Le périlleux sentier nihiliste - Après le Saut de Nietzsche

Notre nouvelle rubrique philosophique : Toto le marteau

Toto le marteau - paru dans lundimatin#101, le 25 avril 2017

Nous inaugurons ici la nouvelle rubrique de notre ami et dévoué Toto le marteau. Régulièrement, Toto y partagera ses considérations philosophiques intempestives, à coups de marteau.

Obsession nietzschéenne

Ma fascination pour Nietzsche, particulièrement Ainsi parlait Zarathoustra, remonte à environ 1960.
Avec cette déclaration lapidaire d’un enseignant de l’époque (je devais être en première et je devais parler de « mes lectures de vacances » – Ainsi parlait Zarathoustra !) :
Que pouvez-vous comprendre à Nietzsche ?
Comprendre ? Peut-être pas ! Mais être imprégné !
Toute la suite (de mon sentier dans les éboulis) s’est déroulée sous le pavillon noir nietzschéen.

Passant, bien plus tard, par le très deleuzien ouvrage de François Laruelle, Nietzsche contre Heidegger, Thèses pour une politique nietzschéenne, 1977.

« Les deux politiques de Nietzsche.
Thèse 1 : Nietzsche est le penseur révolutionnaire qui correspond à l’époque de l’Impérialisme dans le Capitalisme, et, plus particulièrement, à l’époque du Fascisme dans l’Impérialisme.
Thèse 2 : Nietzsche est, en un double sens, le penseur du fascisme : il est, d’une certaine manière un penseur fasciste, mais il est d’abord le penseur de la subversion du fascisme.
Thèse 3 : Nous sommes tous des lecteurs fascistes de Nietzsche, nous sommes tous des lecteurs révolutionnaires de Nietzsche. » (Première page de l’ouvrage de Laruelle).

Le Nihilisme Européen

Supposons que nous ayons relu les aphorismes de Nietzsche regroupés sous le titre : Le Nihilisme Européen. [1]
Supposons que nous reprenions l’escalade laborieuse du sentier nihiliste jusqu’au Saut de Nietzsche.
Que nous connaissions bien ce lieu, indiqué sur toutes les cartes de l’Engadine, où les alpinistes du néant divergent et se séparent. Sans parler de ceux qui renoncent et refluent rapidement de Sils Maria à Saint Moritz et, plus loin, à Davos.
Ce lieu nommé Le Saut de Nietzsche, parce que Nietzsche s’est jeté dans le vide, en cet instant. Et parce que la suite de sa cordée a entamé là le chant funèbre de l’esthéthique fasciste.
Telle est du moins la légende de cette chute.

L’aboutissement de la traversée du nihilisme, le débouché de la si difficile ascension sur le sentier nihiliste, se tient-il dans l’esthéthique fasciste ?
Plutôt vouloir le néant et la mort, que de ne rien vouloir.

Le nihilisme « surmonté » exige-t-il le désaxement vers la volonté pure, vers la volonté de volonté ?
Vers le mouvement énergique (« futuriste italien ») ou vers la marche qui se mue en course ?

Se décider pour l’enthousiasme des nouvelles entreprises. Pour la tempête de la vie reprise.
La vie et la vérité ne peuvent coexister. Sauf si la vérité ne désigne pas autre chose que l’expressivité vivante.
Celle des tournées de nuit.
La force accrue de l’esprit se tient dans la force de la violence apte à la destruction.

Le Saut de Nietzsche

L’esthéthique fasciste

Le cheminement nihiliste s’arrête devant un éboulement, l’éboulement « de toutes les valeurs » et « de toutes les vérités ».
Toute valeur apparaît construite et arbitraire. Et donc se révèle déconstructible ou inscriptible dans une généalogie démystifiante.
Apparaît un anti-naturalisme radical : plus rien n’est fondé, aucune nature n’est recevable.

Que faire, face au nihilisme ?
L’éthique, étant transversale, impose une décision. Une coupure, un engagement.

Lorsque le cheminement nihiliste s’interrompt, devant l’éboulement de toute vérité, plusieurs « choix » sont possibles.

D’abord la frayeur. Redescendre immédiatement le sentier. Le grand retour.
Le nihilisme réactif du dernier homme de troupeau (« le socialiste »).
Réactivité qui peut prendre de nombreuses formes. Que Nietzsche cherche à cataloguer par les figures du « dernier homme ».
De nombreuses formes qui, globalement, se résument en « dénégation », voire en forclusion lorsque la peur est la plus intense. Dénégation ou forclusion qui ne sont que des « refoulements ».
Retour à un naturalisme imaginaire, à un identitaire imaginaire. Retour aux « valeurs ancestrales » fantasmées.
Le retour du refoulé engage alors une reprise des hostilités : la roue de la colonisation ou de la tentative d’intégration (« totale ») reprend son mouvement d’écrasement.
Avec la grande question des régimes autoritaires manipulant la peur (« de la perte des repères ») : comment dynamiter le sentier nihiliste ?
L’intégration pouvant alors glisser insensiblement d’une forme plutôt disciplinaire (à l’ancienne) vers une forme plutôt clientéliste, au contrôle ou la perversion ; acheter le silence, reformer les clientèles, revenir aux heureux jours du féodalisme.

Un deuxième « choix » est celui du suicide.
Sauter dans le vide.

L’éboulement interrompt le cheminement, « l’ascension » ; Mais il n’est pas question de revenir.
Question de principe !
N’est-ce pas le « choix » de la personne Nietzsche ?
Nihiliste de rigueur.
Un troisième « choix » est celui du nihilisme actif.
Je sais que toutes les vérités sont des mensonges, mais je refuse le grand retour dans la sphère douillette des simulacres autant que le suicide.
Le « choix » est celui d’un surcroît, d’un surhaussement de « la volonté ».
Il faut créer, par la force, par l’enforcement, par un forçage, de nouvelles valeurs qui se savent fausses. Mais que je vais rendre « vraies ».
Mais que je « décide » de forger, de forcer, d’imposer. Puisqu’il n’est plus question que de décision.
Peu importe les « nouvelles valeurs » ; qui peuvent être un néo bouddhisme occidentalisé new age, ou n’importe quoi, le reforgement de Notung, un néo paganisme, une écologie fondamentale avec son fondement sculpté au pistolet mitrailleur, etc.
La vérité fausse devient vraie par ma décision.
Et ce qui importe est la décision en elle-même.
Le mensonge, le simulacre doit être assumé. Mais l’éboulement des valeurs ne peut m’arrêter.
Il faut créer. Et faire semblant de « recréer » ou de « retrouver ».
Mais, encore une fois, ce qui importe n’est pas la création nouvelle, mais LA FORCE de la décision.
La création nouvelle peut se parer des formes réactives du premier « choix », peut faire semblant d’être un retour à des anciennes valeurs ou un retour à un état « primitif », à une identité bienheureuse. Tout cela n’est que mensonge.
Et qu’importe !
Ce qui importe est la force tenue de la décision.
Parlons d’esthéthique.
De sculpture au lance-flamme.
L’esthéthique est fasciste.
Sa priorité est l’énergie.
Énergie énergique plus qu’énergétique.
Un certain futurisme italien peut être considéré comme le modèle de cette fuite énergique. Qui entre parfaitement en résonance avec l’énergie industrielle du capitalisme.
D’où l’ambiguïté du futurisme russe ; de « l’avant-garde » absorbée par le plan de développement industriel de la Russie. D’où la poésie des barrages ou des centrales d’énergie !

Ces trois « choix », nihilisme réactif, suicide, nihilisme actif fasciste, peuvent être dits nietzschéens.
Mais il faut continuer sur le sentier. Malgré l’éboulement, malgré l’échec ou le suicide de Nietzsche, malgré la tentation fasciste de l’énergie pure.
Et surtout, ne pas regarder en arrière, ne jamais redescendre.
La radicalité fasciste ou futuriste pouvant se convertir, à tout moment, en force réactive pour le rétablissement des « anciennes valeurs » ou pour le retour aux temps bienheureux d’un passé fantasmé.
L’énergie pure peut s’épuiser en énergie « utile », en programmes, en plans, puis en calculs. En récupération, en usages nouveaux des choses anciennes mythologisées. En dialectique du grand retour des « vraies fausses valeurs ».

Que désigne l’éboulement ?
Que toute vérité est mensonge, que toute valeur est fausse.
Qu’il est impossible de fantasmer une « reconstruction » après la « déconstruction ».
Qu’un tel fantasme, étant réactif, est au mieux conservateur, de musée ou de patrimoine.
Et que, donc, l’esthéthique énergique fasciste, si elle ne reste pas pure ou À VIDE, « en néant », se transformera en énergie économique, productive (comme pour le futurisme russe), mais en énergie utile combinée à l’horreur du néant, du faux, du mensonge.
Combinée à une sorte de fébrilité pour cacher « la facticité » des nouvelles valeurs (souvent simple récupération d’anciennes fantasmées), « la facticité » des « vraies fausses valeurs » forgées et enforcées à la bastonnade ou au camp de prisonniers.
L’esthéthique fasciste, le nihilisme actif, dès qu’il ne veut plus se voir comme nihilisme – il ne peut plus se voir – dès qu’il fantasme la résurrection d’un monde primitif bienheureux, anté-chrétien, païen, ou chrétien d’un moyen âge imaginaire, ou post-industriel, voire « communiste primitif », ce nihilisme actif se renverse en nihilisme réactif survitaminé.
Il combine la violence décisionnelle, la force pure, avec un imaginaire rétrograde, voire réactionnaire, comme l’écologie récupérée par les fascistes.

Tout cela signalant l’échec du nihilisme qui se dénie comme nihilisme.
Le nihilisme qui ne peut porter ou supporter la vérité que toute vérité est mensonge, qui ne peut porter cette « contradiction ».

Il faut continuer

Il faut porter « la contradiction ».

Il faut donc continuer.
Escalader pierre à pierre l’éboulement.
Avec ses pierriers qui roulent en avalanche.
Au risque d’être emporté par ces glissements.

Le choix énergique, la décision éthique ne peut surmonter « la facticité », le simulacre.
Si l’éthique est transversale, elle n’en est pas pour autant dialectique.
Si l’éthique rompt, casse et brise, elle-même est incapable de « recréer ». Le négatif n’est pas convertissable en positivité.

Si donc le « choix » de créer par force des nouvelles (fausses) valeurs est décidé, cette décision, ce « choix » sera de toutes manières le choix d’un nouveau mensonge.
D’un simulacre menacé par l’avalanche, le glissement dans l’éboulement.

La décision doit donc être « réflexive » et non pas énergique ; la décision ne peut induire une fuite dans l’explosion énergétique, dans le surhaussement de la volonté.
Il doit y avoir de la décision, de l’engagement, de la rupture, de la violence qui casse.
Mais il ne peut y avoir de pure esthéthique à vide. Toujours menacée par sa perversion.
La décision énergique doit faire face à sa corruption inéluctable, à sa réalisation en projet réaliste et accueillant.
L’énergie pure doit affronter son devenir « utile ». Sa désintégration en vérité mensongère.
La décision ne peut ouvrir une nouvelle ligne droite ou une histoire enchanteresse. Sauf à se méconnaître comme nihilisme actif, sauf à se plagier en nihilisme réactif ou, pire, en lutte contre la pensée réflexive (ou critique), geste aussi bien fasciste que pragmatique.

La décision ne peut ouvrir qu’un nouveau cercle ; cette fois-ci ACCEPTÉ comme cercle qui se repliera sur lui-même (en « réflexivité »)
La plus lourde décision.
Plus jamais de repos.
Plus jamais de bonheur (de bonne heure).
Toujours sur la brèche.
Chercher des prises lorsque toutes les pierres glissent.

L’éthique réflexive ou circulaire, antifasciste, est celle qui rompt, décide, qui casse l’histoire en deux.
L’histoire d’avant avec sa linéarité progressiste.
L’histoire d’après avec ses circuits erratiques.
L’éthique réflexive sait qu’elle monte de grands simulacres qui se disperseront comme les pierres dans les avalanches.
Rien ne sera plus assuré.

Quelle humanité pourra supporter une telle « vérité » ?
Y a-t-il même une humanité pour cette « vérité » ?
N’y a-t-il que le sentier et son éboulement ?
Qui, sans cesse, renverra en arrière ?
Qui sera l’engagé de cette décision qui casse et sera cassée ?

[1Une version élaborée au moyen du regroupement de divers manuscrits, soigneusement datés, se trouve dans la belle édition d’Angèle Kremer-Marietti, Le Nihilisme Européen, Kimé, 1997.
Notons qu’Angèle Kremer-Marietti est une lectrice attentive de Michel Foucault. Ne citons que son introduction à Michel Foucault, Archéologie et Généalogie, deuxième édition revue, 1985, de la première édition de 1974.

Toto le marteau Ami dévoué de {lundimatin}, Toto le marteau a pour tâche et oeuvre de casser la philosophie.
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