Le Nouvel Autel du Capital

Stéphanie Chanvallon

paru dans lundimatin#379, le 17 avril 2023

Alors que travailler à épuiser la Terre, consommer en rang, se nourrir d’écrans et de jeux semblaient ritualiser la soumission au Capital, voilà que les rues s’animent de joyeux mouvements, de générosité spontanée et coudes à coudes, de consciences accrues des désastres écologique, social et démocratique en cours. Rassemblements sauvages et débordements sont de la partie ; rien n’est parfait, et c’est justement là qu’on peut voir une forme qui échappe et qui donne de l’espoir : il se passe quelque chose.

Devant la résistance qui s’amplifie et se propage, les garde à vues à la volée et les répressions routinières ne suffisent plus : on entend le courroux du Capital, cette voix nimbée qui exige une remise en ordre urgente et un maintien en marche forcée. Serait-il pris de fébrilité, saisi des premiers symptômes d’une attaque du cœur et de l’esprit citoyens, puissances de vie jusque-là réprimées ? Un mal qu’il croyait contenu, et qui pourrait bien affecter ses plus perméables serviteurs ?

A son œil, la conscience naissante est le signe d’un comportement déviant : le mal est en nous. Il faut donc nous saigner pour évacuer le mal, au mieux nous faire à nouveau dociles, à défaut nous rendre impuissants. Le Capital ordonne d’orchestrer une scène marquante. Pour renforcer la certitude d’avoir raison, il lui faut aller jusqu’à organiser le pire, car si le pire est mené, c’est bien qu’il justifie une action qui en vaille à ce point la peine. Détruire ou laisser détruire quelques-un.es en vue d’impacter indirectement un plus grand nombre. Sacrifier. Le dernier et le plus puissant recours quand l’inquiétude s’empare de Dieu et de ses adorateurs. Une scène marquante à la hauteur de ce qui est en jeu ici et maintenant. L’avenir s’annonce sombre.

Ici comme ailleurs, tout commerce suppose un échange : don et contre-don. Ce n’est pas un sacrifice pour implorer la fertilité des sols, la pluie remplissant les cours d’eau ou le retour des abeilles, mais pour des marchés financiers florissants, des actionnaires comblés de dividendes, un indice boursier au beau fixe, des privatisations débordantes. Rassurer le Capital par la meurtrissure des corps, des cœurs et des esprits. Le sang d’un ordre nouveau et pérenne, le sang versé pour sauver le genre humanocapitalisé.

Les ordonnateurs sont toujours loin du lieu de culte même. Les sacrificateurs, peut-être pour certain hésitants, obéissants, ou convaincus par leur cause, usent d’instruments toujours plus saisissants. A quand les tirs au laser nous mettant à terre par onde de choc, à quand les nouvelles formules de gaz aux effets sur le long terme, combien d’animaux sacrifiés sur les autels des laboratoires avant de passer aux autels du dehors ?

Un sacrifice s’entoure habituellement d’observateurs de la scène pour interpréter l’oracle et présager de l’issue. Ont-ils regardé la façon dont s’écoulait le sang, si nous tombions sur notre flanc droit ou notre flanc gauche, en hurlant ou sans gémir ? Le sacrifice d’antan était considéré comme monstrueux quand des victimes humaines et animales étaient abattues côte à côte. Mais nous, nous sommes liés au vivant, à l’outarde rose, à la loutre jaune, à l’anguille bleue, à l’épaulard ou à la tortue, et c’est ensemble que nous sommes tombés et nous relèverons.

Cet autel est-il symboliquement venu expier la violence sociale ? Portons-nous l’entièreté du joyeux mal et la responsabilité du vaste désordre social ? Il y a pourtant un risque sur le nouvel autel du Capital : celui de renforcer le mal en nous et alentour, et surtout qu’il devienne plus contagieux encore. Ces nouveaux rites nécessitent en effet un certain discernement, une perspective large sur ce qui se trame en tous lieux, sur les effets non désirés mais possibles à la hauteur de leurs violences. Car nous sommes ensembles, et ce qui touche l’un touche l’autre. La suite, nous ne la connaissons pas encore. Peut-être est-il naïf d’imaginer que, pour une fois, nous pourrions avoir une longueur d’avance, à condition de tenir le secret.

A moins que le sacrifice soit un leurre et qu’ils cherchent en fait à s’approprier notre force ? A moins que, par retournement imprévisible, notre force s’empare d’eux à leur insu ? Il nous faut en tout cas nous soustraire à ces sacrifices tels qu’ils sont médiatisés pour ne pas renforcer l’histoire sacrificielle, pour se présenter autrement devant leur prochain autel. Suivant la proposition « Que faire de nos défaites ? », il importe d’éviter les déchirures intestines, il importe de lier la défaite ou la victoire amère à une histoire plus large pour faire émerger la continuité de l’histoire de nos luttes. Au mieux : favoriser chez les sacrificateurs des démissions et retraits, au moins : alimenter un mouvement qui les hante eux aussi. Faire que l’histoire que les ordonnateurs racontent soit celle de leur cynisme et non celle du progrès et d’une nature protégée.

Parce qu’ils ont défendu un trou, nous avons fait apparaître l’Eau. Et nous l’avons fait apparaître d’une façon dont elle n’était pas censée exister : source vitale et bien commun inappropriable. Peuple de l’Eau, peuple des champs ou des villes, des forêts ou des zones humides, nous sommes une force résurgente, la nature qui se défend.

Que l’autel ne nous ôte pas les ailes de la fougue, mais qu’il devienne le lieu d’un envol plus puissant, celui de l’oiseau bien décidé à quitter le nid douillet du Capital. L’espérance n’a pu être atteinte. Nous sommes meurtris mais convaincus de porter une désobéissance vitale. Un mauvais présage pour le Capital, peut-il seulement le lire en-deçà de ce qui gronde ? Et si demain l’autel est abandonné par les sacrificateurs pour un stratagème encore plus sournois, que les sacrifiés demeurent notre mémoire vive.

Stéphanie Chanvallon

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