Le gendarme responsable de la mort de Rémi Fraisse innocenté

Ce qu’il faut retenir du non-lieu prononcé par la justice

paru dans lundimatin#129, le 15 janvier 2018

Mediapart a récemment publié l’ordonnance de non-lieu prononcée la semaine dernière par les deux juges toulousaines en charge de l’affaire Rémi Fraisse. Décryptage et analyse.

Au fond, elles sont un peu punks, les juges d’instructions du tribunal de Toulouse Anissa Oumohand et Elodie Billot, qui ont rendu le 8 janvier une ordonnance de non-lieu dans ce que les médias nomment l’« Affaire Rémi Fraisse ».

Elles sont punks, parce que contrairement à un poncif dans les affaires de violences ou de morts aux mains des forces de l’ordre, et peut-être à leur insu, le "non-lieu" qu’elles prononcent ne revient pas, par un malencontreux choix de mots, à nier l’existence de Rémi Fraisse, à nier sa mort, à nier ce qui a causé sa mort. Non, leur "non-lieu", si on nous permet de surinterpréter un instant le vocabulaire juridique, reconnaît le non-lieu de l’enquête.

Mais d’abord, il convient de lever un malentendu : il n’y a pas d’« Affaire Rémi Fraisse » et Rémi Fraisse n’a pas été tué par une grenade offensive lancée par le gendarme Jean-Christophe Jasmain [1], dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014 à Sivens, dans le Tarn. Rémi Fraisse a été tué par le gendarme Jean-Christophe Jasmain, avec une grenade offensive, dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014, à Sivens. Il n’y a pas d’« Affaire Fraisse », il y a une « Affaire Jean-Christophe Jasmain ».

Les juges, là dessus au moins, ne laissent planer aucune ambiguïté : "Il est factuellement et scientifiquement établi (...) que le décès de Rémi Fraisse est dû à l’explosion à son contact d’une grenade OF-F1 lancée volontairement par un gradé de la gendarmerie nationale, le maréchal des logis chef Jean-Christophe Jasmain, agissant dans le cadre de ses fonctions."

Un "gradé de tenue et présentation exemplaires", aux "qualités humaines et professionnelles reconnues", "mature et réfléchi" a donc tué "un jeune homme (...) décrit comme travailleur, sérieux, disponible, ponctuel, pacifiste et enthousiaste". Tout le monde est gentil, dans l’ordonnance des juges. Tout le monde est une victime. Victime du contexte. Victime des circonstances. De la fatalité. C’est un accident.

On pourrait gloser sur des pages et des pages sur cette ordonnance qui reproduit, pas à pas, tous les biais, manipulations et aveuglements des enquêtes sur les forces de l’ordre.

Le gendarme a jeté la grenade en cloche, un geste dangereux et proscrit alors que le geste réglementaire est un tir tendu ? Oui, mais le pauvre, "en l’espèce le terrain ne le permettait pas (grillage, fossé, terre)". Les règles d’usage des armes sont donc optionnelles, nous disent les juges. Si c’est trop dur de les respecter, c’est pas grave, allez-y quand même les gars.

Le gendarme a jeté la grenade à l’aveuglette, après un prétendu examen de la zone à l’aide de jumelles à intensificateur de lumière (IL) qui n’a été constaté et rapporté par aucun de ses collègues.

Oui, mais "questionné sur les déclarations de membres de son groupe quant à l’utilisation des IL avant d’effectuer le lancer de la grenade, le chef Jasmain affirmait avoir réalisé cette observation". Ah ben, s’il l’a dit, c’est que c’est vrai. Imaginons un instant un manifestant mis en cause pour avoir jeté volontairement un caillou sur un gendarme, qui affirmerait avoir soigneusement vérifié auparavant qu’aucun membre des forces de l’ordre ne pouvait être
atteint... Sa parole serait-elle validée ainsi par des magistrats ?

Lors de cette observation aux jumelles, il n’a vu "personne", d’ailleurs. Avant d’effectuer "trois secondes plus tard", assure-t-il, un tir qui va tomber directement sur Rémi Fraisse - dont les qualités de sprinteur ont donc été omises lors de l’enquête de personnalité, pour qu’il puisse rentrer ainsi dans le champ de tir aussi rapidement.

Mais cela n’émeut pas les juges. "Regagnant son positionnement initial dans un temps évalué par lui à 3 secondes", donc, le chef Jasmain "a effectué les avertissements d’usage (...) avant de procéder au lancer de la grenade à proximité du groupe, en un lieu que son repérage précédent avait désigné comme libre de toute présence humaine ; les événements démontrant qu’il en était autrement", notent-elles benoîtement, empruntant à l’euphémisme officiel sur la guerre d’Algérie. Une manière d’établir la continuité historique de l’action des forces de l’ordre françaises. "Les événements", c’est la mort de Rémi Fraisse.

On pourrait ricaner de voir, dans deux paragraphes consécutifs les juges se laver les mains des responsabilités administratives concernant les choix de maintien de l’ordre : "Sur la question de savoir s’il était justifié de garder un terrain vide de tout engin dans la seule perspective de la reprise des travaux à l’issue du week-end de manifestations, il convient d’observer qu’il s’agit d’une décision appartenant à l’autorité administrative dont l’opportunité n’a pas à être appréciée par l’autorité judiciaire statuant en matière pénale." ; puis de s’ériger pourtant en spécialistes... des choix de maintien de l’ordre : "Dans le même ordre d’idée", pointent-elle dans un moment de clairvoyance, "si juridiquement le commandant de gendarmerie aurait pu décider du désengagement des troupes compte tenu de la menace pesant sur l’intégrité physique de ses personnels, il est établi qu’un telle manœuvre aurait créé une situation encore plus périlleuse pour eux, raison pour laquelle cette possibilité n’a pas été estimée opportune."

Étrange usage du conditionnel concernant les conséquences d’un départ des gendarmes, d’ailleurs, puisque le désengagement a bien eu lieu, après la mort de Rémi Fraisse, sans dommages : si quelque chose "est établi", c’est donc au contraire que la manœuvre n’a créé aucune "situation encore plus périlleuse pour eux".

Comme tous les magistrats - procureurs, juges d’instructions – statuant sur les violences et les morts au main de la police, il faut donc remercier Anissa Oumohand et Elodie Billot. Elles ont, le 8 janvier, prouvé leur propre inutilité, l’inutilité de leur institution. Elles ont rappelé que ce n’est pas là qu’il faut aller chercher la "justice".

L’autorité judiciaire ne peut pas juger les choix administratifs, assurent-elles. Voilà qui est bien commode - et juridiquement imparable. Bienvenue dans le système français où juges judiciaires et juges administratifs se regardent en chiens de faïence, face à un Etat irresponsable, dans tous les sens du terme.

L’Etat est pourtant bien présent dans l’ordonnance de non-lieu. En affirmant qu’"il y a lieu de rappeler que le chef Jean-Christophe Jasmain a bien agi conformément aux ordres reçus de son autorité hiérarchique", les deux magistrates ont efficacement affiché l’identité des véritables responsables, à défaut d’en tirer les conséquences : le préfet du Tarn, Thierry Gentilhomme, et le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve. Eux aussi, en n’assumant à aucun moment leurs actes, ont prouvé leur inanité. Pour ceux qui pouvait encore croire à l’image de l’"Etat", l’ordonnance rappelle qu’il s’est affaissé sur lui-même, à Sivens.

Le préfet était absent, dans la journée comme dans la soirée, et s’offusque qu’on puisse même envisager qu’il aurait dû être là. Les juges, qui se sont bien gardées de l’auditionner, le citent néanmoins au travers d’un rapport du Défenseur des droits : "Le préfet précisait que son rôle était celui d’un décideur chargé d’indiquer l’objectif à atteindre." Un décideur. Un objectif à atteindre. La préfectorale des années 2010, c’est Maurice Papon qui parle comme un présentateur de BFM-Business.

Alors que l’évacuation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes se rapproche, le sens politique de cette ordonnance émerge : un feu vert judiciaire au ministère de l’intérieur - à condition qu’il scénarise à peu près correctement ses violences.

Car le cœur de l’ordonnance des juges, ce n’est ni Rémi Fraisse, ni le jet de grenade, mais l’ambiance au Testet dans les mois, les jours et les heures qui ont précédé sa mort - il s’agit de prouver la "nécessité" et la "proportionnalité" du lancer de grenade pour dédouaner le gendarme et sa hiérarchie. Les "blacks blocs" (dont la victime ne faisait pas partie), les incidents de l’après-midi (qui n’avait donc pas lieu le soir). Minute par minute, tout est là - sauf les violences commises par les gendarmes ou les pro-barrages.

Lourdement, la montée des tensions est mise en scène, à grand renfort de citations sur le ressenti des gendarmes recopiées mot à mot sur le réquisitoire du procureur (c’est la justice ctrl+C/ctrl+V où les juges d’instructions supposément "indépendants" reprennent en fait en quasi-intégralité les écrits des parquets) : un gendarme qui n’est pas en première ligne décrit des "opposants haineux" sans les avoir vu, un autre avait "l’impression" que les manifestants "voulaient en découdre", un troisième "était certain que si un militaire avait été isolé, son intégrité aurait été menacée", tous parlent d’une situation "impressionnante", "inédite", "critique", etc. Tous ont, en fait, reçu le même script.

Ça vous rappelle quelque chose ? ll y a quelques jours, un "dirigeant de la gendarmerie" anonyme confiait au journal Le Monde qu’à Notre-Dame-des-Landes, "il y aura des blessés des deux côtés, voire des morts" [2] lors d’une évacuation de la ZAD qui paraît proche. Il y a un mois, les auxiliaires habituels du ministère de l’intérieur tentaient maladroitement dans Le Journal du dimanche de faire passer des photos anciennes ou bidouillées comme un dossier exclusif de la gendarmerie sur la militarisation des zadistes, comme on l’a lu dans lundimatin.

A Notre-Dame-des-Landes, il n’y a pas encore de morts, mais le premier chapitre de l’ordonnance de non-lieu des futurs juges d’instruction est déjà en cours d’écriture.

[1NDLR : Notre rédaction s’est interrogée sur la nécessité d’anonymiser le nom de ce gendarme en chef responsable du lancé de grenade ayant malencontreusement abouti à la mort de Rémi Fraisse. Les avis divergeaient, d’un côté certains faisaient valoir que cet anonymat scrupuleusement respecté par nos confrères médiatiques était une manière de participer à la « relative » impunité des forces de l’ordre lorsqu’elles se retrouvent face à la justice pour des crimes avérés ou déniés. De l’autre, certains insistaient sur la nécessité de ne pas proroger une mise en pâture patronymique que nous regrettons régulièrement chez ces mêmes confrères lorsqu’il s’agit de citoyens lambdas. Une troisième voix s’est finalement élevée pour faire valoir le droit et donc le bon sens : le gendarme en question étant désormais innocent aux yeux de la justice et de la République, il serait pour le moins incohérent de continuer à le considérer comme un présumé coupable dont on cache le nom au cas où il serait finalement innocenté.

[2NDLR : Cette prédiction depuis les hautes sphères de la gendarmerie, au détour d’un énième article sur l’"avenir" de la ZAD, est à prendre au sérieux, non pas pour la menace qu’elle semble formuler mais pour le fond de vérité qu’elle contient. Du point de vue de l’État, ce qui se joue dans l’évacuation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes est à la fois dérisoire et critique, en tous cas, d’ordre purement symbolique : il s’agit de restituer un droit et une souveraineté qui ont été depuis plusieurs années suspendus ou du moins rendus inopérants dans ce petit bout de bocage. Ce que nous annonce ce « dirigeant de la gendarmerie » c’est que la destruction des expérimentations politiques en cours à la ZAD et la reconquête d’une souveraineté médiatique de la zone se paieront très certainement de quelques manifestants morts. Il s’agit d’apprécier l’équation et l’équivalence. On annonce donc, dans le plus grand quotidien français, ce que vaudront les vies politiques des habitants de la ZAD lorsque l’État aura décidé de recouvrer sa souveraineté : de simples corps à expulser, brutaliser et si la situation le requiert : tuer.

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