La religion, la xénophobie et la question sociale - Ivan Segré

Ou les conquêtes de l’idéologie bourgeoise

Ivan Segré - paru dans lundimatin#173, le 7 janvier 2019

Au cours de l’année 2017, une polémique est intervenue entre des militants de Lutte Ouvrière (LO) et du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) au sujet du voile islamique, de l’islamophobie et de la judéophobie, et plus largement au sujet des rapports entre marxisme et religion. Dans un long article adressé à LM, Ivan Segré s’efforce de faire le point sur une question toujours d’actualité, et clivante.

« Nous voudrions examiner la manière dont le « revirement stratégique de la gauche de gouvernement », plus exactement son corollaire, « la focalisation » sur l’islam, a investi une partie de la gauche non gouvernementale, dite aussi « radicale », soit qu’elle ait rallié l’islamophobie de la classe dominante (« patronale, médiatique et politique »), soit qu’elle ait cru prendre le parti inverse en créditant la stigmatisation d’Israël d’un coefficient anticolonial. »

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« Faire accomplir, pour l’essentiel, ses propres objectifs de classe par ses propres exploités, c’est savoir les dominer de haut politiquement, c’est, en même temps, savoir les subjuguer de haut idéologiquement : par l’Etat. Le pouvoir de la bourgeoisie est ainsi, par excellence, pouvoir d’Etat, et sa pratique politique propre est ainsi la pratique de son propre Etat de classe. C’est pourquoi la bourgeoisie a mis tant de soin à « perfectionner » son Etat, à le doter de tous les appareils nécessaires, qu’ils soient répressifs ou idéologiques, et à unifier par tous les moyens son idéologie en idéologie dominante. On peut ainsi résumer la pratique politique propre à la bourgeoisie : utiliser au maximum les forces des masses populaires qu’elle domine, en les dominant par la répression d’Etat et l’idéologie d’Etat. » 

Louis Althusser, Initiation à la philosophie pour les non-philosophes

Dans leur livre Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », A. Hajjat et M. Mohammed rappellent que bien avant le 11 septembre et avant même la première « affaire du voile » en 1989, c’est en 1982, « dans le contexte des grèves ouvrières contre les licenciements massifs dans l’industrie automobile » que le signifiant « musulman » commence de supplanter le signifiant « ouvrier » en France :

Au départ, les grèves de Citroën-Aulnay (avril 1982) et Talbot-Poissy (mai 1982) sont déclenchées selon le registre classique du mouvement ouvrier : les revendications portent essentiellement sur l’organisation du travail, les salaires, les libertés individuelles et syndicales, etc. Mais les licenciements sont confirmés et les ouvriers immigrés occupent les usines et mènent un conflit dur, plus ou moins suivis par les syndicats. C’est dans ce contexte que la question musulmane fait irruption dans le débat public : le conflit religieux se substitue à la lutte des classes, sachant que le début du déclin de la référence à la classe dans l’espace public remonte au moins à la période post-Mai 68 (hégémonie du discours libéral sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing). Depuis le début des années 1970, les syndicats ont répondu favorablement aux revendications religieuses des ouvriers musulmans au nom de la liberté de culte (la première mosquée de Renault-Billancourt est inaugurée en octobre 1976), d’où la présence, parmi l’ensemble des revendications de 1982, de celle d’un lieu de prière. L’existence de cette revendication, les images d’ouvriers faisant la prière à l’usine et l’utilisation, par les leaders syndicalistes maghrébins, de la langue arabe et de références religieuses pour mobiliser les ouvriers, sont les faits tangibles sur lesquels s’appuient les adversaires des grèves pour les dénoncer et les stigmatiser. Ainsi, comme le démontre Vincent Gay, la focalisation du débat sur l’islam est le produit de l’action de trois pôles d’acteurs : patronal, médiatique et politique [1].

Deux chapitres plus loin, les auteurs en tirent la conclusion, ou plutôt « l’hypothèse » suivante :

On peut alors faire l’hypothèse que la construction du « problème musulman » constitue un des principaux vecteurs d’unification des « élites » françaises, voire européennes, au moment même où le clivage capitaliste/anticapitaliste (ou économie de marché/économie socialiste) est remis en cause par le revirement stratégique de la gauche de gouvernement en faveur de la rigueur budgétaire [2].

Suivant cette hypothèse, nous voudrions examiner la manière dont le « revirement stratégique de la gauche de gouvernement », plus exactement son corollaire, « la focalisation » sur l’islam, a investi une partie de la gauche non gouvernementale, dite aussi « radicale », soit qu’elle ait rallié l’islamophobie de la classe dominante (« patronale, médiatique et politique »), soit qu’elle ait cru prendre le parti inverse en créditant la stigmatisation d’Israël d’un coefficient anticolonial.

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Il semble qu’en France, depuis 1989 et surtout depuis 2004, date de l’interdiction par une loi nationale des signes religieux dans les collèges et lycées de la République, le « choc des civilisations » diagnostiqué par Samuel Huntington se soit singulièrement cristallisé autour de la question du voile, métonymie de l’islam. D’un simple tissu recouvrant tout ou partie de la chevelure d’une femme, on fit bientôt une affaire d’Etat. Et des prises de positions contradictoires émanant d’organisations marxistes témoignent du clivage qui prévaut aujourd’hui encore en ces matières, malmenant les divisions politiques établies. Nous pensons notamment à une polémique apparue en février 2017 et scandée par trois textes d’intervention issus de Lutte Ouvrière et du Nouveau Parti Anticapitaliste : le premier, signé LO et intitulé « le piège de l’islamophobie », met en cause le choix du NPA de s’allier au nom de la lutte contre l’islamophobie avec des organisations ayant pour référent l’islam [3] ; le second est la réponse de quatre militants du NPA [4] ; le troisième est la réponse d’un autre militant du NPA tant au texte de LO qu’à celui de ses camarades [5].

Le texte signé LO entremêle plusieurs considérations qui cependant gravitent autour d’une même position de principe : en termes d’intelligence stratégique, s’allier de quelque manière que ce soit avec des organisations islamistes serait au mieux une absurdité, au pire une trahison ; car l’antagonisme du marxisme avec toute forme d’organisation dont le référent théorique et pratique est ethnique et/ou religieux n’est pas secondaire, il est principal. Le texte des quatre militants du NPA répond, en substance, qu’un antagonisme est toujours situé et qu’en matière de critique de la religion il convient donc d’adopter le positionnement de Trotski, lequel énonçait en ces termes le seul principe qui vaille : « le baptisme d’un Noir est quelque chose de totalement différent du baptisme d’un Rockefeller. Ce sont deux religions différentes [6] ». Un autre militant du NPA prend cependant position contre ses camarades, s’en tenant pour sa part, dans la ligne professée par LO, à une leçon de Lénine qu’il trouve ainsi formulée dans un opuscule précisément consacré à cette question, L’attitude du parti ouvrier à l’égard de la religion (1909) : «  le philistinisme et l’opportunisme du petit bourgeois ou de l’intellectuel libéral qui redoute la lutte contre la religion, oublie la mission qui lui incombe dans ce domaine, s’accommode de la foi en Dieu, s’inspire non pas des intérêts de la lutte de classe mais d’un mesquin et misérable calcul : ne pas heurter, ne pas repousser, ne pas effaroucher, d’une maxime sage entre toutes : vivre et laisser vivre ». Est-ce à dire que la « foi en Dieu » est de même nature qu’elle soit le fait du chanteur Louis Armstrong (« nobody knows the troubles I’ve seen ») ou du capitaliste Rockefeller ? À revenir aux fondamentaux du marxisme, il semble acquis que tant pour Marx, Engels, Lénine ou Trotski, la « foi en Dieu » est de nature non seulement différente mais antagonique selon qu’elle s’inspire « des intérêts de la lutte de classe » ou d’un « mesquin et misérable calcul ». La meilleure preuve en est le jugement d’Engels au sujet de Luther :

Avec sa traduction de la Bible, Luther avait donné au mouvement plébéien une arme puissante. Dans la Bible, il avait opposé au christianisme féodalisé de l’époque l’humble christianisme des premiers siècles ; à la société féodale en décomposition, le tableau d’une société qui ignorait la vaste et ingénieuse hiérarchie féodale. Les paysans avaient utilisé cette arme en tous sens contre les princes, la noblesse et le clergé. Maintenant, Luther se retournait contre eux et tirait de la Bible un véritable hymne aux autorités établies par Dieu, tel que n’en composa jamais aucun lèche-bottes de la monarchie absolue ! Le pouvoir princier de droit divin, l’obéissance passive, même le servage furent sanctionnés par lui au nom de la Bible. Ainsi se trouvaient reniées non seulement l’insurrection des paysans, mais même toute la révolte de Luther contre les autorités spirituelles et temporelles. [7]

Par sa traduction en langue vernaculaire de la Bible et son affranchissement à l’égard du pouvoir romain, Luther a été un acteur historique de l’émancipation, notamment si on entreprend d’examiner en matérialiste plutôt qu’en théologien sa pratique du texte biblique. De la manière théologienne, un livre de W. Schwarz est certainement représentatif. Il dispose trois orientations dans l’approche des textes bibliques : la première est « traditionnelle » (de saint Jérôme jusqu’à la scolastique), la deuxième est « philologique » (avec Reuchlin et Erasme), la troisième est « inspirée » (avec Luther) [8]. On peut cependant avoir de Luther une lecture rigoureusement matérialiste, et il ne serait alors pas tant question d’une « inspiration » (ou d’une « grâce ») que d’une « démocratisation » dont le maître mot, en termes de praxis de la traduction, serait le suivant : « Ce ne sont pas les lettres de la langue latine qu’il faut examiner [fragen] pour savoir comment on doit parler allemand, comme font ces ânes, mais il faut interroger la mère dans sa maison, les enfants dans les ruelles, l’homme du peuple [den gemeinen man] sur le marché, et considérer leur gueule [maud] pour savoir comment ils parlent, afin de traduire d’après cela [9] ».

Si Luther fut donc un acteur historique de l’émancipation, il fut cependant aussi, et comme après coup, le contraire, ainsi que le souligne Engels : effrayé par le soulèvement des paysans contre les institutions féodales, il « se retournait contre eux et tirait de la Bible un véritable hymne aux autorités établies par Dieu, tel que n’en composa jamais aucun lèche-bottes de la monarchie absolue ». C’est en Souabe, courant juin 1524, que se révoltent des paysans menés, ou sinon encouragés par des hommes du bas clergé gagnés à la cause luthérienne. Frantz Funck-Brentano, un biographe de Luther, résume les revendications paysannes : « ils voulaient leur entier affranchissement, l’abolition des corvées et toutes autres servitudes, liberté de la chasse et de la pêche [10] ». Après de premiers soubresauts, le soulèvement s’étend et les paysans s’organisent en une confédération qui, en mars 1525, publie le texte des « Doléances et requêtes amiables de l’union des paysans, avec leurs prières chrétiennes ». Composé de douze articles, le texte est remarquable par sa pondération, à l’exception de son article 3, extraordinairement révolutionnaire : « Les insurgés déclarent qu’ils ne veulent plus être traités comme chose et propriété de leur seigneur ; par son sang Jésus-Christ a racheté l’humanité tout entière, le pâtre comme l’empereur ». Les articles suivants traitent des droits coutumiers des paysans sur lesquels les seigneurs ne cessent d’empiéter ; par exemple l’article 5 : « Les bois, qui jadis étaient biens communaux, doivent le redevenir ; et les habitants du lieu doivent avoir le droit d’y quérir de quoi se chauffer et cuisiner à l’estimation d’un prud’homme ». Dès 1525, les termes du conflit entre droits coutumiers et droits seigneuriaux semblent fixés, et ils resurgiront de manière récurrente aux cours des siècles suivants, notamment lors du Black Act de 1723 en Angleterre, analysé par Edward P. Thomson [11], puis lors de la « loi forestière » de juillet 1841 et des débats à la Diète rhénane de juin 1842 relatifs au « vol de bois », analysés par Marx dans une série d’articles qui, comme le rappelle Daniel Bensaïd, « amorce le dépassement de ce que Louis Althusser a défini comme le ‘moment rationaliste libéral’ de Marx [12] ». Mais revenons aux paysans de 1525 : le texte des « Doléances » de l’union des paysans fut soumis à Luther, dont l’insubordination à l’église romaine avait inspiré les insurgés. Or, le moine n’entendait pas cautionner le désordre : s’il prend d’abord acte de la modération des « Doléances et Requêtes », c’est pour mieux rejeter l’ensemble. Citons l’analyse de l’historien maurassien Funck-Brentano :

Après quoi, reprenant les douze articles un à un, il en rejette les quatre premiers, la nomination des pasteurs par les fidèles, l’abolition du servage et celle de la dîme ; quant aux huit autres, concernant le gibier, l’usage des forêts, les corvées, le cens, les successions, il les renvoie aux hommes de loi qui ne pouvaient manquer de se prononcer contre les paysans. En somme, après avoir commencé par déclarer qu’il y avait plus d’un point fondé dans la requête des insurgés, il se prononçait contre eux sur toute la ligne. [13]

 

Puis intervient Thomas Münzer, qui appelle les insurgés à combattre, armes à la main, pour leur émancipation ; et alors Luther, enragé, se déchaîne, faisant paraître son pamphlet « Contre les hordes brigandes et meurtrières des paysans » (6 mai 1525), pamphlet que Funck-Brentano qualifie de texte « affreux et qu’on ne peut lire, non seulement sans réprobation, mais sans dégoût [14] ». Il est vrai que la prose de Luther, appelant sans vergogne les puissances féodales à mater le soulèvement paysan, y prend un tour d’une rare violence, en comparaison duquel ses saillies contre l’église romaine font pâle figure :

Broyez ! Egorgez ! Transpercez de quelque façon ! Tuer un révolté, c’est abattre un chien enragé. En se couvrant de l’Evangile, en se nommant frères en Jésus-Christ, les paysans commettent le plus horrible des crimes ; ils suivent Satan sous le couvert de la parole de Dieu. Ils en méritent dix fois la mort. (…) Ils entendent posséder en commun les biens des autres tout en conservant soigneusement ceux qu’ils possèdent eux-mêmes. Je crois qu’il ne reste pas un diable en enfer, ils sont tous passés dans le corps des paysans. [15]

 

Le fait est donc bien établi : par sa pratique de la traduction et son insubordination à l’autorité romaine, Luther fut un progressiste courageux ; par son engagement aux côtés des seigneurs contre les paysans insurgés, un réactionnaire vindicatif. Cette dualité, ou ambivalence, justifie-t-elle la disqualification par Lénine, apparemment sans appel, de toute forme de religiosité ? Quelle praxis a en vue Lénine lorsqu’il affirme la nécessité d’une « lutte contre la religion » ? Dans la suite immédiate de son propos, il distingue entre les « intérêts de la lutte de classe » et « un mesquin et misérable calcul ». À l’évidence, c’est là que réside l’antagonisme, faisant de Luther un cas d’école : le réformateur allemand donna d’abord « au mouvement plébéien une arme puissante » ; puis celle-ci lui échappant, il se rallia aux forces du conservatisme politique et social de manière que « l’arme puissante » soit de nouveau au service des maîtres. Juger a priori que la religion est une force sociale conservatrice, c’est donc, en termes pratiques, risquer non seulement de se priver d’une « arme puissante » mais en outre l’abandonner aux ennemis de l’émancipation. Et en termes théoriques, c’est ne pas voir que le clivage qui traverse Luther en personne ne conduit pas à distinguer entre un laïcisme progressiste (profane) et une religiosité conservatrice (sacrée), mais entre deux subjectivités antagoniques eu égard aux luttes de classe, selon que « l’inspiré » œuvre à augmenter la puissance d’agir des opprimés ou, à l’inverse, celle des oppresseurs. Une autre manière de le dire consiste à réaffirmer le primat de la lutte « sociale » (le combat contre les inégalités) sur la lutte « anticléricale » (le combat contre les religions), primat caractéristique du marxisme, ainsi que le rappelle Alain Gresh avec un rare esprit de synthèse :

La gauche socialiste, dès le milieu du XIXe siècle, est confrontée au problème de la religion. Karl Marx refuse de faire de l’athéisme une condition d’adhésion à l’Internationale ou à l’une de ses sections (1868), et, en 1874, Friedrich Engels épingle ceux qui ont « la prétention de transformer les gens en athées sur ordre du mufti ». Une célèbre formule d’un texte de Marx, Critique du programme de Gotha (1875), précise : « Chacun doit pouvoir satisfaire ses besoins religieux et corporels sans que la police y fourre son nez ». Ces thèses seront reprises par Lénine dans plusieurs articles. Comme Marx et Engels, Lénine est sensible à l’aspect de « diversion » que peut représenter la lutte antireligieuse. Pour lui, ce qui prime, c’est l’unité des ouvriers, quelles que soient leurs croyances. On verra que cette priorité accordée à la « question sociale » pèsera dans le choix de Jaurès et des socialistes français en 1905. Contre ce courant, une partie de la gauche affirmera un anticléricalisme de principe, prônera l’athéisme militant et rêvera de détruire l’église [16].

Le primat accordé à la « question sociale » sur la « question religieuse » caractérise donc le marxisme, dans la mesure où ce primat invite, comme y insiste Marx, à mettre l’exercice de n’importe quelle religion à l’abri de la police et à favoriser « l’unité des ouvriers », quelle que soit leur appartenance ethnico-religieuse. Arguer de la priorité accordée à la « question sociale » pour se détourner du nécessaire combat contre la xénophobie, voilà qui constitue en revanche, de Jules Guesde qui refusa de se rallier aux dreyfusards jusqu’aux négationnistes dits « de gauche » après 1945, une trahison de l’internationalisme révolutionnaire au bénéfice d’un chauvinisme morbide [17].

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Revenons maintenant à la question du recouvrement islamique de la chevelure des femmes. Selon les uns, le voile est un symbole sexiste, une marque de l’oppression des femmes et le symptôme d’une idéologie patriarcale ; selon les autres, l’argument féministe est un leurre qui recouvre une réalité idéologique beaucoup moins reluisante : il s’agirait de donner libre cours à un argumentaire islamophobe en l’enveloppant d’une bienséance féministe. De cette divergence de vue témoigne la polémique entre les deux partis trotskystes français, puisque selon Lutte Ouvrière, le Nouveau Parti Anticapitaliste trahirait la cause révolutionnaire en faisant propagande contre l’interdiction du voile, la raison de leur islamophilie étant à rechercher du côté de ce que Lénine appelait un « mesquin et misérable calcul » :

Il y a longtemps que la LCR, et plus encore le NPA, se refusent à critiquer clairement le voile, et font preuve vis-à-vis de l’islam d’une bonne dose de démagogie. On se souvient de l’affaire de la candidate voilée du NPA, dans le Vaucluse, en 2011. Se refusant à affirmer sans ambages le caractère oppressif du voile et de ses divers avatars vestimentaires, des membres de ce parti sont allés par exemple, en août dernier, jusqu’à organiser dans le cadre de leur université d’été une manifestation pour défendre le droit des femmes à porter le burkini, aux cris de « Trop couvertes ou pas assez, c’est aux femmes de décider ». On n’est, on le voit, pas très loin du féminisme décolonial [18].

Laisser aux femmes musulmanes la liberté de se vêtir ou dévêtir comme elles l’entendent (« c’est aux femmes de décider »), voilà un mot d’ordre, soutient LO, qui serait « paternaliste » puisqu’il contribue objectivement à défendre le port du voile plutôt qu’à combattre son « caractère oppressif ». Les quatre militants du NPA n’ont dès lors pas manqué de relever la contradiction : afin de libérer d’une oppression sexiste les femmes voilées, LO s’autorise à les stigmatiser, confortant de la sorte les politiques discriminatoires. On vit par exemple des policiers de la République verbaliser une femme endormie sur une plage pour la raison qu’elle n’était pas en règle, c’est-à-dire dévêtue. Au regard de ce qu’a été hier l’argument colonial en France, accompagnant d’une ode à la « civilisation universelle » la spoliation et l’exploitation des peuples indigènes, et au regard de ce qu’est aujourd’hui, dans les sociétés occidentales, le traitement marchand du corps de la femme, on mesure la perméabilité de l’argumentation de LO au capitalisme le plus débridé.

Et au-delà de la domination du capital sur les corps et les esprits, il se pourrait que la question de la nudité renvoie à un motif théorique et esthétique profondément ancré dans la conscience occidentale depuis l’antiquité grecque. C’est du moins ce que tend à montrer l’étude que François Jullien a consacrée au traitement de la nudité en Grèce, où elle est idéalisée, par différence avec la Chine, où comme l’indique le titre de son livre Le Nu [est] impossible [19]. Il y explique notamment que depuis la naissance de la philosophie, on voit « la pensée politique tracer le plan de la cité idéale à l’instar de l’artiste dessinant le nu canonique – Platon, on l’a lu, comparant l’un à l’autre » ; la raison de cette analogie étant que « l’arrière-plan est le même, celui d’une mathématisation possible de la réalité : aussi bien chez Clisthène fondant la cité grecque sur des répartitions numériques que dans le calcul des proportions du nu ». Et Jullien de faire observer qu’en Grèce « le nu se dresse au carrefour de deux exigences renvoyant à deux logiques qui se complètent : à celle du dévoilement (l’image est révélatrice) se combine celle de la modélisation (en vue d’atteindre l’image idéale) ». En regard, la pensée chinoise serait « moins modélisante que schématisante, attentive qu’elle est au trait significatif et se refusant à édifier un monde abstrait des Formes et des essences [20] ». Faut-il pour autant conclure que, depuis les premières figures géométriques tracées sur le sable d’une plage grecque par un philosophe du Ve siècle avant l’ère commune, jusqu’à la répression policière du « burkini » sur les pages françaises au XXIe siècle, les conséquences sont bonnes ? Sans doute pas. Mais le détour par la Chine n’en garde peut-être pas moins sa pertinence…

Quoi qu’il en soit, les faits sont là, et ils sont irrésistiblement farcesques : de jeunes femmes musulmanes furent verbalisées par des policiers républicains parce qu’elles s’étaient étendues sur une plage sans s’être au préalable, conformément à la loi, dévêtues. Lorsque la laïcité républicaine prend la forme (policière) d’une telle injonction, il importe d’interroger l’inconscient politique qui de la sorte se trouve précisément mis à nu. La déclaration d’une ministre de la famille sous la présidence de François Hollande, et le mot « nègre » qu’elle laissa échapper, pourraient en donner la clé : répondant à l’objection selon laquelle bien des femmes portent le voile par libre choix et non contraintes et forcées par d’autres, elle expliqua qu’il y avait eu des « nègres » pour se satisfaire de l’esclavage [21]. La philosophe Elisabeth Badinter, interrogée par le journal Le Monde, s’est aussitôt déclarée solidaire de la ministre, si ce n’est l’usage du mot « nègre » qu’elle récusa : « La ministre a eu un mot malheureux en parlant de ‘nègres’, mais elle a parfaitement raison sur le fond ». Une femme qui recouvre librement sa chevelure et un homme dont le statut juridique et social est celui d’une bête de somme, est-ce donc comparable ? Oui, répond la philosophe, féministe dans l’âme [22]. Est-ce de sa part un appel à l’interdiction du voile islamique sur l’ensemble du territoire français ? C’est le cas en toute logique, de même que l’esclavage y est interdit. Dès lors, en regard d’une prose féministe qui parcourt toute l’étendue du spectre politique français, la lecture du livre de l’historien de l’art Bruno Nassim Aboudrar, Comment le voie est devenu musulman, s’avère d’une précieuse pertinence, notamment lorsqu’il évoque le féminisme des généraux putschistes en mai 1958 :

Les épouses des généraux Massu et Salan prennent alors la tête d’un comité de solidarité féminine qui organise des actions de charité en faveur des familles les plus démunies, des « cercles » de sensibilisation à l’hygiène et au soin des enfants, ainsi qu’une intense propagande pour l’Algérie française. Dans ce contexte, le 13 mai, Lucienne Salan préside à une cérémonie sur la place du Forum d’Alger, au cours de laquelle des musulmanes, la plupart recrutées dans cette classe indigente qui bénéficie de la solidarité soudaine des colons, d’autres parmi les domestiques des organisatrices, ôtent puis brûlent solennellement leur voile. Dans les jours qui suivent, de telles ordalies républicaines ont lieu à Oran et à Philippeville. A ce stade, le tribut exigé des indigènes pour intégrer enfin une communauté nationale d’autant mieux rêvée qu’elle est compromise est plus que le simple renoncement à une coutume vestimentaires qui n’a cessé d’exaspérer : c’est une abjuration spectaculaire, avec un rituel de purification par le feu, païen ou religieux, peu importe, en tout cas exalté. Il est probable qu’il se soit trouvé des volontaires convaincues pour participer à ces fêtes ; probable, également, que le journal du FLN n’ait pas tort quand il décrit la manifestation : « (…) en fait une vingtaine de femmes voilées sont venues, amenées de force par les militaires ou leurs maris ‘anciens combattants’ bornés qui obéissent aux ordres. (…) ». (…) Ainsi, les dévoilements de mai 1958 en Algérie ne sont-ils qu’en apparence affaires de femmes. Agentes et sujettes exécutent une partition écrite par des hommes, et dont la fin n’est évidemment pas l’improbable émancipation des musulmanes, mais bien, par le truchement de celles-ci, la soumission des Arabes, ou ce que Soustelle, à l’époque, appelle leur « assimilation ». Une fin politique dont l’enjeu n’est rien de moins que la nation française dans son expression territoriale d’empire, mais qui se fait passer, sur un mode mineur, féminin, pour une fin sociale [23].

Nassim Aboudrar, en historien de l’art, bouleverse la perspective communément adoptée, parce qu’il appréhende le voile depuis un autre point de vue, comme il s’en explique dès l’introduction de son livre : « En développant l’hypothèse selon laquelle la question du voile en Occident est d’abord une affaire de visibilité, je tente de déplacer les termes d’un débat qui s’est joué essentiellement soit sur le terrain du féminisme soit sur celui de la laïcité, l’une et l’autre pouvant, à l’occasion, communiquer ». C’est également un déplacement de cette sorte qu’opère Alain Finkielkraut lorsque, dans un livre bientôt devenu culte, L’identité malheureuse, il s’interroge : « Le voile est-il interdit en tant que symbole religieux ? » - et qu’il fait sienne la réponse de Claude Habib : « L’interdiction prend sens si on la met en relation avec les pratiques de mixité dans l’ensemble de la société. Elle devient compréhensible si on la rapporte à cet arrière-plan de la tradition galante qui présuppose une visibilité du féminin, et plus précisément une visibilité heureuse, une joie d’être visible – celle-là même que certaines jeunes filles musulmanes ne peuvent ou ne veulent plus arborer [24] ». Et Finkielkraut d’en tirer quelques pages plus loin les leçons (non sans avoir au préalable souligner la singularité française en matière d’intolérance au voile) : « Cette nation a eu beau couper la tête de son roi pour rompre avec un passé de ténèbres, les règles qui y ont cours ne sont pas toutes déductibles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. (…) L’ancien régime galant survit dans la modernité républicaine [25] ». Avec un rare esprit de conséquence, Alain Finkielkraut met ainsi à nu le ressort idéologique de l’interdiction du voile et au-delà de l’activisme laïc et féministe en la matière : n’est pas tant en cause la politique anticléricale de Robespierre ou le féminisme d’Olympe de Gouge que « l’ancien régime galant », lequel, comme le précise l’auteur, « procède d’une connivence sur le fait que les femmes plaisent et qu’il est licite sinon recommandé de leur rendre hommage [26] ». Ne reste dès lors plus qu’à expliciter ce que Finkielkraut garde implicite, et comme sous le manteau, pour apprécier à sa juste valeur l’habitus social et la nature de la « connivence » ainsi réactivée : si la visibilité des femmes, en l’occurrence de leur chevelure, est non seulement souhaitable mais impérative, c’est parce qu’il s’agit de « rendre hommage » non à leurs idées, leurs paroles ou leurs actes, mais à leur beauté - c’est-à-dire au plaisir que procure à un homme le spectacle d’une femme.

Un passage du Candide de Voltaire doit en fournir l’illustration. Une dame française reproche au candide philosophe allemand d’ignorer tout de la tradition galante, après qu’il lui a confié qu’il en aime une autre : « Vous me répondez comme un jeune homme de Westphalie ; un français m’aurait dit : ‘Il est vrai que j’ai aimé Mademoiselle Cunégonde, mais, en vous voyant, madame, je crains de ne la plus aimer’ [27] » (nous soulignons). Et Finkielkraut, candide lecteur de Voltaire, de commenter : « Ce qui importe, en l’occurrence, c’est le compliment, non le sentiment [28] ». Revenons maintenant à la formule de Claude Habib évoquant cet « arrière-plan de la tradition galante qui présuppose une visibilité du féminin, et plus précisément une visibilité heureuse, une joie d’être visible – celle-là même que certaines jeunes filles musulmanes ne peuvent ou ne veulent plus arborer ». Instruit de ce que pourrait devoir l’interdiction du voile à « l’ancien régime galant », une autre hypothèse s’impose quant à la nature de l’idéologie dite « islamiste » à laquelle « certaines jeunes filles musulmanes » prétendent se rallier en recouvrant telle ou telle partie de leur corps : elles souhaiteraient de la sorte s’affranchir du « compliment », soit qu’à la jouissance que procure aux galants hommes le spectacle de leur beauté elles préfèrent le « sentiment » ; soit qu’elles conçoivent la « joie d’être visible » non pas à l’aune de leur chevelure, ou de leurs cuisses, mais de leurs idées, de leurs paroles et de leurs actes ; ainsi que l’expérimentaient par exemple les combattantes algériennes pour l’indépendance, frayant de la sorte, rappelle Antonia Birnbaum, la voie d’une « égalité radicale » : « Quand les militantes algériennes s’inscrivent dans la guerre d’indépendance, elles en infléchissent les coordonnées. Elles en réinventent le combat à même une pratique inédite des rapports entre hommes et femmes, ville et campagne, qui ne s’aligne ni sur la présomption coloniale que la femme ‘civilisée’ est française, ni sur les normes machistes de leur situation avant le soulèvement [29] ».

De « l’ancien régime galant » à l’organe officiel de Lutte Ouvrière, en passant par les épouses des généraux putschistes de mai 1958, une ministre républicaine de la famille, une féministe « blanche », une publicité marchande pour sous-vêtement (mais aussi bien pour un nouveau modèle de voiture au design alléchant) ou un apôtre de « l’identité française », on s’accorderait donc en France sur ce point : il est salutaire de combattre le voile islamique, que ce soit au moyen d’une loi, d’un décret, d’un policier ou d’un discours. Car il en va, dit-on, de « nos » valeurs : principe de laïcité, égalité des sexes, etc. Et à ceux qui objectent que dans leur grande majorité, en France, les femmes musulmanes portent le voile par conviction et que le principe de laïcité concerne les autorités publiques, Etat, école, justice, mais non les gens qui eux sont libres de vivre conformément à leurs convictions religieuses, ils répondent avec Alain Finkielkraut : « le fait de valider sa propre diabolisation ne rend pas celle-ci plus acceptable [30] ». Des progressistes se fourvoieraient-ils en combattant l’islamophobie ? C’est le reproche qu’adresse LO au NPA : « Il y a longtemps que la LCR, et plus encore le NPA, se refusent à critiquer clairement le voile ». La promiscuité idéologique d’un parti « ouvrier » avec un habitus dont l’origine coloniale, bourgeoise et xénophobe paraît pourtant devoir sauter aux yeux souligne fortement la nécessité d’établir un principe aussi clair que possible en ces matières. Et il me semble que le principe en deçà duquel il est rarement opportun de discuter est en l’occurrence le suivant : le voilement de la chevelure d’une femme n’est pas davantage une pratique sexiste que son dévoilement.

Disons la chose ainsi : il n’y a pas de loi transcendante en matière de religion comme de vêtement, il y a des pratiques, des corps et des paroles situés dont le bien et le mal, le bien ou le mal sont immanents, ce qui signifie notamment que la domination d’un homme sur une femme ne se mesure pas au degré de voilement ou de dévoilement de la chevelure (ou du corps) de la femme [31] ; elle se mesure aux relations qu’ils entretiennent l’un avec l’autre. Identifier Le voile, sub specie aeternitatis, à un symbole sexiste et enrober la chose du nom de « critique marxiste de la religion » est donc au mieux une absurdité, au pire une trahison. Car s’il est acquis que la religion peut être aliénante, il est non moins acquis que juger ex cathedra que le voile est un symbole sexiste, on sait à quoi cela finit tôt ou tard par conduire  : ne reste bientôt plus qu’à tendre la langue, recevoir l’hostie de la laïcité (sinon de « l’ancien régime galant »), puis fermer la bouche. Aussi, sur cette question sensible dans le contexte français, qu’on nous permette une mise au point en forme de provocation : n’ayant pas vu qu’on ait interdit aux militants de LO la pratique du SM, qu’ils laissent donc aux femmes musulmanes la liberté de se voiler, soit qu’elles le veuillent, soit qu’elles veuillent plaire à leurs maris. Car à moins d’interdire aux femmes occidentalisées les clubs de gym, les régimes, les hauts talons et j’en passe, un musulman est libre de désirer voir sa femme voilée comme de la préférer en mini-jupe (ou l’un et l’autre) sans avoir à se justifier auprès de quiconque, imams de l’Islam, de la République ou du Marxisme. En dernière instance, c’est donc, en effet, en matière de voile comme de sous-vêtement ou de nu intégral, « aux femmes de décider ».

*

De tout cela, il ressort que l’antagonisme déterminant ou moteur n’épouse pas la forme d’une opposition pourtant souvent privilégiée entre d’une part un conservatisme religieux, fondamentaliste et réactionnaire, d’autre part une laïcité militante, progressiste et éclairée. La vraie contradiction est plutôt à cette image : les paysans insurgés en appelant au Christ d’une part, et d’autre part non pas tant Luther, singulièrement clivé, que Calvin, apparemment plus entier, du moins à en croire le comité invisible :

La passion française de l’institution est le symptôme flagrant de la durable imprégnation chrétienne d’un pays qui s’en croit délivré. D’autant plus durable, au reste, qu’il s’en croit délivré. Il ne faut jamais oublier que le premier penseur moderne de l’institution est ce taré de Calvin, ce modèle de tous les contempteurs de la vie, et qu’il est né en Picardie. La passion française de l’institution provient d’une défiance proprement chrétienne envers la vie. La grande malice de l’idée d’institution est de prétendre qu’elle nous affranchirait du règne des passions, des aléas incontrôlables de l’existence, qu’elle serait un au-delà des passions quand elle n’est que l’une d’elles, et certainement l’une des plus morbides. (…) Au travers de son nom et de son langage, ce que promet l’institution, c’est qu’une chose, en ce bas monde, aura transcendé le temps, se sera soustrait au cours imprévisible du devenir, aura établi un peu d’éternité palpable, un sens univoque, affranchi des liens humains et des situations – une stabilisation du réel définitive comme la mort [32].

On identifie peut-être ici une ligne politique ou philosophique dite « anarchiste » plutôt que « marxiste ». Mais peu importent les généalogies intellectuelles : qu’il s’agisse de distinguer entre puissance de vie et puissance de mort, ou entre un Luther vouant l’Évangile aux forces progressistes et un autre le vouant aux forces réactionnaires, la question n’est pas d’opposer une pratique laïque à une pratique religieuse, elle est de ne jamais perdre de vue la primauté « des liens humains et des situations ». C’est ainsi que procède Mahmoud Hussein, par exemple, lorsqu’il interroge le Coran : il n’interprète le texte ni en apologiste religieux, ni en inquisiteur laïc, mais au prisme « des liens humains et des situations ». Et au sujet des femmes et des esclaves, il explique :

Le Coran a humanisé le statut de la femme, il lui a accordé des droits juridiques qu’elle n’avait pas auparavant, il lui a reconnu devant Dieu, en tant que croyante, une dignité égale à celle de l’homme (verset XXXIII, 35). Il a, en outre, tracé des limites morales à la pratique de l’esclavage, en préconisant aux croyants d’affranchir autant d’esclaves qu’ils le pouvaient, notamment pour se faire pardonner leurs péchés (verset IV, 92). Le Coran n’a pas créé des inégalités là où régnait de l’égalité. Il a apporté des améliorations là où régnaient des inégalités flagrantes [33].

Le Coran annoncerait donc les « Doléances et Requêtes » des paysans insurgés plutôt que les imprécations vindicatives de Luther qui les avait pourtant inspirés. Mais encore faut-il que le Coran ne soit pas arraisonné par la féodalité et le patriarcat, ou pire l’esclavagisme. Or, c’est un fait, la féodalité, comme le sexisme, ont su modeler l’islam à leur image au cours d’une histoire multiséculaire. L’idéal social des pétromonarchies du Golfe n’incrimine cependant pas davantage le Coran que le pamphlet de Luther « Contre les hordes brigandes et meurtrières des paysans » n’incrimine les Epîtres de Paul. C’est pourquoi les féministes islamiques, fort courant intellectuel du XXe et XXIe siècle, d’Egypte à l’Iran, du Maroc à la Malaisie, en mettant savamment au jour une capture de l’islam par des mécanismes patriarcaux, sexistes, esclavagistes, s’efforcent de la désactiver afin de renouer avec l’islam  :

Comment se constitue le discours féministe islamique ? Son argument fondamental est le suivant : le Coran affirme le principe d’égalité entre tous les êtres humains et ce sont les idées (l’idéologie) et les pratiques patriarcales qui ont entravé ou subverti la mise en pratique de cette égalité entre hommes et femmes (ainsi qu’entre toutes les autres catégories de personnes) [34].

Il est par ailleurs remarquable que l’argumentation de Mahmoud Hussein ou de Margot Badran au sujet du Coran rejoint celle de John S. Mill au sujet des Epîtres de Paul. Dans son plaidoyer pour L’émancipation des femmes, le philosophe libéral est contraint de repousser l’argument de ses pieux adversaires, lesquels s’appuyaient sur des textes de l’apôtre pour maintenir la femme sous tutelle de l’homme :

On nous dira peut-être que la religion impose le devoir d’obéissance. Quand on ne peut défendre un fait établi parce qu’il est indéfendable, on nous le présente toujours comme imposé par la religion. L’Eglise, il est vrai, prescrit l’obéissance dans son catéchisme mais on ne peut prétendre que le Christianisme est à l’origine de cet état de fait. On nous rappelle que saint Paul a dit : ’Femmes, obéissez à vos maris’, mais il a également dit : ’Esclaves, obéissez à vos maîtres’. Ce n’était pas à saint Paul d’inciter quiconque à se révolter contre les lois existantes et d’ailleurs, cela n’avait rien à voir avec le but qu’il poursuivait, c’est-à-dire la propagation du Christianisme. Le fait que l’apôtre acceptait toutes les institutions sociales existantes ne signifie pas qu’il désapprouvait les efforts faits pour les améliorer au moment voulu.

C’est dans le texte de Paul que les paysans insurgés lisaient que « par son sang Jésus-Christ a racheté l’humanité tout entière, le pâtre comme l’empereur » - et, ajoutait J. S. Mill trois siècles plus tard, « les femmes comme les hommes ». En historien avisé, on fera alors remarquer que si le philosophe utilitariste s’en est tenu à ce qu’Althusser appelle le « moment rationaliste libéral », rien n’interdit de penser que le prophète de l’islam ou les paysans insurgés auraient, pour leur part, amorcé ce que Daniel Bensaïd appelle son « dépassement ».

*

L’obscurantisme n’est donc pas un phénomène propre aux religions. Bien au contraire, il investit tout courant de pensée qui prétend juger une pratique sur une base dogmatique plutôt que dialectique, ou bien encore qui prétend « qu’une chose, en ce bas monde, aura transcendé le temps, se sera soustrait au cours imprévisible du devenir, aura établi un peu d’éternité palpable, un sens univoque, affranchi des liens humains et des situations ». Et à ce sujet, Calvin était lui-même tout aussi clivé que Luther. D’un côté, il affirma que « les pasteurs et les laïcs qui les aident dans leur tâche devaient être nommés non par le gouvernement, comme dans les Etats luthériens, mais par les fidèles », orientant de la sorte la Réforme vers plus de démocratie ; mais d’un autre côté, en rédigeant les Ordonnances ecclésiastiques, il prétendait fixer « ce que chacun devait croire et comment il devait vivre pour être un bon chrétien », et « persuadé qu’il interprétait exactement le texte sacré, Calvin ne supporta aucune opposition [35] ». Ainsi toute religion, toute tradition, toute idéologie, dirons-nous, est divisée, clivée, selon que l’intelligence et la pratique qu’on en a sont de nature progressiste (dialectique) ou réactionnaire (dogmatique). Il en va de même pour les organisations ouvrières : elles sont traversés par des orientations pour une part progressistes, dialectiques et internationalistes, pour une autre réactionnaires, dogmatiques et xénophobes. Et la polémique qui traverse les deux partis trotskystes du paysage institutionnel français, LO et le NPA, est ici d’autant plus instructive qu’à un autre égard leurs positions paraissent s’inverser.

Observant que des rapprochements ponctuels ont été opérés entre le NPA et le Parti des Indigènes de la République, LO s’en indigne, soulignant : a) qu’il n’est jamais fait mention des asiatiques dans la rhétorique du PIR (qui mentionnerait exclusivement « les Noirs, les Arabes et les musulmans ») ; b) qu’il y est fait constamment usage du mot « race » ; c) que le livre de sa porte-parole Houria Bouteldja « défend les idées les plus réactionnaires, à commencer par un antisémitisme nauséeux (‘Vous les Juifs […] je vous reconnaîtrais entre mille, votre zèle est trahison’), une homophobie assumée, une exaltation de ‘la redoutable et insolente virilité islamique’ (sic), et une prise de position contre le féminisme, dénoncé comme une exportation blanche ». Et l’organe officiel de LO de conclure : « Ces propos devraient suffire, lorsque l’on est communiste révolutionnaire, à s’interdire de faire tribune commune avec ceux qui les profèrent et qui sont pour nous ni plus ni moins que des ennemis politiques ». Nous avons vu ce que l’argument « féministe » de LO au sujet du voile devait à un habitus colonial, bourgeois et xénophobe. Quant à la question du signifiant « race », érigé en catégorie d’analyse politique par le PIR, les militants du NPA répondent, en rigoureux dialecticiens, qu’il existe bel et bien un antagonisme « racial » comme il existe un antagonisme de « genre », outre un antagonisme de « classe ». Il y a donc des « races », comme il y a des hommes et des femmes, des bourgeois et des prolétaires. Et ce n’est pas en supprimant le mot « race » qu’on obtient l’universalité du genre humain, pas plus que c’est en supprimant le mot « bourgeois » qu’on obtient la société communiste ; c’est en transformant les conditions sociales de l’existence des « races », des « genres » et des « classes ».

S’ils clarifient leur position au sujet du mot « race » et du « féminisme », en revanche les quatre militants du NPA ne paraissent s’intéresser ni aux asiatiques, ni aux juifs, ni aux homosexuels, omettant de répondre sur ces trois points, ce que relève l’autre militant du NPA, favorable à la ligne professée par LO : « Ainsi selon ces camarades du NPA, peu importe qui dirige les luttes, notamment lorsqu’il s’agit de lutter contre l’oppression spécifique des musulmans (celles des Asiatiques ou des Juifs n’existant pas dans leur raisonnement) ». À leur décharge, il est vrai que c’est la question du voile islamique qui structure l’argumentaire de LO, et conséquemment leur réponse. De fait, la polémique porte principalement sur la question de « l’islamophobie », la question débattue étant : est-ce une réalité xénophobe qu’il importe de combattre (NPA) ou un leurre qui fait le jeu des forces réactionnaires (LO) ? Mais précisément, la question de « l’islamophobie » étant posée en ces termes, il est singulier de ne pas aborder celle de la « judéophobie », d’autant que si le PIR n’évoque guère les asiatiques et de manière seulement incidente les homosexuels, il est revanche beaucoup, beaucoup question des « Juifs » dans le livre de leur porte-parole Les Blancs, les Juifs et nous. Il n’en est pourtant pas question dans la réponse des militants du NPA, sinon lorsqu’ils observent que le texte de LO comporte « des commentaires dignes d’un article de L’Express ou des pitoyables tentatives de délégitimation, de la part des officines sionistes, des manifestations de soutien au peuple palestinien » ; et qu’ils y insistent : « À ce propos, on ne peut manquer de remarquer que la méthode consistant à tenter de déceler à tout prix les traces ‘d’intégrisme islamique’ au sein des fronts de lutte contre l’islamophobie ressemble, à s’y méprendre, aux méthodes de ceux qui tentent de déceler à tout prix les traces d’antisémitisme au sein des fronts de lutte contre la politique de l’Etat d’Israël ». S’il est donc incidemment question des « Juifs » et de « l’antisémitisme » dans la réponse des quatre militants du NPA, c’est toutefois pour dénoncer une construction idéologique fomentée par la bourgeoisie coloniale (celle des « officines sionistes ») plutôt que pour appeler à combattre tant l’islamophobie que la judéophobie. Est-ce à dire que la lutte contre la judéophobie est un piège faisant le jeu des forces réactionnaires ?

Qu’il existe « de pitoyables tentatives de délégitimation, de la part des officines sionistes, des manifestations de soutien au peuple palestinien », voilà qui ne préjuge pourtant en rien des formes judéophobes que peuvent prendre par ailleurs certaines de ces « manifestations de soutien ». Or, qu’en est-il de la prose du PIR à ce sujet ? La question est posée par LO qui s’inquiète de voir se développer « au sein des fronts de lutte contre la politique de l’Etat d’Israël » des courants idéologiques non seulement hétérogènes au marxisme mais « ennemis ». En réponse, les quatre militants du NPA n’ont apparemment rien d’autre à signaler que de « pitoyables tentatives de délégitimation ». Est-ce à dire qu’à leurs yeux la formule de Bouteldja citée par LO (« Vous les Juifs […] je vous reconnaîtrais entre mille, votre zèle est trahison ») n’appelle aucune remarque ? J’ai dit mon sentiment à ce sujet dans un minutieux compte-rendu du livre de Bouteldja paru dans Lundimatin [36], où je conclus que l’affect qui tend à devenir déterminant sous sa plume n’est pas celui de l’amour, qui selon Spinoza augmente la puissance d’agir, mais celui de la haine, qui la diminue. Une telle analyse relève-t-elle des pires méthodes utilisées par « les officines sionistes » dans le seul but de disqualifier la cause palestinienne ?

Le point qui fait débat est apparemment le suivant : le fait que Bouteldja érige l’antisionisme en « étendard » d’une cause « indigène » pourtant intercontinentale, est-ce la marque d’un « amour révolutionnaire » ? Ou est-ce le symptôme d’une focalisation ethnico-religieuse dont le ressort xénophobe est patent ?
Suivons le chemin que trace Jacob Rogozinski lorsqu’il écrit que « pour évaluer un mouvement de résistance, une action individuelle ou collective, il convient de repérer l’affect qui l’anime [37] ». En matière d’antisionisme, Bouteldja se contente d’affirmer que la Palestine est une « terre arabe » et que l’antisionisme est « l’étendard » des indigènes de tous les pays, si bien que nonobstant les effets d’annonce plus ou moins galante du type « Vers une politique de l’amour révolutionnaire », on comprend que « les Juifs » sont appelés à se faire une raison : en Palestine, ils sont des colons indésirables, à moins de se soumettre à la royauté arabo-musulmane. Comment qualifier cette idéologie en termes d’affect ? Certains y voient un argument « décolonial », d’autres un argument « antisémite ». Comme indiqué plus haut, je me suis prononcé à ce sujet dans un texte intitulé « Une indigène au visage pâle », lequel a suscité des commentaires diamétralement opposés. Sur le site du PIR, Malik Tahar-Chaouch et Youssef Boussoumah ont répondu par un article aux allures de contre-offensive, « Quand un Camus israélien critique Houria Bouteldja », où ils expliquent :

Segré s’attaque à la position politique (décoloniale, donc antisioniste) d’HB qu’il travestit, afin de mieux pousser la sienne (sioniste, donc coloniale) qui avance à demi-masquée, sous l’apparence de l’objectivité. À cette fin, il opère un retournement très peu original qui consiste à déceler dans l’antisionisme de l’auteure un prétendu antisémitisme.

À l’autre pôle, François Rastier, dans un article paru dans la revue Cités et consacré à « l’interprétation postcoloniale du terrorisme islamiste », évoque d’abord le livre de Bouteldja, puis mon compte-rendu critique :

Plusieurs auteurs comme Serge Halimi se sont inquiétés de la teneur antisémite et homophobe de l’ouvrage qui a cependant reçu le soutien de divers intellectuels. Malgré quelques réserves, Ivan Segré, qui se revendique à la fois du Talmud et d’un radicalisme post-badiousien, crédite Bouteldja d’un usage correct du concept de race : « son usage de la catégorie de ‘race’ n’est pas racial mais social et politique » et ajoute : « cette conception de la ‘race’ trouve historiquement son origine dans la Bible hébraïque » [38].

Les premiers (Tahar-Chaouch et Boussoumah) me reprochent de « déceler dans l’antisionisme de l’auteure un prétendu antisémitisme » ; le second (Rastier) me reproche de créditer Bouteldja « d’un usage correct du concept de race ». C’est qu’en effet ma position est la suivante : Bouteldja a raison de faire observer que le concept de « race » est opérant dans les rapports capitalistes de production, de circulation et de consommation des biens économiques, mais elle a tort d’en déduire que « l’antisionisme est notre étendard ». S’ensuit que Rastier me reproche d’entériner le constat d’une structuration raciale des rapports sociaux capitalistes [39], tandis que le PIR me reproche de mettre à jour l’opération idéologique dont ils veulent être des fers de lance : assujettir le mouvement décolonial à un signifiant-maître (l’antisionisme). Se trouvent ainsi disposées d’un côté l’apologie réactionnaire de l’hégémonie (Rastier), de l’autre sa critique réactionnaire (Bouteldja). Car la « politique de l’amour révolutionnaire » dont Bouteldja se veut la porte-parole est précisément ce que Moshe Postone appelle « une critique de droite de l’hégémonie », chose qu’il décrit en ces termes :

Dépouillée de toute prétention à une transformation progressiste, la défense d’un tel nationalisme (au sens large du terme) traduit non seulement l’absence d’une conception adéquate du capitalisme, mais aussi une expression d’impuissance conceptuelle et de désespoir. Ici, l’émancipation n’implique plus la constitution d’une nouvelle forme de vie sociale, mais l’éradication des sources du Mal mondial – le « sionisme » et les Etats-Unis. En d’autres termes, il est devenu très facile pour les mouvements qui opèrent dans les coquilles vides de la pensée issue de la guerre froide de succomber à des formes de réification qui ont longtemps caractérisé l’anticapitalisme réactionnaire [40].

Concluons que la manière dont les quatre militants du NPA balaient d’un revers de main la question de la judéophobie du PIR est la marque d’un aveuglement non moins suspect que celui de LO au sujet du voile islamique. Dans l’un et l’autre cas, la cause affichée, féministe ici, anticoloniale là, prend une inquiétante coloration xénophobe, islamophobe ici, judéophobe là. On mesure ainsi ce que leur marxisme pourrait devoir, par endroit, au christianisme le plus obscur ; celui d’ « une stabilisation du réel définitive comme la mort », conclurait vraisemblablement le comité invisible [41].

[1La Découverte, 2013, p. 105-106. Lire également, à ce sujet, Thomas Deltombe, L’islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005 (La Découverte, 2005), dont on citera ce passage : « D’une façon générale, la logique médiatique qui s’affirme dans les années post-11 septembre n’est pas sans rappeler les méthodes policières que décrira en 2005 le chercheur Laurent Bonelli […]. Il y aurait donc, selon le politologue, une ‘reconfiguration de l’équilibre entre les logiques du renseignement (la suspicion) et du judiciaire (l’administration de la preuve). La figure du suspect devient plus importante que celle du coupable’ » (p. 273).

[2Ibid., p. 141. Pour une analyse plus approfondie, voir la revue Théorie communiste, n°26.

[6Voir Léon Trotski, Question juive/Question noire, Syllepse, 2011, « Entretien de février 1933 ».

[7La guerre des paysans, cité in Marx et Engels, Sur la religion. Textes choisis, éd. Sociales, p. 110-111.

[8Principles and Problems of Biblical Translation. Some reformation Controversies and their Background, Cambridge. University Press, 1955.

[9Cité par Max Engammare, « Un siècle de publication de la Bible en Europe : la langue des éditions des Textes sacrés (1455-1555) », in Histoire et Civilisation du Livre. Revue International IV, Droz, 2008, p. 64. C’est également une pensée du poète chilien Nicanor Para  : « y perdonen si me he expresado en lengua vulgar / es que ésa es la lengua de la gente » (Poèmes et Antipoèmes. Anthologie, Seuil, 2017, p. 298).

[10Frantz Funck-Brentano, Luther, Grasset, 1934, p. 191.

[11La guerre des forêts. Luttes sociales dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, La Découverte, 2014.

[12Daniel Bensaïd, Les dépossédés. Karl Marx, les voleurs de bois et le droit des pauvres, La Fabrique, 2007. Voir aussi les analyses de Dardot et Laval dans Communs. Essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, 2016.

[13Luther, op. cit., p. 195.

[14Ibid., p. 197

[15Cité par Funck-Brentano, ibid., p. 198.

[16L’islam, la République et le monde, Fayard, 2004, rééd. Hachette, 2006, p. 178-179.

[17A ce sujet, il importe encore une fois de citer la salutaire mise au point d’Alain Badiou dans l’introduction de son opuscule Portées du mot « juif » : « Enfin il ne saurait être question que, au nom de la culpabilité coloniale ou du bon droit des Palestiniens, on tolère les diatribes anti-juives qui circulent dans nombre d’organisations et institutions plus ou moins dépendantes des mots identitaires ‘arabe ‘, ‘musulman’, ‘islam’… Cet antisémitisme ne saurait être passé par pertes et profits d’un « ’progressisme’ qui se contente de peu. L’histoire, du reste, est connue. À la fin du XIXe siècle en France, certaines organisations ouvrières « marxistes », notamment à l’école de Jules Guesde, ne voyaient rien de grave dans l’antisémitisme vulgaire alors très répandu. Elles pensaient que les affaires d’antisémitisme, singulièrement l’affaire Dreyfus, ne concernaient pas la « classe ouvrière », et que s’y engager détournait de la contradiction principale entre bourgeois et prolétaires. Mais on a bientôt vu de quel bois se chauffait ce souci de s’en tenir à la « contradiction principale » : en 1914, Jules Guesde est entré, au nom du nationalisme borné et de la haine des « Boches », dans l’union sacrée qui organisait la boucherie militaire ». (Circonstances, 3. Portées du mot « juif », Lignes, 2005, p. 17).

[18Art. cit.

[19Seuil, 200, rééd. « Points/Essais » 2005.

[20Op. cit., p. 108-109, souligné dans le texte. Il est intéressant que le soulignement du terme « schématisante » puisse nous orienter également vers la réécriture par Kant de la Critique de la Raison pure (dans l’édition de 1787), où l’insistance du philosophe sur le « schématisme » paraît infléchir l’abstraction plus austère de la première version (édition de 1781).

[21Les propos de la ministre, diffusés sur les ondes d’une radio nationale, ont été rapporté ensuite par divers médias, par exemple le journal Le Monde, sur le site duquel on a pu lire : « Interrogée sur RMC à propos des maisons de mode commercialisant des accessoires, tels que voiles ou foulards, la ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes a comparé, mercredi 30 mars, les femmes choisissant de porter le voile aux ‘nègres américains qui étaient pour l’esclavage’ : ‘Il y a des femmes qui choisissent, il y avait aussi des nègres américains qui étaient pour l’esclavage. (…) Je crois que ces femmes sont pour beaucoup d’entre elles des militantes de l’islam politique. Je les affronte sur le plan des idées et je dénonce le projet de société qu’elles portent. Je crois qu’il peut y avoir des femmes qui portent un foulard par foi et qu’il y a des femmes qui veulent l’imposer à tout le monde parce qu’elles en font une règle publique’. Laurence Rossignol a également estimé que les enseignes de mode vendant des vêtements ‘islamiques’ (voiles ou foulards) étaient ‘irresponsables’ et faisaient ‘d’un certain point de vue la promotion de l’enfermement du corps des femmes’ ». (Article accessible en ligne : http://www.lemonde.fr/politique/article/2016/03/30/laurence-rossignol-compare-les-femmes-choisissant-de-porter-le-voile-aux-negres-qui-etaient-pour-l-esclavage_4892380_823448.html). Voir également, à ce sujet, l’article paru sur Lundimatin : « Le cul, le voile et la kippa ».

[22Lire, au sujet du féminisme de la philosophe, Amélie Quentel, « Elisabeth Badinter, la féministe des puissants », in Le Crieur, n°8, octobre 2017.

[23B. Nassim Aboudrar, Comment le voile est devenu musulman, Flammarion 2014, rééd. « Champs/essais, 2017. Rappelons, au sujet du port du voile dans le contexte de la guerre d’indépendance algérienne, ce qu’était l’analyse de Franz Fanon : « Toute femme voilée, toute Algérienne devient suspecte. Il n’y a pas de discrimination. C’est la période au cours de laquelle, hommes, femmes, enfants, tout le peuple algérien expérimente tout à la fois son unité, sa vocation nationale et la refonte de la nouvelle société algérienne. Ignorant ou feignant d’ignorer ces conduites novatrices, le colonialisme français réédite à l’occasion du 13 mai sa classique campagne d’occidentalisation de la femme algérienne. Des domestiques menacées de renvoi, de pauvres femmes arrachées de leurs foyers, des prostituées, sont conduites sur la place publique et symboliquement dévoilées aux cris de « : « Vive l’Algérie française ! » Devant cette nouvelle offensive réapparaissent les vieilles réactions. Spontanément et sans mot d’ordre, les femmes algériennes dévoilées depuis longtemps reprennent le haïk, réaffirmant ainsi qu’il n’est pas vrai que la femme se libère sur l’invitation de la France et du général de Gaulle. Derrière ces réactions psychologiques, sous cette réponse immédiate et peu différenciée, il faut toujours voir l’attitude globale de refus des valeurs de l’occupant, même si objectivement ces valeurs gagneraient à être choisies. » (L’an V de la révolution algérienne, éd. François Maspero, 1962, p. 51). Le peu d’attrait de Fanon pour le voile n’était cependant pas, pour lui, un motif d’aveuglement.

[24L’identité malheureuse, Stock, 2013, rééd. Folio, p. 53.

[25Ibid., p.66.

[26Ibid., p. 59.

[27Ibid., p. 59-60.

[28Ibid., p. 60.

[29Egalité radicale. Diviser Rancière, Amsterdam, 2018, p. 169-170.

[30L’identité malheureuse, op. cit., p. 54.

[31La question que pose le port du « voile intégrale » est d’une autre nature, puisqu’il ne « voile » pas la chevelure ou la chair, que ce soit en partie ou en totalité, mais le « visage ». Or, la « nudité » du visage n’est pas de même nature que celle du corps. Ce n’est pas le lieu de développer ce point, mais le lecteur aura d’emblée saisi la différence : recouvrir son corps, c’est se vêtir ; recouvrir son visage, se masquer. (Reste à déterminer quand le visage est apparaissant : les yeux y suffisent-ils ? On peut s’interroger).

[32Maintenant, La Fabrique, 2017, p. 68-70.

[33Penser le Coran, éd. Grasset et Fasquelle, 2009, réed. Gallimard « Folio/essais », p. 18.

[34Margot Badran, « Féminisme islamique : qu’est-ce à dire ? », in Zahra Ali, Féminismes islamiques, La Fabrique, 2012, p. 47.

[35Malet et Isaac, L’histoire. Tome 2. L’âge classique (1492-1789), Hachette, 1959, rééd. Livre de Poche, p. 67.

[36Cf. « Une indigène au visage pâle », avril 2016.

[37Cf. son livre Djihadisme : le retour du sacrifice, Desclée de Brouwer, 2017.

[38François Rastier, « Sur l’interprétation postcoloniale du terrorisme islamiste », in Cités, n°72, 2017, « Le postcolonialisme : une stratégie intellectuelle et politique », p.113.

[39Existe-t-il un antagonisme des « races » comme il existe un antagonisme des « sexes » et des « classes » ? Ou convient-il de distinguer entre une racialisation contingente des rapports de production et une structure sexiste et classiste de ces mêmes rapports ? Nous laissons ici cette question de côté.

[40Critique du fétiche capital. Le capitalisme, l’antisémitisme et la gauche, trad. de l’anglais par Olivier Galtier et Luc Mercier, Puf, 2013 p.93.

[41Dans Le Monde-Magazine (du vendredi 28-12-2018), la journaliste Zyneb Drieff rapporte qu’après la parution dans Lundimatin, en juillet 2018, d’une tribune m’accusant de « mauvaise foi », je me serais décidé « à interrompre ma collaboration » avec le site. C’est à moitié vrai : d’une part parce que la tribune en question ne m’accuse pas d’être de « mauvaise foi », mais de « mentir » ; et d’autre part parce que dans les 48 heures qui ont suivi sa parution, j’ai envoyé ma réponse à Lundimatin, laquelle s’est apparemment perdue dans les profondeurs de l’été… J’ai donc pris du recul, sans toutefois ne rien concéder à une « stabilisation du réel définitive comme la mort ».

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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