, débusquées derrière les terrils d’une cimenterie, pourchassées le long des voies ferrées, de la rocade et sur les parkings. Des files d’attente sous le crachin pour un repas dans un terrain vague, entre deux interventions de CRS et tirs de grenades de routine. Des tentes lacérées, des duvets confisqués et jetés à la benne tous les deux jours – pas de point de fixation. Des vies en suspens et un énorme gâchis. This is no life here. Natacha Bouchart agite la figure du riverain excédé devant les caméras, tandis que d’autres ouvrent leur porte. Non loin de là, le CRA tourne à plein régime. Des mineurs sont enfermés et les OQTF pleuvent dans ce tribunal en sous-sol. Là, des avocats médiocres empochent l’AJ sans un regard pour leurs clients, les interprètes parlent voitures et vidéos Youtube avec la PAF pendant la pause et à la fin de l’audience, le policier murmure « Pas commode la juge, hein ? ».

On a beaucoup parlé de passeurs et de luttes de territoires [2] entre les communautés pour expliquer les affrontements de jeudi dernier. Mais cette « explosion de violence [3] » vient recouvrir une guerre plus diffuse, faite de harcèlement et d’embuscades, d’opérations nocturnes et de passages à tabac qui maintient en un état de tension permanente quiconque est en errance dans cette zone frontalière. Cette guerre, occultée par les récits sensationnalistes, dont le très obscène « Crimes et châtiments entre migrants » de Nord Littoral [4], c’est l’État qui la livre aux exilés de Calais. Les affrontements de jeudi ne relèvent pas de la vendetta mais de l’exutoire. C’était un moment de libération de la violence de l’injustice et des persécutions emmagasinées depuis des semaines ou des mois, comme Fanon l’analysait pendant la guerre d’Algérie : « cette agressivité sédimentée dans ses muscles, le colonisé va la manifester d’abord contre les siens [5] ». C’est le seul réflexe restant lorsque l’on est acculé et que celui qui écrase est trop fort ou trop lointain, se jeter sur le voisin car lui au moins est portée de main, à la même hauteur : « la dernière ressource du colonisé est de défendre sa personnalité face à son congénère [6] ». A cet égard, les rixes entre exilés ne sont pas un phénomène nouveau. Après la destruction du camp, des centaines d’adolescents (plus d’un millier de mineurs isolés attendaient un hébergement) s’étaient battus à coups de barres de fer, de bâtons et de pierres. Effarement et impuissance. Et en août 2016 déjà, un homme soudanais était mort poignardé lors d’une gigantesque bagarre dans la jungle déclenchée par une histoire de vélo volé. Fanon parle de « conduites d’évitement, comme si la plongée dans ce sang fraternel permettait de ne pas voir l’obstacle, de renvoyer à plus tard l’option pourtant inévitable », à savoir saisir cette violence et la « réorienter » vers l’ennemi véritable.

Collomb veut « démanteler ces bandes » mais gare à qui touche à la sienne. La moindre critique des associatifs à l’encontre de la police lors des réunions en sous-préfecture est balayée par des menaces de poursuites en diffamation. Mais lorsque l’opprobre est jetée par un super-pov-type de la télé, l’attaque ne vient pas du camp habituel, et la maire et le sous-préfet sont deux twittos en roue-libre qui se perdent dans des dénégations lamentables. Là où Yann Moix dénonce un « protocole de la bavure », Fabien Sudry ne voit que du maintien de l’ordre et, en douce, il prévient : « on ne s’en prend pas impunément dans ce pays au Président de la République [7] ». Il n’y a pas de bavure à Calais, il n’y a que de bons fonctionnaires de police, de ceux qui « débranchent leur cerveau » [8] et dont Macron a fait l’éloge lors de sa visite dans la ville le 16 janvier. Dix jours plus tard, sous l’effet de ces louanges, un adolescent érythréen a été éborgné par un tir de grenade ou de LBD. Nez enfoncé dans la boîte crânienne et de nombreuses fractures suite à une « opération anti-squat », qui consiste en la confiscation des tentes et des duvets. L’IGPN est sur le coup ; une soixantaine de plaintes pour violences policières ont été déposées depuis 2016 par des exilés, aucune mise en examen. C’est cette hantise de la « fixation » conduisant à déloger les gens tous les deux jours qui nourrit la violence atmosphérique à cause de laquelle les affrontements se sont embrasés la semaine dernière.

On l’aura compris avec les déclarations de Macron, Bouchart et Collomb le soir-même de la rixe : le nouveau bouc émissaire ce sont les associations. Difficile de faire passer les petits vieux de Salam qui distribuent la soupe pour de méchants No Borders alors il faut viser plus large. C’est flou, c’est vaste, ça peut désigner toute personne qui un jour a parlé à un sans-papier : « Ils [les associatifs] sont complices parce qu’ils sont en permanence avec les migrants [9] », c’est bien. Ils servent des repas pour faire de la propagande et encourager les migrants à rester, dixit Natie. Pour contrer cela, l’État lance une opération de reconquête et servira de la nourriture d’ici quinze jours. Après avoir persécuté l’Auberge des migrants pour faire fermer leur cuisine, entravé les distributions pendant des mois et fait gazer des bidons d’eau, l’État va donner à manger ! On applaudit et on dit merci. Macron n’a décidément pas apprécié que les associations calaisiennes boudent son invitation et organisent une contre conférence de presse pour annoncer qu’elles lançaient, sans le gouvernement, les États-généraux des migrations. Même chose à Paris, Médecins sans frontières et le Gisti avaient refusé de participer au simulacre de concertation sur la nouvelle loi immigration. Au sein même de la majorité quelques députés commencent à être gênés aux entournures par le déséquilibre du couple « humanité et fermeté ». Au vu de la contestation grandissante de la politique migratoire, pas sûr que cette violente bagarre soit un alibi suffisant pour faire accepter cette nouvelle loi « encore pire que ce qu’on craignait [10] ».

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