Le désir, le spectre, la poupée gonflable.

« Un petit texte sur l’ambigüité des analyses de l’objet »capitalisme« en espérant rire un peu. »

paru dans lundimatin#108, le 13 juin 2017

I. Tâter le pouls.

Au commencement fut l’objet d’une hystérie monacale : le capitalisme. Chaque semaine un nouveau diagnostic tombe, cette fois-ci c’est le bon. Homme unidimensionnel, homo oeconomicus, homo aliéné et dont il n’y a plus rien à tirer. Le démon expulse son nom, par la sueur sainte du thésard : société de contrôle, transhumanisme inter-planétaire, l’ennemi est là, il nous a tout pris, il est grand, il est fort, il est imbattable. Le médecin se retourne vers la famille – sorte de dissociation où en vérité, nous jouons le rôle du patient, du toubib, et des parents flippés que l’infirmière (nous encore et encore ) tente de rassurer.

Premier diagnostic (univers 1)

Le toubib : Le problème, c’est le spectacle… le spectacle l’a bien entamé… on ne peut plus rien faire, je suis désolé… regardez-le, il se prend en photo là.. bientôt, il n’aura plus de visage.

Deuxième diagnostic (univers 2)

Le toubib : Le problème, c’est la société de contrôle… il a tout intégré… regardez-le, comme il se surveille… je suis désolé… on peut plus rien faire pour lui… bientôt, il se dénoncera lui-même, il a peur de se trahir avant lui…

Troisième diagnostic (univers 3)

Le toubib : Le problème, c’est qu’il n’est pas autonome… regardez-le, on doit le brancher pour qu’il survive, sans les tubes que vous voyez là, directement dans le sang, il pourrait pas survivre… regardez-le, quand on lui retire, il supplie pour être rebranché… bientôt, ses veines seront en plastique, il fera partie du circuit.

Quatrième diagnostic (univers 4)

Le toubib : Le problème, c’est qu’il ne sait plus rien faire de ses mains… regardez-le, elles sont toutes petites, bientôt, il deviendra un fouisseur et de lézard il deviendra serpent, alors il se traînera par terre..

Cinquième diagnostic (univers 5)

Le toubib : le problème, c’est qu’il est individualiste, il ne veut pas avoir une chambre partagée, du coup, il erre dans les couloirs, comprenez… s’il ne vient pas dans la salle de soins, on pourra pas le soigner… puis, il cherche à tuer l’autre malade, pour avoir la paix… aussi, il prétend qu’il est libre... qu’il n’a pas voté pour sa maladie, il se révolte mais ça ne marche pas…

Sixième diagnostic (univers 6)

Le toubib : le problème, c’est son rapport à la nature, regardez-le, il a foutu le feu au pot de fleurs, il a tout détruit, et il donne des ordres aux cafards… bientôt, il me donnera des ordres à moi, le médecin… vous comprenez, je ne peux pas exercer dans ces conditions…

Septième diagnostic (univers 7)

Le toubib : Madame, je vous le répète, son mal vient de ce qu’il ne croit plus en rien, il ne croit même pas que je sois médecin et il refuse que vous veniez le saluer, il veut être libre de choisir en quoi croire, ça le reprend… en plus, il dit qu’il s’est abonné à un magazine américain et qu’il ne mourra jamais… alors vous voyez, dans ces conditions, c’est difficile pour mon service…

Huitième diagnostic (univers 8)

Le toubib : Vous êtes sa sœur ? N’insistez pas, pour lui, il s’est fait tout seul… il n’a ni sœur, ni mère, ni père, il est arrivé comme ça… oui, le problème c’est qu’il ne veut pas avoir mal, alors il refuse les piqûres, pourtant il souffre, il souffre d’être obligé de souffrir…

Neuvième diagnostic (univers 9)

Le toubib : Le problème, c’est qu’il ne pense qu’à gagner de l’argent… vous voyez, il a vendu les médicaments qu’on lui a donné, il ne les a pas avalés, pour faire du profit… oui, il a parié avec un type trois mille euros qu’il mourrait, l’autre a parié qu’il ne mourrait pas, moi, je crois qu’il aura bientôt de quoi se payer un bon petit quelque chose…

Dixième diagnostic (univers 10)

Le toubib : Madame, arrêtez de pleurer, regardez-le, il rit à n’en plus finir, son problème, c’est qu’il s’en fout… je crois qu’il n’a conscience de rien… je ne sais pas si c’est dû à un manque d’éducation… la transmission du capital culturel… si vous l’aviez envoyé à l’école, peut-être qu’il ne serait pas près de la mort… enfin… je n’ai pas l’autorité pour ce genre de réformes, et maintenant, c’est trop tard…

Onzième diagnostic (univers 11)

Le toubib : Le problème, c’est qu’il ne veut pas mettre les mains dans le cambouis, il a de la bonne volonté, mais il ne veut pas encore faire couler le sang, pourtant, il en aurait bien besoin, une transfusion lui serait bénéfique… je vous le dis, certains ne méritent pas d’être pardonnés…

Douzième diagnostic (univers 12)

Le toubib : Le problème, c’est qu’il est trop obéissant, je lui ai prescrit un arrêt maladie, regardez-le, il est sur son ordinateur, il travaille encore, et il répond à ses mails, il est au-delà du burn-out, votre fils va mourir, faites-vous une raison…

Treizième diagnostic(univers 13)

Le toubib : Je commence à douter de ma médecine… j’ai tout essayé, et chaque semaine, le diagnostic me laisse sans voix, je vois bien des symptômes récurrents, mais j’ai dû mal à voir la cohérence dans tout ça… parfois, j’ai juste envie d’amputer… problème, je ne sais pas par où commencer.

II. Exorcismes et questions ouvertes :

  • Lorsque j’ai envie de baiser (désir A) et que ça ne marche pas avec les filles-garçons, je suis frustré-e. Être frustré-e ce n’est pas génial, alors il est opportun de proposer à cette socio-individualité souffrante un objet de substitution. La poupée gonflable-godemiché. On peut cependant poser la question : le désir de poupée gonflable-godemiché (désir B) est-il comparable au désir que l’on peut éprouver pour un-e jeune-fille-garçon ? A est-il égal à B ?
  • Si j’ai une conversation hautement anti-capitalise avec mon ami M. Incognitonimus est-ce que si on l’enregistre et on la vend sur A****ZONE notre conversation a été récupérée ? son sens dévoyé ?
  • Si je porte un Tee-shirt Che Guevara, est-ce que ça veut dire que le Che a été récupéré par le capitalisme ? Dans ce cas dois-je m’attendre à ne pas trouver le Che dans sa tombe ?
  • Si un chanteur contestataire tel que Renaud vote Macron cela doit-il me mener à m’agenouiller devant la puissance cruelle mais splendide du capitalisme et sa capacité de récupération ? M’est-il permis de douter des positions anti-capitalistes de Renaud le jeune ?
  • Si lundi matin publie des articles critiques sur internet, cessent-ils d’être critiques parce que toute l’infrastructure d’internet et les ordinateurs eux-mêmes fonctionnent grâce à l’exploitation du silicium et d’autres matières premières qu’on va chercher dans les mines en sous payant et massacrant les pays qu’on appelle colonialement sous-développés ? Sans parler de l’électricité dépensée ?
  • -Mais au fait, que veut dire « récupérer » ?
  • -Mais au fait, que veut dire « sens » ?

III. Le spectre et le désir.

Le toubib : le problème, c’est que le capitalisme ne peut produire que des spectres. On peut imaginer trois types de marchandises : l’IMAGE, l’IMAGE tactile, et le COMPORTEMENT balisé (le service)

Le capitalisme ne peut pas récupérer le sens, car le sens n’est pas achevé, il n’est pas un produit, il est constamment à produire. De même l’amour, ou l’amitié, ou toutes ces valeurs étranges qui sont aujourd’hui investies par les plateformes virtuelles. Pourtant, nous n’avons affaire qu’à des imitations, à des désirs coupés, de la contre-façon. La séquence du désir sectionnée, est automatiquement marchandise. Le désir se déploie dans l’image, dans l’objet, et dans l’action, pourtant il ne s’y arrête pas, il catalyse la force du désir de celui qui accueille l’image, de celui qui touche l’objet, ce désir en mouvement le fait décoller, le porte ailleurs, le désir est métaphysque. L’action arrêtée, l’action qui se répète comme une séquence prédéterminée, comme tâche, c’est le service.

Prendre un verre, remplir le verre, marcher jusqu’à la table, déposer le verre, sourire, poser l’addition, aller voir une autre table. Le service c’est le rôle comme marchandise. La capacité anthropologique de l’être humain de pouvoir jouer et imaginer des rôles devient capacité d’accomplir des tâches.

Parmi toutes les fictions qui nous permettent de saisir l’objet « capitalisme » d’en donner un diagnostic totalisant et définit, aucune ne réussit à donner la vérité ultime du mal qu’il cause, du véritable visage du mal. C’est parce qu’elles réussissent toutes à nous permettre l’action qu’elles sont importantes. Il faut évaluer un diagnostic non à la vérité qu’il donne sur le mal mais à ce qu’il permet de faire. De là l’importance de ne pas se cantonner à un seul médecin, à un seul univers, à une seule réalité. Non ?

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