Le parquet de Paris ouvre une enquête préliminaire contre lundimatin

« Pendez lundimatin »

paru dans lundimatin#184, le 27 mars 2019

En quatre ans et demi d’existence, 184 éditions hebdomadaires, près de 2000 articles publiés et des dizaines de millions de consultations, notre site n’avait jusqu’à présent jamais été inquiété ou poursuivi par la justice du fait du contenu de ses publications. C’est désormais chose faite.

Mardi dernier, Nick Conrad, un rappeur, était condamné à une peine de 5.000 € d’amende avec sursis du chef de provocation à la commission d’un crime pour la diffusion de son clip volontairement provocateur Pendez les blancs [1]. Le 22 janvier nous avions publié un compte rendu analytique de l’audience dans un article intitulé « Retour sur le procès de Nick Conrad ». Nous encourageons évidemment nos lecteurs à lire ou relire cet article dont nous assumons pleinement la qualité tant journalistique qu’analytique.

Hasard du calendrier ou non, quelques heures après l’annonce de cette condamnation, dont le rappeur a annoncé qu’il interjetait appel, nous recevions d’un service d’enquête parisien une réquisition judiciaire, adressée par mail via le formulaire de contact de lundimatin.

Le mail était ainsi rédigé :

’Agissant selon le soit transmis n°.... en date du 28/01/2019 par HP, Substitut du procureur de la République de Paris (75) dans le cadre d’une procédure contre inconnu, du chef de PROVOCATION A COMMETTRE DES ATTEINTES VOLONTAIRES A LA VIE [2]...

Prions et au besoin requérons Monsieur le Directeur du blog Lundi Matin (...) à l’effet de procéder aux actes suivants :

  • nous fournir la date de première publication de l’article intitulé ’Retour sur le procès de Nick Conrad’ (...).
  • nous communiquer l’identité complète de l’(ou des) auteur(s) de cet article (...).
  • nous communiquer l’identité complète du directeur de la publication du blog à la date de publication (22/01/2019) de l’article visé ci-dessus (...).

Nous y répondons par la présente.

Sur les faits

Nous nous sommes dans un premier temps interrogés sur ce qui, dans l’article, pouvait conduire un magistrat à ouvrir une enquête préliminaire pour un chef aussi saugrenu tant, à la relecture, cette publication nous paraît absolument inattaquable sur le plan juridique de par sa rigueur journalistique. Et puis nous avons compris, par défaut, quel prétexte avait pu justifier le déclenchement d’une telle enquête : le sous-titre « Pendez l’AGRIF », en référence à ce lobby d’extrême-droite ayant pour mission la « défense de l’identité française et chrétienne », partie civile dans le procès de Nick Conrad, en effet éreinté tout au long de l’article en question.

Il n’a cependant pas pu échapper au substitut du procureur que ce sous-titre relevait du détournement, de la satire et de l’ironie, pratiques littéraires pour le moins habituelles dans bon nombre d’organes de presse. Au reste, l’idée qu’il serait envisageable de pendre un acronyme au bout d’une potence comporte aussi sa part d’humour. Pour clore la question, nous attirons l’attention du parquet de Paris sur les guillemets entourant ce qu’il qualifie de provocation à la commission d’un crime. Il suffit d’ouvrir un dictionnaire pour apprendre qu’en langue française, les guillemets ont trois usages : la citation, la mise en relief d’un terme ou l’indication que le terme ou l’expression mis en exergue n’a pas sa signification littérale ou habituelle — on parle alors de guillemets d’ironie. Le fait que la locution « Pendez l’AGRIF » ne figure pas dans le corps de l’article doublé d’une connaissance minimale des usages de la langue devrait permettre à nos enquêteurs de déduire que si ce sous-titre pourrait parfaitement être qualifié de provocation, sa qualification pénale est quant à elle infondée. Nous restons donc convaincu qu’une telle procédure ne peut qu’aboutir à un classement sans suite ou, au pire, une relaxe devant un tribunal correctionnel, mais comprenons que la ’discussion’ aura sans doute lieu autour de ce sous-titre.

Nous nous sommes ensuite interrogés sur l’origine de ces poursuites. En matière d’infractions de presse, certaines supposent une plainte préalable de la victime avant toute poursuite, et pour lesquelles le parquet ne diligente en général pas d’enquête d’initiative ; mais l’infraction de provocation à la commission d’atteinte volontaire à la vie n’en fait pas partie [3]. Dès lors deux hypothèses étaient envisageables : une plainte de l’AGRIF auprès du parquet de Paris qui envoie en enquête, ou bien une initiative du parquet.

Le délai extrêmement court entre la publication de l’article (le 22 janvier) et le soit transmis du parquet afin que l’enquête préliminaire soit ouverte (28 janvier), nous a d’abord laissé penser qu’il s’agissait d’une initiative autonome du parquet de Paris. Qui connaît la temporalité et les moyens de la justice, surtout à Paris, s’étonnera qu’une plainte puisse être rédigée, déposée et aboutisse à l’ouverture d’une enquête en moins d’une semaine, week-end compris.

Mais il semble que nous avions tort, partiellement du moins. Après une brève recherche, nous découvrions que le 24 janvier, l’AGRIF annonçait sur son site mandater son avocat Me Triomphe (!) pour déposer plainte contre lundimatin. L’exploit du parquet n’en est cependant que plus grand : 4 jours pour traiter la plainte et ouvrir cette enquête à notre encontre, en incluant le week-end. Quelle diligence !

Il n’échappera pas à nos lecteurs et confrères que ces réquisitions nous sont transmises quelques heures après la condamnation du rappeur et plus généralement dans une période particulièrement troublée.

En réponse aux réquisitions

Sur l’identité de l’auteur de l’article, nous sommes dans l’impossibilité de répondre favorablement à la demande de l’officier de police judiciaire. Il s’agit d’un choix éditorial ferme que d’offrir la possibilité à nos contributeurs d’intervenir anonymement ou sous pseudonyme. Cela dans une logique proche de celle qui garantit à la presse le secret des sources. Nous comptons parmi nos collaboratrices et collaborateurs des journalistes, des chercheurs, des militants politiques, des professeurs, des médecins, - voire même peut-être des magistrats -, dont la qualité des contributions ou informations peut parfois dépendre de la liberté et de la quiétude que nous mettons à leur disposition. Rappelons que le ministre Blanquer a régulièrement menacé de poursuites celles et ceux qui évoquent l’existence d’un racisme d’Etat, que le ministère de l’Intérieur nie méthodiquement l’existence pourtant avérée de violences policières, que des associations telles que l’AGRIF ont pour seule raison d’être d’entamer des poursuites pour essayer d’exister publiquement, que certains journalistes sont désormais fichés S pour atteinte à la sureté de l’État, que les services de renseignement ne cachent plus la mise sur écoute de dizaines, voire de centaines de gilets jaunes et que le Sénat assume que le fichage politique se fasse par capillarité, y compris à l’endroit de personnes ne représentant aucun danger.

Soyez donc certains que nous prenons très au sérieux cette liberté éditoriale autant que les dispositifs techniques qui la garantissent.

Si toutefois l’auteur de l’article incriminé, qui ne manque certainement pas de lire ces lignes, juge opportun ou loisible de discuter humour et second degré avec l’AGRIF devant un tribunal, il se fera connaître des services de police de son propre chef et nous mettrons évidemment à sa disposition notre équipe juridique ainsi que nos avocats.

Sur l’identité du directeur de publication, nous sommes dans l’impossibilité de répondre favorablement à la demande de l’officier de police judiciaire, dans la mesure où personne dans notre rédaction ne dispose de ce titre. Nous avons toujours estimé que la qualité de notre travail dépendait notamment de sa collégialité. Nous nous inscrivons par ailleurs dans une tradition philosophique et politique qui veut que les informations, les idées, voire l’intelligence, sont des affaires communes et perdent à être artificiellement privatisées.

Nous n’ignorons cependant pas que du point de vue de la police et de la justice, toute publication doit pouvoir être imputée pénalement à un responsable, y compris lorsqu’il s’agit d’accusations aussi idiotes que celles de l’AGRIF. Nous savons également que la justice, puisque nous n’en avons pas désigné, ne va pas manquer de chercher elle-même, au travers d’un ’faisceau d’indices’ dont elle seule a le secret, qui devra jouer ce rôle. Depuis sa création en 2014, nos activités sont légalement adossées à une association loi 1901. Bien que ne faisant pas partie de la rédaction du site, sa présidente comme les personnes résidant à l’adresse du siège social se tiennent à la disposition de la justice. Nous avons pleinement confiance en leur capacité à se défendre, voire à défendre les intérêts de notre site d’informations. Ils ne seront cependant pas en mesure d’apporter une quelconque précision quant à la publication litigieuse.

Mais entendons-nous d’emblée sur le fait que dans l’état actuel du contentieux, des placements en garde à vue seraient totalement déraisonnables. [4]. Entendons-nous également sur le fait que toute perquisition serait refusée, laquelle, dans le cadre d’une enquête préliminaire [5], ne pourrait être réalisée sans l’assentiment [6] des intéressés ; et à supposer même qu’un Juge des libertés et de la détention soit suffisamment peu regardant pour délivrer cette autorisation de perquisitionner sans assentiment [7], ou que le parquet soit suffisamment motivé pour saisir une juge d’instruction [8], nous nous devons de vous alerter sur la grande perte de temps que représenterait pour vous comme pour nous une telle opiniâtreté.

Aucun membre de notre rédaction et aucun aucun collaborateur plus ou moins proche n’acceptera de discuter du contenu d’un article avec un officier de police judiciaire et réservera ses explications à un éventuel juge. Vous ne trouverez par ailleurs aucun document, papier ou numérique, relatif aux activités de lundimatin aux domiciles de ces derniers. Inutile donc, de prendre le risque de réveiller leurs enfants à 6h du matin. Comme toute entreprise de presse sensée, notre matériel informatique est chiffré, et nous n’en donneront pas les accès. Les services de renseignement français ont peut-être les moyens et la patience nécessaires pour « casser » nos clefs de cryptage, mais avouez que cela ferait consommer de la puissance de calcul et contribuerait au réchauffement climatique pour pas grand chose, ou plutôt, pour un sous-titre et une condamnation plus qu’incertaine.

À ces conditions et à votre disposition.

Cordialement,

La rédaction de lundimatin et son équipe juridique

[2il s’agit du même délit que celui pour le quel Nick Conrad a été condamné ; ce délit, prévu par la loi sur la liberté de la presse de 1881 est passible de 5 ans d’emprisonnement et de 45000 € d’amende https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexteArticle.do?idArticle=LEGIARTI000006419715&cidTexte=LEGITEXT000006070722

[3voir les article 47 et 48 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse

[4En application des articles 61-1, 62, 62-2 et 77 du code de procédure pénale, le principe est celui d’une audition sans contrainte, un placement en garde à vue devant être motivé par l’une des considérations envisagées par l’article 62-2, dont on voit difficilement ici comment tel pourrait être le cas...

[5Au vu du délai écoulé depuis la mise en ligne de l’article et la saisine par le Procureur, l’enquête se déroule nécessairement dans un tel cadre préliminaire.

[6Article 76 du code de procédure pénale.

[7Si c’est juridiquement possible en application de l’article 76 du code de procédure pénale au vu de la peine de 5 ans d’emprisonnement encourus pour le délit de provocation à atteinte volontaire à la vie, cela nous semble peu raisonnable à envisager pour une infraction de presse dont la constitution paraît fort discutable, et alors que les locaux de lundimatin n’existent pas, ou plutôt existent partout où membre ou contributeur de lundimatin se trouve, locaux évidemment vides de toute information intéressante concernant les activités de lundimatin...

[8le juge d’instruction est lui habilité à ordonner ou réaliser des perquisitions sans assentiment ; toutefois là encore, vu l’enjeu de cette affaire somme toute très médiocre, ce ne serait absolument pas raisonnable, vu les charges actuelles de la Justice, d’encombrer un juge d’instruction pour cela...

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