« Le Monde des Grands Projets et ses ennemis, voyage dans les nouvelles pratiques révolutionnaires »

Par Serge Quadruppani [Bonnes Feuilles]

Serge Quadruppani - paru dans lundimatin#142, le 20 avril 2018

« Le Monde des Grands Projets et ses ennemis, voyage dans les nouvelles pratiques révolutionnaires » paraitra aux éditions La Découverte le 18 mai prochain.
Les « bonnes feuilles » qui suivent ont été rédigées au troisième jour de l’intervention policière à la ZAD et ajoutée in extremis avant le départ du livre pour l’impression.

Au moment d’envoyer ce livre à l’impression, l’opération militaire visant à évacuer la ZAD de Notre-Dame des Landes en était à son troisième jour, la grève à la SNCF ne faiblissait pas, les assemblées générales et les occupations dans les universités persistaient malgré une répression d’une ampleur sans précédent, y compris en 1968. La stratégie du choc déployée par le gouvernement rencontrait sa première résistance à la hauteur de l’enjeu. Immigration, retraites, éducation, les contre-réformes macroniennes lancées en rafale visent à mettre aux normes managériales une société française où, jusque-là, les gouvernants, marqués par le spectre de mai, avaient fréquemment reculé devant la rue. La brutalité de cette entreprise d’ingénierie sociale s’incarne dans la brutalité bien concrète de forces de l’ordre à laquelle on laisse la bride sur le coup, leur seule limite étant pour l’instant d’éviter les morts. On mesure la fragilité de cette limite quand on sait que l’influence de l’extrême-droite dans les rangs des forces de l’ordre a fini par alerter jusqu’à la DGSI. Leur comportement sur le terrain montre bien que la Macronie, loin d’être le rempart contre la lepénisation qu’on nous promettait, a désormais intégrée celle-ci dans son cœur régalien.

Un vrai coup d’arrêt infligé à la marche triomphale du macronisme serait d’une importance historique, et pas seulement pour la France : si des messages de solidarité ont afflué aussi bien de la vallée de Suse, que des Appalaches et de la Palestine, c’est qu’en Italie et ailleurs, les candidats à la gouvernance néo-libérale se revendiquaient depuis des mois de la success story vendue par des médias français à l’unanimisme coréen. Pour beaucoup, à travers la planète, la défaite du manager à la tête de l’Etat français serait aussi – enfin – une défaite de son monde. Inversement, une défaite totale du mouvement social en train d’enfler signifierait de nouveaux reculs et pas seulement en France. Pour des millions de gens, la bataille de la Zad concentrait cet enjeu : peut-on renverser les raisons et contredire les armes de ce monde-là ?

Le mantra de l’ « état de droit » est apparu dès les premiers instants parfaitement dérisoire. La ruse misérable d’une préfète qui a prétendu épargner les projets déposés en préfecture et qui a fait anéantir la « ferme des 100 noms » avec ses ânes et ses moutons au motif que seuls « les projets individuels » étaient recevables ne pouvait que choquer par son fanatisme idéologique. Le discours de la légalité était miné par l’illégitimité d’un Etat qui avait prétendu stériliser des terres face à des gens qui les ont fait vivre, et qui leur avait donné finalement raison en renonçant au Grand Projet inutile. Celui-ci abandonné, la tâche d’un gouvernement réformiste et pacifique aurait été de négocier aussi longtemps que nécessaire : il n’y avait donc pas d’autre urgence que celle d’une pure opération de communication visant à intimider les contestataires sur tous les fronts et à flatter la fraction réactionnaire de son électorat, la seule destinée à lui rester. La tentative d’imposition d’une forme de black-out à l’intention de la presse, qui n’était pas sans rappeler la deuxième guerre du golfe, outre qu’elle a échoué, a permis de voir ceux qui, dans les médias ne reculaient pas devant le déshonneur de se faire porte-paroles et « porte-images » de la police. Associée à des appels du pied à l’Eglise catholique, elle a eu aussi le mérite de nous renseigner sur le noyau dur des conceptions macroniennes : plus proches d’Erdogan que de Clinton.

Octogénaire discutant avec les gendarmes pour les ralentir, poignées de boue, œufs de peinture, chorales improvisées, quelques cailloux et cocktails tout cela paraissait bien dérisoire devant les blindés, les gaz et les grenades. Pourtant, dès le deuxième jour, un engin s’embourbait, les gardes mobiles pataugeaient et des renforts, tracteurs compris, commençaient à arriver. Si, dans un premier temps, l’opération semblait devoir réussir en un tournemain, grâce à l’énorme disproportion des forces – ces 2500 robocops dépêchés contre quelques centaines de personnes, au troisième jour, au moment où j’écrivais ces lignes, il y avait un doute dans l’air. Aussi déchirante qu’elle soit, la destruction des habitations et des cultures peut ne pas être irréversible, tout dépendra du mouvement de solidarité en train d’enfler. Quelle que soit la suite, le combat magnifique des zadistes, à Notre-Dame des Landes et ailleurs, et celui de tous ceux qui s’opposent aux Grands Projets destructeurs de sols et de solidarités, qu’il s’agisse d’infrastructure ou d’ingénierie sociale, ce combat a le mérite de faire apparaître les deux camps dont l’affrontement touchera toute la planète dans les décennies à venir : celui de la fourberie sordide contre le courage de l’utopie.

Serge Quadruppani en attendant que la fureur prolétarienne balaie le vieux monde, publie des textes d'humeur, de voyages et de combat, autour de ses activités d'auteur et traducteur sur https://quadruppani.blogspot.fr/
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