Le château - Au Forum de Genshagen pour le dialogue franco-allemand

L’ambassadrice de France à Berlin, un ancien premier ministre français, un juriste travaillant à la BCE, un responsable de l’OMC, un community-manager du WEF... Et un lecteur de lundimatin.

paru dans lundimatin#150, le 18 juin 2018

« Les 7 et 8 juin 2018, cent-quatre personnes se sont retrouvées dans un château de la banlieue berlinoise, à Genshagen, près de Ludwigsfelde. Après avoir déjeuné, les Cent-quatre se sont installés dans une large salle ornée de moulures et de peintures murales imitant le style des villae romaines. Certains des Cent-quatre se sont adressés depuis une tribune au parterre réuni, et le parterre lui a répondu. Après avoir discouru pendant toute l’après-midi, les Cent-quatre sont sortis par les portes de la grande salle donnant sur le perron du château, où des hôtesses et des majordomes les attendaient avec des coupes de cocktails, des sourires, des flûtes de champagne. Les Cent-quatre ont mangé, puis certains ont dormi au château, et d’autres ont été amenés à l’hôtel. Le lendemain ils se sont retrouvés, ont discouru de nouveau, ont mangé, de nouveau, dans le jardin du château. Puis les Cent-quatre se sont applaudis, ils sont sortis du château, et ont été raccompagnés à la gare. »

Et pourtant ce tyran, seul, il n’est pas besoin de le combattre, ni même de s’en défendre ; il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à la servitude. Il ne s’agit pas de lui rien arracher, mais seulement de ne lui rien donner.  – Étienne de la Boétie, Contr’Un, 1549.

Sous le nom de Liaisons, un organe de “recherche partisane transocéanique” a récemment livré un stimulant ouvrage de réflexion sur les populismes contemporains, résultants selon les auteurs d’un “bouleversement des polarisations politiques”, et incitant ainsi à en proposer une “interprétation révolutionnaire globale”. À rebours des travaux académiques consacrés, l’ouvrage intitulé Au nom du peuple donne à lire une multiplicité de récits plutôt qu’un développement à partir d’une définition stable et forclose – même si le dernier texte intitulé “Salutations de la péninsule” en dessine certains segments.

Sans vouloir spoiler le contenu de cet ouvrage, on peut néanmoins retenir un certain nombre de pistes. Premièrement, le populisme est un “phénomène politique planétaire”, dont l’apparition et le devenir sont indissociables de la mondialisation, alors même qu’il entretient une relation conflictuelle avec ce processus-là. Deuxièmement, et conséquemment, les populismes apparaissent comme des tentatives de “re-territorialisation” de la politique et du Peuple, comme réaction à la “dé-territorialisation” entraînée par la mondialisation : en cela, il y a donc bien des populismes, qui s’ancrent chacun dans une politique de la référence, mobilisant en outre des affects politico-historiques distincts selon les contextes. Et, en même temps, apparaissent les contours d’une sociologie globale du populisme, semblant n’être “rien d’autre qu’une réponse – confuse, mais légitime – au sentiment d’abandon des classes affectées par la mondialisation et la croissance des inégalités.” C’est là le troisième point, qui veut que l’on assiste à une polarisation socio-spatiale croissante, opposant de façon très schématique les métropoles “intégrées” à la mondialisation et progressistes, aux espaces “marginalisés” (ruraux, post-industriels) et conservateurs.

Un aspect essentiel de la question populiste réside toutefois dans l’explication de ce “retour” du Peuple, ce qui implique nécessairement de se demander s’il a, à un moment ou à un autre, disparu. À ce niveau, c’est bien le passage global du gouvernement à la gouvernance qu’il faut interroger : en effet, cette dernière forme de gouvernementalité repose en amont sur la délégation des fonctions régaliennes d’un État à des instances de décision supranationales et, en aval, sur la fiction d’un dialogue plus direct avec des individus (c’est-à-dire se débarrassant volontairement des intermédiaires et de la notion de collectivité). Dès lors, elle tend nécessairement à ne plus faire du Peuple qu’un spectre de cette ancienne forme de gouvernementalité qu’est le gouvernement. Au fond, ce que le populisme réactive dans l’imaginaire des menaces déferlantes – que ce soit la vague migratoire, ou les flux de capitaux – c’est bien la notion de souveraineté. On semble en effet en avoir perdu le fil, tant ses contours semblent de plus en plus flous, à mesure que l’État n’apparaît plus comme élément central de la gestion des populations, mais qu’il se dilue dans l’infra (les régions, les conseils généraux, les communautés de commune) et le supra (l’Union européenne, l’Organisation mondiale du commerce). Dans ce cadre, la “responsabilité citoyenne” remplace ce que La Boétie nommait la “servitude volontaire” : il ne s’agit plus du Contr’Un mais du Contre Multiples. Le mythe hobbesien de la délégation de la force au souverain comme garant de paix sociale s’est, semble-t-il, retourné comme un gant dans le passage à la gouvernance  : nous vivons désormais dans le régime de la souveraineté à l’état gazeux, pour reprendre le titre d’un article paru sur lundimatin.

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Cicéron, voyant le danger dont le menaçait la haine de ses ennemis, prit la robe de deuil, laissa croître sa barbe, et allait partout supplier le peuple de lui être favorable. (…) L’ordre presque entier des chevaliers romains prit, comme lui, l’habit de deuil ; et plus de vingt mille jeunes gens l’accompagnaient, les cheveux négligés, et sollicitaient le peuple en sa faveur. – Plutarque, Vie de Cicéron, XXX-XXXI, vers 100-110 ap.

Les 7 et 8 juin 2018, cent-quatre personnes se sont retrouvées dans un château de la banlieue berlinoise, à Genshagen, près de Ludwigsfelde. Après avoir déjeuné, les Cent-quatre se sont installés dans une large salle ornée de moulures et de peintures murales imitant le style des villae romaines. Certains des Cent-quatre se sont adressés depuis une tribune au parterre réuni, et le parterre lui a répondu. Après avoir discouru pendant toute l’après-midi, les Cent-quatre sont sortis par les portes de la grande salle donnant sur le perron du château, où des hôtesses et des majordomes les attendaient avec des coupes de cocktails, des sourires, des flûtes de champagne. Les Cent-quatre ont mangé, puis certains ont dormi au château, et d’autres ont été amenés à l’hôtel. Le lendemain ils se sont retrouvés, ont discouru de nouveau, ont mangé, de nouveau, dans le jardin du château. Puis les Cent-quatre se sont applaudis, ils sont sortis du château, et ont été raccompagnés à la gare.

Les 7 et 8 juin a eu lieu le “Forum de Genshagen”, organisé par l’Institut allemand du même nom, et par l’Institut Montaigne. Dans la brochure qui m’a été remise à mon arrivée, le forum se présentait comme visant à “mettre en place, entre les cadres dirigeants actuels et futurs de la France et de l’Allemagne, un dialogue ayant pour objectif l’obtention de résultats concrets sur des thèmes cruciaux touchant l’avenir européen et international.” Les “dirigeants actuels” parlaient donc à la tribune, et les “dirigeants futurs”, dans le parterre réunis, écoutaient et posaient des questions. Les temps de pause étaient réservés au networking, au “réseautage” : serrer des mains, s’échanger des cartes professionnelles, causer, faire connaissance, discuter de sujets légers ou graves, créer des liens. En fait, l’essentiel de cet espace-temps singulier était destiné au lien : isolés du reste du monde, les invités du Forum formaient une communauté éphémère, soudée par l’implicite de la règle de Chatham House (ce qui se dit au forum reste au forum), par l’importance artificielle que généraient les circonstances physiques de la rencontre (la promiscuité, le fourmillement, la queue devant de mirifiques buffets) ; par un horizon d’attente commun.

Nous sommes ici entre amis, entre gens convaincus”, a dit en introduction du forum Anne-Marie Descôtes, ambassadrice de France à Berlin. Les profils, les statuts, les responsabilités étaient pourtant très variés. On pouvait voir : un ancien premier ministre français, un juriste travaillant à la Banque centrale européenne, un responsable de l’Organisation mondiale du commerce, le directeur de cabinet du groupe Hager, une référente La République En Marche pour l’Allemagne et l’Autriche, la responsable du Community Management du Forum économique mondial de Davos, des correspondants du Figaro, de Ouest France, des Échos, des représentants de think tanks progressistes (“Das Progressive Zentrum”, “EuropaNova”, “Institut Jacques Delors”), des chargés de mission de divers ministères fédéraux allemands, la député SPD du Brandebourg, des représentants de Bayer ou de BASF, le chef de la division “Appui à la gestion des flux migratoires” de la Commission européenne.

Les amitiés, les liens qui se nouaient ici relevaient, me semble-t-il, de ce que les romains appelaient l’amicitia  : relation de clientèle pratiquée par la noblesse sénatoriale romaine, elle consistait pour ces derniers à s’entourer d’une dépendance socialement hétérogène, capable de le soutenir lors d’élections, de procès, ou même de le défendre lors de violences urbaines. Enfin, et surtout, l’amicitia était une valeur fondatrice du conservatisme et de la grauitas romaine : gage de stabilité sociale, de paix politique, d’ordre.

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Des pensées sans matières sont vides ; des intuitions sans concept sont aveugles.  – Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, 1781.

Si l’essentiel du temps off était destiné au networking, l’essentiel du temps in consistait à produire des keywords. Définir des axes, segmenter les priorités, préparer les task forces : là est le noyau de l’activité politique. Paradant dans une sphère discursive délibérément rendue autonome vis-à-vis du réel, les invités de Genshagen s’attellent à dégager des “concepts” volontairement flous, et dont le travail d’interprétation revient en somme à la cascade d’experts issus de think tanks, de commissions parlementaires ou de cabinet ministériels qui suivront, et rédigeront eux-mêmes des rapports, qui seront enfin rendus aux institutions, pour retourner à leur origine, et être finalement discutés de nouveau par les mêmes invités du forum de Genshagen ou d’un autre sommet. “Les slogans de Macron sont vagues, ce qui permet justement diverses interprétations”, me confie le directeur de cabinet du groupe Hager : la politique serait-elle donc affaire d’herméneutique ?

Il faut dire un mot sur Emmanuel Macron, tant son ombre plane sur l’entièreté du forum. Son discours de la Sorbonne, sur l’“Europe qui protège”, l’Europe souveraine, a semé le doute : s’agit-il d’un élément purement rhétorique, destiné à reprendre les éléments de langage des partis populistes, en les transposant dans le domaine européen ? Ou bien Emmanuel Macron a-t-il réellement une vision à long terme, lui permettant de faire face à la menace protectionniste étatsunienne ? Les Allemands, qui sont nombreux dans la salle, ont longuement attendu la réponse d’Angela Merkel. Elle a enfin concédé certains points au président français, tout en précisant que l’Allemagne ne pourrait supporter à elle seule les conséquences d’une sorte de protectionnisme communautaire. Mais là n’est pas l’important : comme l’a rappelé Sylvie Kauffmann, directrice éditoriale du Monde, en ouverture du Forum, la politique d’Emmanuel macron vise à tout “désidéologiser” et à appliquer un ensemble de “méthodes”. Ce qui, à peu de choses près, correspond à la définition du gouvernement néolibéral donnée par certains auteurs de Liaisons, c’est-à-dire “un gouvernement dont le centre est vide et les côtés remplis de techniques.”

Mais il y a plus. L’ordre des choses qui se décide ici, à Genshagen, mais aussi à Bruxelles, à Strasbourg, à Francfort, à Paris ou Berlin, est surtout doué d’une temporalité qui lui est propre : celle du “projet”. Le projet dessine une ligne de clivage parallèle à celle qui sépare gouvernement et gouvernance, intégration et marginalisation, libéralisme et populisme. D’un côté, les populistes mobilisent une politique du ressentiment historique : le peuple souverain, politique, révolutionnaire et robespierriste à gauche, qui doit récupérer sa souveraineté perdue en 2008, lorsque le gouvernement français a adopté la Constitution européenne par voie parlementaire ; le peuple culturel, des valeurs immuables, de la tradition, identitaire et barrésien à droite, qui doit récupérer son territoire. De l’autre, le projet macronien mêle un présentisme post-moderne à un futurisme enthousiasmant, possiblement collectif tout en reposant sur des individualités. C’est “notre projet”.

La naïveté consisterait alors à croire que cette politique du projet n’est dotée d’aucune réflexivité historique. En effet, comme le notait déjà Ernest Renan quant à la construction des nations, ce n’est pas qu’à l’historisme des populistes le néolibéralisme oppose uniquement une Cité du Soleil à venir : c’est que la condition de réalisation de ce projet passe plutôt par l’oubli. “L’oubli, disait donc Renan, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation, et c’est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger. L’investigation historique, en effet, remet en lumière les faits de violence qui se sont passés à l’origine de toutes les formations politiques, même de celles dont les conséquences ont été le plus bienfaisantes. L’unité se fait toujours brutalement (…)” (Qu’est-ce qu’une nation ? 1882). Ce processus pourrait tout à fait être transposé à notre histoire récente, qui a vu l’Union européenne remplacer nos nations – a donc vu une échelle en chasser une autre, comme les villes ont concédé de leurs prérogatives à l’État au Moyen-Âge – et ceci par le biais d’une élévation constante de l’intensité de différentes formes de brutalité au sein de ce dispositif de gouvernance : brutalité de l’intégration d’anciennes économies planifiées dans une union libérale, après la signature du traité de Maastricht en 1992 ; brutalité du règlement par l’austérité de la crise des subprimes et de la crise des dettes souveraines qui a suivi, en 2011-2012, en particulier en Grèce, au Portugal et en Irlande ; brutalité de la prise en charge de l’interminable crise migratoire qui a désormais fait de la Méditerranée le premier cimetière marin du monde – et crise aggravée aussi bien par les circonstances politiques extérieures à l’Union européenne, que par le durcissement des politiques de gestion des flux migratoires. On peut par exemple rappeler que c’est la conjonction entre l’érection de murs à la frontière hispano-marocaine et turco-grecque et la progressive désagrégation de l’État libyen après 2011 qui a conduit à la polarisation des flux migratoires dans cet espace-là, extrêmement exposé aux risques, et a donc accru le taux de mortalité lors des traversées.

Selon cette perspective, et il est important de l’avoir à l’esprit, « nous » traversons une séquence de fondement, d’un supra-nation-building  : bien qu’entamée en 1992, et procédant de la dilution du gouvernement dans la gouvernance, cette séquence nous place dans une situation analogue à celle que vécurent celles et ceux qui assistèrent à l’édification des États-nations à la fin du XIXe siècle – édifications, diraient par ailleurs les marxistes, qui reposent en dernière instance sur l’économie, puisque si les Nations s’édifièrent d’abord par la suppression des tarifs douaniers (avec Turgot en France à la fin du XVIIIe siècle, puis avec le Zollverein allemand en 1834 d’un côté), l’Union européenne fit de même suite aux accords de Maastricht et de Schengen. Mais, parce que nous nous trouvons dans une séquence de fondement mais aussi d’“interrègne”, il semble apparaître “des phénomènes morbides des plus variés”, dirait cette fois-ci Gramsci.

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Vous croyez éloigné le jour du malheur, et vous faites approcher le règne de la violence. (Livre d’Amos, VI, 3).

À mon arrivée à Ludwigsfelde, je m’installe sur un banc, à l’extérieur, et j’attends le bus privé qui doit me conduire au château. Il n’y a pas de gare : elle a été convertie en musée, à l’ombre duquel des personnes attendent leurs trains, bouteilles de bière à la main. Un jeune homme s’approche de moi et s’installe. Nous sommes tous deux en costume, et rapidement nous comprenons. Nous discutons alors de l’intitulé du forum : “Entre ouverture et repli : quel futur pour l’Union européenne ?” Le constat que nous en tirons va traverser l’ensemble de la rencontre, mais toujours qu’à demi-mot : “Un spectre hante l’Europe, c’est le spectre du populisme…” Et ce n’est qu’à l’issue des deux journées que le directeur du Conseil européen des affaires étrangères, Mark Leonard, soulèvera le lièvre : “poser la question de l’ouverture et du repli, c’est reprendre les termes imposés par le populisme.”

Ce que les invités de Genshagen ont bien compris, c’est que ce sont les populistes qui imposent leur agenda politique. Mais ce qu’ils semblent moins disposés à admettre, c’est que le populisme n’est pas né de façon autonome vis-à-vis de l’Union européenne, mais plutôt qu’il entretient avec elle une étroite relation dialectique : le populisme se pose en outre comme la négation de celle-ci. Et, si l’on suit en cela Hegel, plus l’Union affirmera la positivité de son projet, plus la coalition populiste européenne travaillera (ou plutôt croira travailler) à s’en séparer. “Vous croyez éloigné le jour du malheur, et vous faites approcher le règne de la violence”, disait ainsi le prophète Amos au roi Jéroboam.

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Parce que l’histoire est la configuration de l’Esprit dans la forme de l’événement, de l’effectivité immédiate et naturelle, les étapes du développement sont données comme des principes naturels immédiats, et ceux-ci, parce qu’ils sont naturels, sont extérieurs les uns aux autres comme une multiplicité, à tel point qu’un seul d’entre eux échoit à un seul peuple – c’est son existence géographique et anthropologique. Le peuple auquel un tel facteur échoit à titre de principe naturel a reçu en délégation l’exécution de ce principe dans le processus par lequel l’Esprit du monde développa sa conscience de soi. Ce peuple est le peuple dominant dans l’histoire mondiale pour cette époque, – et il peut faire époque dans cette histoire seulement une fois. (G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, 1820, §346-347).

Cette épocalité hégélienne des État-nations est révolue, ce à quoi ne se résout pas une certaine subjectivité blanche occidentale “déprimée”. C’est pourquoi elle ne se réaffirme pas purement à travers la revendication d’une souveraineté imaginaire, mais plutôt par la volonté de récupération des parts de souveraineté déléguées : cela s’observe aussi bien aux Etats-Unis, où les électeurs de Donald Trump ont désiré recouvrer la souveraineté de leurs frontières douanières, qu’en Europe où une coalition populiste transnationale (Beata Szydlo il y a peu en Pologne, Viktor Orban en Hongrie, Janez Jansa en Slovénie, Nigel Farage en Grande-Bretagne, Marine Le Pen en France, Matteo Salvini et Luigi du Maio en Italie…) maugrée la mort annoncée de leurs Peuples comme “peuples dominants”.

Mais, encore une fois, ce n’est pas la puissance de l’imaginaire national qui stimule cette revendication : c’est plutôt l’Union européenne qui en fournit les occasions. Pour le dire plus clairement, c’est l’Union qui crée les conditions du populisme. En Allemagne par exemple, nombreux sont ceux qui estiment que l’arrivée de l’Alternativ für Deutschland au Bundestag est une conséquence de l’ouverture du pays à près d’un million de réfugiés syriens. En réalité, c’est plutôt le débat, consécutif à la décision d’Angela Merkel, sur la possibilité de restreindre l’accueil, qui a créé un appel d’air idéologique : la possibilité apparaissait alors d’avoir recours au lexique de la fermeture, du contrôle, de la xénophobie. Un invité de Genshagen, Martin Schieffer (chef de la division “Appui à la gestion des flux migratoires” de la Commission européenne) était assez représentatif du caractère zombie des techniciens européens, incitant inévitablement certaines franges de la population à vouloir s’engouffrer dans la fenêtre de tir entrouverte par des politiques dites de “sécurité migratoire”. Tout son discours insistait ainsi sur la nécessité de n’aborder la question que sous des aspects techniques et juridiques, en rappelant notamment la dimension organisationnelle du problème auquel se trouvaient exposés les garde-côtes italiens qui devaient en cinq minutes déterminer le profil “du migrant” (s’agit-il d’un vrai demandeur d’asile ayant le potentiel pour l’obtenir ? d’un demandeur d’asile n’ayant pas ce potentiel ? ou – dernière catégorie, la moins favorable à l’accueil – d’un simple “migrant économique” ?). Ce qui, à son humble avis, légitimait les perspectives récemment émises par la Commission européenne, visant à développer un système d’identification biotechnologique dès l’arrivée et permettant en outre de surmonter les faiblesses du système Eurodac (l’identification biométrique, par relevé d’empreintes digitales, était compliquée par le fait que certains migrants se brûlaient volontairement les doigts), mais aussi d’éviter le “retour des dublinés” dans le premier pays d’accueil. “Mais ce n’est quand même pas Big Brother”, se sentit-il obligé d’ajouter.

Ce n’est donc pas l’accueil de migrants et de demandeurs d’asile qui crée la xénophobie : c’est la possibilité même de le limiter qui en crée les conditions de réalisation comme force politique, s’appuyant sur la nécessité d’un contrôle toujours plus efficace. Dans des circonstances toutes autres que l’Allemagne, l’Italie a, d’une certaine manière, connu ce même processus : les récentes élections ont montré l’étroitesse des liens qui pouvaient exister entre les incertitudes de la gouvernance migratoire européenne, qui incitait finalement à davantage de régulation, et le nationalisme puisque, tandis que l’Italie restait maîtresse de son droit d’asile, les électeurs de la Lega Nord profitèrent de cette ouverture politique pour revendiquer toujours plus de souveraineté – en profitant ainsi, avec le Movimento 5 Stelle, pour chercher à se réapproprier tous les champs du droit régalien délégués à l’Union Européenne (monnaie, douanes, budget).

La gouvernance génère donc ses propres facteurs de crise et, en cela, la situation peut encore être comparée avec celle de la France à la fin du XIXe siècle, alors qu’apparaissent les premières « migrations de masse » au nord et sud du territoire (500 000 belges, puis 800 000 italiens environ). Or, cette population migrante dense bénéficie du statut d’“admis à domicile”, ce qui l’exempte notamment d’avoir à se naturaliser, et donc d’être conscrite pendant trois ans, ou même mobilisable : ce qui est alors perçu comme un « privilège », et sans doute aussi comme une « invasion », est dénoncé dès les années 1880 par un ensemble de députés, aussi bien du centre que de la gauche opportuniste ou de la droite conservatrice, sans que le mouvement ne prenne pour autant au sein des classes populaires françaises – et cela en grande partie du fait que l’État, qui y reste perçu comme un garant d’ordre, juge anticonstitutionnelles et irrecevables les propositions de “quotas” à imposer sur l’importation de main-d’œuvre étrangère. Tout change néanmoins lorsque, dans le contexte de la Grande dépression, la République adopte un ensemble de mesures protectionnistes contre les importations agricoles étrangères : les fameux “tarifs Méline”. Alors, six mois à peine après le vote de ces lois, un millier de travailleurs belges sont expulsés dans le Pas-de-Calais tandis que, l’année suivante, huit italiens sont assassinés à Aigues-Mortes. En un laps de temps relativement court, la fenêtre de tir de la « protection » s’est ouverte, et le populisme – aussi bien de droite, avec Maurice Barrès ; que de gauche, avec des socialistes béats devant le décret d’expulsion des travailleurs chinois adopté par les Etats-Unis dix ans plus tôt – s’y est engouffré brutalement, arguant de l’extension de la protection de l’État à l’ensemble du marché, main-d’œuvre comprise.

Si donc le nationalisme antimoderne s’est bien réalisé dialectiquement avec la nation moderne ; actuellement, le populisme se réalise dialectiquement avec la gouvernance européenne.

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Le consensus de 1945, que nous avons construit sur la défaite des totalitarismes, n’est plus partagé par tous : c’est la menace que nous devons affronter en France et en Europe. (Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d’État, 2018)

Le temps est long dans le château de Genshagen. Je décroche des discussions au bout de cinq minutes : le directeur de cabinet du groupe Hager me raconte qu’il était bras-droit de Louis Gallois, ex-P.-D.G. d’Airbus, au moment de la crise, et comment la compagnie a refait surface en misant sur le militaire. Plus tôt, je rencontre un homme au physique sympathique : c’est le représentant du groupe Bayer, qui m’explique qu’il va prochainement se rendre à Bruxelles afin de défendre les intérêts de la branche. Je sais qu’un représentant de BASF se trouve également là, parmi les invités : je ne peux m’empêcher de penser que je me trouve quelque part entre la réunion des Vingt-quatre décrite par Éric Vuillard dans l’Ordre du jour, et la villa Marlier.

Je sais aussi, comme les Cent-trois autres, que nous traversons un désastre. Le terme d’“angoisse” déplaît fortement, pourtant il a été utilisé à plusieurs reprises car il reste malgré tout le plus doux euphémisme pour décrire le bouleversement actuel de l’ordre international : Jean-Marc Ayrault décrit son rapport fait de crainte et de fermeté face à Vladimir Poutine ; derrière ce dernier se cachent aussi Recep Tayyip Erdogan et Xi Jinping, dont le nom est tu. On parle de “la Chine” – tout à la fois État, Parti et Stratège – et surtout de sa projection dans le temps long (jusqu’à 2049, dit le géographe Michel Foucher), à laquelle s’oppose irrémédiablement le court terme de Donald Trump. L’Europe et ses alliés, c’est-à-dire le Canada et le Japon, se sont rencontrés au G7 – au G6 me confie avec humour le représentant de Bayer – pour faire front commun face aux Etats-Unis, mais cette menace n’est que peu de choses. L’ordre géopolitique bâti sur l’utilisation de la bombe atomique à Hiroshima et Nagasaki, sur la signature du traité de Bretton Woods, sur la création de l’Organisation des Nations Unies, du Fonds Monétaire et de la Banque mondiale : tout cela, oui, tout cela, est en passe d’être relégué au passé. Michael Kolie, membre de l’Organisation mondiale du commerce, alerte le parterre : une réforme de l’OMC visant à faire prévaloir les intérêts de l’Union européenne sur ceux des Etats-Unis conduirait à l’ouverture de la boîte de Pandore, libérant ainsi les ambitions sans bornes de la Chine dont l’objectif est d’imposer ses standards au monde entier.

Au fond, ce à quoi l’Europe ne se résout pas – et ce à quoi les Etats-Unis ont, en vérité, brutalement réagi – c’est la possibilité de devenir une périphérie, une marge exploitable. Ou plutôt, osons le long terme, de le redevenir : M. Xi, qui a récemment remis en lumière la figure méconnue de l’explorateur Zheng He, n’a pas oublié que le centre de gravité du monde se trouvait dans l’Océan indien avant que les Européens ne “découvrent” le continent américain. L’“angoisse”, le frisson qui traverse le château de Genshagen est donc davantage qu’une frayeur géoéconomique : il en va là d’une crise métaphysique, au déni de laquelle les hauts fonctionnaires ne répondent qu’en mobilisant les spectres des totalitarismes (ou, on a vu apparaître ce vocable il y a peu dans les pages du Monde diplomatique, des “démocratures”), quand il s’agit en réalité d’un déplacement de polarité du surmoi géopolitique.

“Face à la crise migratoire, dit le correspondant à Varsovie de Ouest France, il faut absolument éviter la fermeture des frontières en Europe : la priorité est le maintien de l’espace Schengen”. Il est admirable de voir une formation politique au chevet de la mort se débattre en concentrant ses efforts sur le rôle de ses institutions. Si l’on me permet une ultime analogie, l’Europe s’apparente aujourd’hui à ce que l’on qualifiait d’ “Homme malade de l’Europe” au début du XXe siècle, c’est-à-dire à l’Empire ottoman. Le multiculturalisme de l’empire avait été mis à mal par les nationalistes grecs qui, en 1821, avaient obtenu l’indépendance de la péninsule – indépendance qui inspira aussitôt la plupart des minorités ethniques ou religieuses de l’empire. Face à cette situation, le pouvoir ottoman entrepris une vaste réorganisation, les Tanzimat, autorisant en outre ces minorités à avoir accès à des postes autrefois interdits, et mettant surtout en place une Constitution qui, néanmoins, fut abrogée par le sultan Abdülhamid II en 1878, soit deux ans après sa promulgation. Le retour de bâton conservateur, long de trois décennies, conduisit inévitablement à enflammer l’empire, qui se retrouva désormais traversé par les séparatismes et les insurrections irrédentistes. La restauration de la Constitution en 1908, consécutive à la révolution des “Jeunes-Turcs”, n’y fit pas grand-chose : l’empire était mort de l’intérieur, depuis longtemps. Peu de temps après, la Première Guerre mondiale ne fit que contribuer à la chute d’un fruit qui était plus que mûr, sinon pourri.

Ce n’est certainement pas un hasard si le séparatisme a refait son apparition au sein de l’Union européenne, drapé dans les costumes du Brexit ou du régionalisme lombard et catalan, réactivant sous un aspect particulier la figure du Peuple. Mais l’énorme différence qui existe avec la chute de l’Empire ottoman, c’est que le séparatisme nationaliste actuel est dynamisé par une politique réactionnaire du ressentiment : en somme, que ses propres partisans sont conscients de l’anachronisme que représente ce souverainisme. La “séparation” prônée par ceux qui souhaitent quitter l’Union européenne, ou qui souhaitent voir advenir l’ “autonomie” de leur région, reste inévitablement accrochée à son centre de référence, comme une chèvre à son pieux : les séparatismes-esclaves sont inséparables de leur Europe-maître.

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L’Europe se fera dans les crises, et par les solutions qu’elle trouvera à celles-ci.  – Jean Monnet, Mémoires, 1976.

Il s’installa au chapitre. Puis, il fixa l’horizon et, à travers le microphone portable collé à sa joue, déclama une citation de Jean Monnet. Il fit signe à l’assistance de bien la noter, et la répéta une seconde fois. Alors seulement il put entamer la liste des crises que l’Europe avait traversé : les subprimes et les dettes souveraines, l’Ukraine, les migrants, le terrorisme, le Brexit, Donald Trump. Il s’arrêta un temps. Puis, grave, il dit : “Face à l’euroscepticisme, n’y a-t-il pas une pédagogie à faire auprès de nos concitoyens qui ont peur de ces crises et qui, par peur, votent pour le populisme nationaliste ?” À la peur et au repli, il opposa le courage et l’éducation. “L’Europe qui protège” devait être une “mère” pour ses citoyens, mais devait aussi pouvoir faire preuve de paternalisme et même, pourquoi pas, de virilisme. Jean-Marc Ayrault livra là l’illustration de la politique de la résilience, qui consiste à voir dans chaque crise l’occasion de se renforcer, dans chaque séparatisme la perspective d’une plus grande communion, dans chaque soulèvement la possibilité d’y acclimater les pratiques de la gouvernementalité capitaliste.

Et cette tendance traverse l’histoire de l’Europe depuis que le Peuple y a été présenté comme la force motrice de l’histoire. Ainsi pour l’“événement-1848” : peut-on affirmer sérieusement de quel(s) Peuple(s) les insurrections qui traversèrent le continent, de Copenhague à Palerme, de Brasov à Barcelone, furent-elles le printemps ? S’agissait-il du Peuple français, du Volk des États princiers allemands, ou du popolo italien ? Était-ce le “peuple-ouvrier”, le “peuple-prolétaire” dont rêvaient Blanqui et Marx ; ou bien les “peuples-nations” dont on pensait qu’ils aspiraient à advenir ? Ce ne furent, sans doute, aucuns de ceux-là qui s’imposèrent. Par souci de résilience, la pratique contre-insurrectionnelle s’éleva rapidement de mode de répression à forme spécifique de gouvernement. Mais, ne pouvant se suffire à elle-même, elle donna en France – une fois passée l’unification brutale de la Nation par Cavaignac – l’occasion à la dernière figure du Peuple de s’exprimer. “Le 10 décembre 1848, écrit Marx dans Les luttes de classes en France, ce fut le jour de l’insurrection paysanne. De ce jour seulement date le Février des paysans. Le symbole qui exprimait leur entrée dans le mouvement révolutionnaire, lourdaud et rusé, sournoisement naïf, stupidement sublime, une superstition astucieuse, un burlesque pathétique, un anachronisme ingénieusement inepte, une bouffonnerie de portée mondiale, hiéroglyphe indéchiffrable pour l’entendement des civilisés – ce symbole reflétait à l’évidence la physionomie de la classe qui représente la barbarie au sein de la civilisation […] Derrière l’empereur se cachait la jacquerie.” Ainsi, si la crise de Février avait été absorbée et digérée par les fonctionnaires de la République, et si celle de Juin accentua le désir d’ordre au sein du Peuple, alors le coup d’État du 2-Décembre ne fut que l’ultime sursaut d’adaptation du gouvernement au désastre.

Néanmoins, la mise en œuvre de cette ”politique de la résilience” permit aux véritables insurgés de prendre la mesure de l’œuvre de séparation qu’il fallait accomplir. C’est en grande partie à l’aune de ce plan de consistance que l’on peut comprendre les développements ultérieurs du séparatisme ouvrier, tel qu’il s’exprima dans les Communes de 1871, mais aussi dans la “culture de l’autonomie” qu’on tenta d’édifier. Certes critiquable rétrospectivement dans ses compromis et ses échecs, cette séquence eut néanmoins le mérite de prouver une chose : c’est que l’ensemble des pratiques insurrectionnelles n’étaient plus indexée sur l’agenda politique ; mais sur le mouvement des marchandises, sur les flux de la production, sur le cours empirique des choses. Opération de de soustraction-résistance du réel à la Raison. Le véritable séparatisme, le véritable irrédentisme, la véritable multiplication des logiques, se trouve dans la négation de la négativité ; dans la sortie, à portes claquées, de toute relation dialectique avec ce monde-là  ; dans la séparation avec le cauchemar en cours

J’ai pris le train à Ludwigsfelde, et je suis allé me promener à Berlin. Il faisait beau. J’ai rencontré une amie au Tiergarten, et nous avons parlé une heure. Le temps était redevenu normal.

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