« La réalité n’est pas un principe » Entretien avec une jeune révolutionnaire syrienne

Être femme, alaouite et damascène aux débuts du soulèvement

En Route ! - paru dans lundimatin#108, le 13 juin 2017

La focale médiatique aujourd’hui concentrée sur la confessionnalisation de la révolution syrienne occulte largement la place que les alaouites ont pris dés les débuts du soulèvement. Elle enferme par ailleurs les femmes dans le rôle de victimes collatérales, subissant en silence la montée en puissance des groupes islamistes. Le rapport de force en faveur de ces groupes entrave considérablement les formes de participation des femmes au mouvement, mais cette seule lecture empêche de saisir le rôle déterminant qu’elles ont eu aux débuts de la révolution, et la manière dont elles sont venues bousculer les assignations sociales propres à leur sexe. Si l’arrivée des armes a semblé exclure du processus révolutionnaire toutes les personnes n’étant pas des hommes en bonne santé, la réalité est tout autre.
En Route ! est allé à la rencontre de R, jeune alaouite qui vivait dans le centre ville de Damas en mars 2011. Son témoignage apporte un éclairage singulier sur les débuts de la révolution et les débats parfois vifs qui ont accompagnés certains choix décisifs pour la suite du mouvement.

Tu vivais à Damas. C’était quoi ta vie avant les débuts de la révolution ? Qu’y faisais-tu ?
Je suis de Tartus, une petite ville alaouite au nord-est de Damas. Je suis venue faire mes études à Damas. J’ai étudié les sciences politiques et l’économie, et à la fin de mes études j’ai cherché un travail dans une banque. La situation économique en Syrie était très mauvaise, bien avant le début de la révolution. Il y a avait vraiment pas beaucoup de travail, les salaires étaient très bas, et c’était normal d’avoir deux ou trois jobs. Moi par exemple j’avais deux emplois différents. Le plus important c’était dans une banque. Au fond ça a été une chance pour moi de travailler dans un endroit pareil, parce-que ça m’a vraiment ouvert les yeux sur ce qu’était la Syrie. Il y avait beaucoup de corruption, il y avait de l’argent qui manquait partout. J’étais souvent mutée de secteur en secteur, parce-que je passais mon temps à rédiger des rapports sur les comptes qui n’étaient pas corrects. Et à chaque fois on me bougeait de bureau en me disant qu’il fallait que j’apprenne à fermer les yeux. Certains de nos clients réguliers étaient des épouses d’officiers de l’armée. Elles étaient toutes enseignantes à la fac, alors qu’aucune d’entre elles n’étaient diplômées. Et tu voyais ces femmes mal parler aux employés, les humilier. C’était ça la Syrie.
Comment est-ce que tu as compris qu’il commençait à se passer des choses en Syrie ?
Quand la révolution a commencé en Tunisie, puis en Égypte, Rami Mahlouf [1] est venu à la banque, avec des hommes du renseignement, pour prendre l’argent de la banque. Ils ont sortis tous les billets du coffre, devant nous. Ils les ont mis dans de grands sacs poubelles et sont partis avec. Là je me suis dis qu’il allait se passer quelque chose. Parce que les coffres de la banque étaient vides, les clients ne pouvaient plus récupérer d’argent. Un jour, devant la banque, il y a eu une bagarre avec la police. On voyait ça depuis les fenêtres des bureaux. Ça ressemblait de plus en plus à une manifestation, avec les gens qui prenaient à partie la police, et j’ai voulu descendre. Ma supérieure était à côté de moi. Elle m’a retenue et elle m’a dit « pas encore, c’est trop tôt ». Il y avait un peu de désordre comme ça à Damas, mais très peu.

Le rassemblement devant la banque

Il faut bien comprendre que Damas, c’est très particulier, surtout le centre ville. Le niveau de surveillance est considérable parce qu’il y a beaucoup de bureaux, d’institutions du régime, des ambassades. Alors ici plus qu’ailleurs il ne doit rien se passer.

Qu’est-ce que ça produisait sur les Syriens de voir les images de ce qui se passait en Tunisie, en Égypte ?
On avait tous Al Arabiya, Al Jazeera, France 24. On voyait les manifestations en Tunisie, les sits-in place Tahrir. On entendait les slogans sur la dignité, et ça nous touchait. C’est sûr que c’est venu diffuser quelque chose pour nous. Et puis il y a eu la chute de Moubarak, très vite après le début des manifestations. Là on s’est dit que nous aussi on pouvait faire tomber le régime de Bachar. On pensait que ce serait rapide pour nous aussi. Mais on s’est trompé. Le régime en Syrie est très différent du régime tunisien ou égyptien. Parce qu’on était tout de même conscients de ça, on était très prudents. Par exemple pour la première manifestation qu’on a organisé à Damas, et qui était en soutient à Deraa. À Deraa il y a eu ces enfants qui se sont fait arrêter et torturer par le régime pour avoir écrit des tags anti-Bachar sur un mur. Les gens de Deraa ont fait des manifestations, le régime a envoyé l’armée, et a encerclé la ville. Plus personne ne pouvait entrer ou sortir. On craignait qu’il y ait un nouveau massacre, comme celui de Homs en 1980. On avait tout ça en tête. C’était pas facile de savoir quoi faire à ce moment-là, ça commençait à peine et à Damas la situation était très fermée. Comme les nouvelles qui nous parvenaient un peu de Deraa disaient qu’il n’y avait plus de nourriture, plus de lait pour les bébés, on s’est dit qu’il y avait quelque chose à tenter. On a décidé de faire une manif qui ne soit pas ouvertement contre le régime, mais qui parlerait plus de la question du bien être des enfants, du fait que c’était pas possible qu’ils aient plus de lait… On pensait que ça passerait mieux si ça ressemblait à une manifestation de femmes concernées en tant que mères par le bien être des enfants ! L’important de toute manière c’était qu’on parle publiquement de Deraa à Damas. Qu’il y ait quelque chose de visible. Et pour ça il fallait que ça dure le plus longtemps possible, donc ça nous semblait la meilleure stratégie. On pensait que des femmes parlant de lait ça irait.
Comment vous avez fait pour organiser cette manifestation ? Pour faire en sorte que des gens viennent ?
Évidemment on a pas parlé de l’idée de la manifestation à n’importe qui. C’était très dangereux ne serait-ce que de l’évoquer, tout le monde se méfiait de tout le monde, et on savait que le régime avait peur qu’un mouvement ne commence en Syrie aussi. Donc on en parlait en tout petit cercle d’amies très proches, 4 ou 5 personnes pas plus. Et chacune de ces personnes avait elle aussi des amies de très haute confiance à inviter à la manif, etc. On en parlait pas au téléphone ou sur les réseaux sociaux, parce-qu’on voulait que personne ne puisse savoir d’où était venue l’idée. Certaines de mes amies et moi, on s’est coupées les cheveux, pour pas que les shabihas puissent nous attraper par là si on était poursuivies. On avait fait tourner entre les différents groupes une heure et un lieu de rdv. Le jour de la manifestation on attendait toutes le long de la rue, sur les côtés, aux terrasses de café. Et à l’heure dite, on s’est mises dans la rue. On a sorti des pancartes sur lesquelles il était écrit « vive la Syrie », « Nous aimions le peuple syrien », « du lait pour les enfants de Deraa ». Rien contre le régime, rien qu’on puisse nous reprocher.

La manifestation de femmes pour Deraa

Il y avait déjà des hommes des services dès le début, parce que c’était en plein centre ville. Dans le centre ville de Damas il y a, à tous les coins de rue, ces hommes en lunette noire qui font le piquet ! Et puis les shabihas sont arrivés. On s’est rendues compte qu’être des femmes ça nous protégeait pas du tout ! On s’est fait frappées, il nous on arraché les pancartes, les ont déchirées, piétinées. Un dame a dit à un shabiha « mais c’est le nom de la Syrie sur lequel vous marchez ! », et lui l’a poussée et lui a répondu « Qui t’as dit que j’en ai quelque chose à faire de la Syrie ».

Est-ce que tu parlais de ton engagement avec ta famille ?
J’ ai essayé. Mais dès le début je savais que ça serait compliqué. Quand ça a commencé à Banias, c’est un quartier de Tartous, beaucoup de mes amis de Damas sont rentrés pour participer. Et ils se sont fait arrêtés. Je voulais aller voir mes parents pour leur raconter. Je pensais leur dire : « ces gens étaient des voisins, nous vivions presque ensemble. Vous les connaissiez très bien. Et bien ils se sont fait arrêtés... » Quand je suis revenue chez mes parents je les ai entendu dire « Les chiens ont été tués à Banias... ». Donc je savais qu’ils étaient très négatifs quant au mouvement pour la chute de Bachar qui naissait. J’ai essayé d’expliquer que les gens arrêtés à Banias étaient professeurs à l’université, que certains étaient des amis à moi. Mon père m’a dit « non, ces gens sont des chiens ». Je n’étais pas si surprise que ça, mais vue l’éducation que j’avais eue, j’ai vraiment cru qu’au bout d’un moment leur position changerait. Mais ils ressentaient très fort la pression sociale, du fait d’être alaouites. J’ai finit par comprendre qu’ils chercheraient à tout prix à se protéger. Ils ne voulaient pas voir ce qui se passait vraiment. Je suis rentrée à Damas, pour continuer. De temps en temps j’essayais de leur glisser des choses sur la situation au téléphone, sur internet, mais je sentais qu’ils évitaient le sujet. Quand est arrivé le moment où les choses sont devenues plus dures à Homs, dans la banlieue et dans la campagne de Damas, que j’ai vu de mes yeux les gens se faire tirer dessus, mourir en pleine rue,... J’avais vu le sang. Il n’y avait plus de retour en arrière possible. Je sentais que continuer à faire les manifestations ne suffisait plus. Il fallait aussi sonner l’alarme, répandre le plus largement possible ce qui était entrain de se passer. Donc je suis retournée voir mes parents. Je suis restée là-bas deux jours, et ils ne m’ont pas adressé la parole. Même dans la maison ils avaient peur de me parler ! Je les ai quand même forcés. Ils m’ont demandé si j’étais membre d’un nouveau parti politique. Je leur ai dit qu’il n’y avait pas de nouveau parti en Syrie, que ce n’était pas une question de ça. Et que de toute façon nous n’avions pas la liberté de faire quelque chose comme créer un nouveau parti ! Ils s’imaginaient que nous étions manipulés de l’extérieur, et ils m’ont posé des questions stupides, du genre si j’avais des connexions à l’étranger. La discussion était très tendue, et à un moment mon frère m’a frappé avec son verre. J’étais blessée, et j’ai quitté la maison. Je ne leur ai plus parlé jusqu’à ce que je parte de Syrie. Ils sont venus me voir quelques heures à l’aéroport avant mon départ. Pendant la période où j’ai été arrêtée, ils n’ont pas cherché à me voir non plus. Pourtant je sais qu’ils étaient au courant. Mais ils ne voulaient surtout pas que ça se sache, et ils ont fait comme si de rien n’était.
Mais tu penses que c’est parce qu’ils étaient vraiment effrayés de la réaction du régime ? Ou que c’est parce qu’ils sont alaouites, et que c’est un vrai choix que de supporter Bachar al-Assad jusqu’au bout ?
Je pense que pour eux c’était un vrai choix de le supporter. Même si en réalité ça n’a aucune répercussion concrète sur l’amélioration de leur vie, le fait que le président soit alaouite c’est quelque chose de très important pour eux. Ça leur donne le sentiment d’être au-dessus des autres. Je ne peux leur donner aucune excuse. J’aimerais pouvoir dire qu’ils avaient peur, qu’ils ne voulaient pas parler ou prendre part à tout ça parce qu’ils avaient peur de se faire tuer. Mais des tas de gens sont morts ! Ils n’ont pas d’excuse. Il faut que tu comprennes quelque chose à propos des alaouites. Pour moi les alaouites c’est beaucoup plus qu’un groupe religieux. En Syrie c’est avant tout un groupe politique. Il s’est construit comme ça depuis des années. Leur religion, leur dieu, c’est Bachar al-Assad. Donc ils doivent le soutenir quoi qu’il arrive. Il y a sans doute de la peur aussi qui explique que des gens ne s’engagent pas, mais la dead line c’est Bachar al-Assad. Il y a beaucoup de gens, d’alaouites, dont les enfants ont été tués par le régime. Peut-être certains d’entre eux ont commencé à avoir ce pressentiment que quelque chose n’allait pas. Ma tante par exemple avait deux fils. Un des deux est encore porté disparus aujourd’hui. Et l’autre, qui était appelé dans l’armée, s’est fait tué. Ils lui ont rendu le corps, mais elle n’a pas été autorisée à le voir. Pourquoi et comment est-il mort ? Beaucoup de militaires qui ont déserté disaient que ceux qui ne voulaient pas tirer dans la foule prenaient une balle dans le dos. C’est sans doute pour ça qu’ils ne l’ont pas autorisée à voir son corps. Ça a rendu ma tante folle. J’ai entendu pleins d’histoires comme ça. Mais malgré ça il y a encore des gens pour dire que ce qui se passe c’est une victoire ! Le régime est allé jusqu’à déplacer des ministères à Tartous, comme le ministère des affaires étrangères. Alors que Tartous c’est une toute petite ville en Syrie, complètement insignifiante. C’est vraiment une manière de récompenser les gens pour leur loyauté. Pour avoir laissé mourir ses propres enfants sans réagir.
Tu disais que le régime de surveillance à Damas était particulier, notamment parce que l’endroit était très important pour le régime. Comment vous y faisiez face et qu’est-ce que c’est venu changer pour vous au fur et à mesure ?
On a appris à se déplacer différemment dans la ville. Depuis la rue de Baghdad jusqu’au centre de Bab Touma par exemple, tu peux circuler par de très étroites ruelles entre les vieilles maisons. Personne ne passe par ces chemins, parfois seul une personne peut y circuler. On passait par les toits aussi pour se rendre à un point de rendez vous. Pour chaque pâté de maison le régime avait un petit bureau de renseignement, et nous déplacer comme ça nous permettait de faire en sorte que nos déplacements ne soient pas traçables. Au bout de la troisième manifestation on a décidé d’avoir des bâtons pour pouvoir se défendre contre les shabiahs. On ne voulait plus se faire frapper, subir, devoir partir en courant, se cacher, être arrêtés. Nous voulions manifester, il fallait nous en donner les moyens. Mais on était vraiment trop peu nombreux et ça n’a pas marché. À partir du deuxième mois de la révolution nous ne vivions plus dans nos maisons. On bougeait de zones en zones. Mais malgré tout ça, nous nous sommes retrouvés à nus face au régime. Les forces de police voyaient exactement qui on était, parce qu’on était toujours les même. Nous n’avions aucun soutien dans la ville. Les gens avaient vraiment peur, ou alors ils étaient pro-régime. Ou simplement c’étaient de grands commerçants, des banquiers qui voulaient juste que le business continue, qu’il n’y ait pas d’interruption. À partir de ce moment là les choses devaient changer pour nous si nous voulions continuer le mouvement. Ou c’était la mort. Certains d’entre nous se sont fait arrêté et les autres sont partis dans d’autres villes. Et le centre de Damas s’est peu à peu vidé.

Arrestations suite à un rassemblement dans le centre ville de Damas

Donc vous rentrez peu à peu en clandestinité. Mais comment vous vous organisiez ? Comment vous faisiez pour savoir que c’était sûr d’aller chez telle ou telle personne ? Et pour l’argent ?
En ce qui me concerne, pour l’argent, j’avais des économies à ce moment là. J’avais deux boulots différents. Pas mal de mes amis avaient réussi à demander de l’argent à leurs parents, à des amis. Et tout ce que les uns et les autres avions récupéré, nous le partagions. Quand nous allions dans les villages ou les petites villes à la campagne, les gens nous accueillaient. Une fois qu’on a quitté le centre de Damas, on étaient accueillis dans des familles de cette zone, et on vivait avec eux. Tous ça ce sont des contacts qui se sont faits au fur et à mesure de la révolution, pendant les deux premiers mois. Des amis qui vivaient dans le centre de Damas, avec qui on faisait des manifs, étaient originaires de cette zone par exemple, et au fur et à mesure ont compris qui dans leur famille, qui de leurs amis participaient au mouvement. Et puis comme la répression était plus violente dans les quartiers périphériques de la ville ou dans les villages au tout début, que le régime tirait sur la foule, il y avait des enterrements. On essayait toujours d’y aller, en soutien, et de cette manière on a rencontré beaucoup de monde. Ensuite savoir quelle était la zone sûre où aller, en fait c’est devenu clair très vite.
Est-ce que le fait d’être une femme ça changeait quelque chose ?
Dans le centre de Damas, être une femme ne changeait rien. On a commencé par une manifestation de femmes, mais on n’était pas un mouvement de femmes. Comme je l’ai expliqué tout à l’heure, c’était stratégique, parce qu’on pensait que ça nous protégerait. C’était pas le cas. On a vite réalisé que le régime ne faisait aucune différence entre les enfants, les femmes, les hommes, les vieux. La répression qui s’exerçait sur nous était la même. En tous les cas en ville, sortir pour une femme, faire les manifs, c’était la même chose que pour un homme. À la campagne être une femme dans la rue c’était différent, les gens étaient pas habitués à cette présence. Et notre présence est venue déplacer beaucoup de choses. Mais de toute manière c’était important pour moi de continuer coûte que coûte, et avec les gens qui se mobilisaient. À la campagne aussi il y avait beaucoup de femmes qui étaient sorties manifester dès le début. Quand on est arrivées dans ces coins là, on a continué à faire les manifestations sans hijab, avec nos cheveux courts à cause de la première manif à Damas. Et les autres femmes ça les rendaient fières de nous voir manifester comme ça, la tête nue. Après dans certains quartiers et certaines villes, il y a eu des stratégies délibérées de la part du régime de s’en prendre aux femmes. Les shabihas sont rentrés dans certains quartiers pour enlever spécifiquement des femmes, ou pour les violer, en guise de représailles. Et pour une femme quand tu es arrêtée, tu as toujours cette possibilité qui est là, et dont le régime a usé de manière systématique au bout d’un moment. Alors pour ça oui, il y a un truc particulier pour les femmes. On est pas du tout épargnées en tant que femme, on prend les même risques que les hommes.
Qu’est ce que tu as fais quand tu es arrivée dans la campagne de Damas ?
Quand on est arrivés là-bas on s’est mis à organiser des discussions, des assemblées pour pouvoir décider ensemble de quels types d’événements, de manifestations on voulait. C’était une manière de pousser plus loin les organisations de manifestations, et là-bas c’était possible. On s’est mis à faire des affiches, à écrire des textes ensemble pour les distribuer. Il y avait beaucoup de débats sur la manière d’exprimer les choses, comment en parler. C’était une période très riche. En même temps on était assez isolés. Le régime avait dressé des barrages sur des routes, et on avait pas de médicaments qui arrivaient, les blessés ne pouvaient pas être convenablement soignés. On a organisé un petit centre médical dans le village où on était. On a mis ça en place avec un ami médecin qui faisait des choses depuis le début avec nous dans le centre de Damas et qui est venu avec moi. Les étudiants en médecine qui étaient revenus chez eux pour participer aux manifestations se sont mis à y travailler, et à former d’autres gens. En même temps on a cherché à obtenir du matériel de premier secours. Pour l’acheminement du matériel depuis la frontière libanaise, on avait l’aide de gens influents localement. Des gens qui officiellement soutenaient le régime, mais qui en fait étaient de notre côté. Par exemple un homme d’une grande famille de Sueca faisait les allers-retours pour nous au Liban. Sa voiture n’était jamais fouillée, donc c’est lui qui nous ramenait le matériel médical. Au début aussi c’était plus facile. Parce que le régime ne connaissait pas les petites routes, les petits chemins qui menaient d’un village à un autre, alors que des gens du village vivaient de la contrebande avec le Liban par exemple, et connaissaient ça très bien. En plus de ça, dans le village, on s’est mis à faire des trous dans les murs pour pouvoir circuler de maisons en maisons, et transporter du matériel, de la nourriture, pour que les gens puissent se déplacer sans passer par la rue. On faisait surtout ça dans les quartiers périphériques de Damas qui étaient connectés à la campagne. Parce que c’est de là qu’arrivait le matériel, et qu’il pouvait transiter.
Est-ce que tu peux nous raconter ton arrestation ?
Ils m’ont arrêtée à Bab Touma, le jour d’une manifestation que nous avions organisé entre plusieurs quartiers et avec les gens du village où j’étais partie.

Manifestation pendant laquelle R s’est faite arrêtée

Nous étions six en tout, trois garçons et trois filles de mon groupe. Ils nous ont emmené dans un commissariat. Des hommes du renseignement sont venus, et ont dit à tous les policiers de sortir. Puis ils ont commencé à fouiller nos sacs. Dans le mien ils ont trouvé des textes. Sauf que j’en avais fait de tous petits morceaux, donc ils n’ont trouvé qu’un tas de petits confettis. Ils ont essayé pendant deux heures de reconstituer les textes avant d’abandonner. Par contre j’avais pas eu le temps d’éteindre mon téléphone. La sonnerie c’était un chant révolutionnaire, « Nous sommes les révoltés, et nous en sommes fiers », quelque chose comme ça. Et le volume était vraiment fort. Tous mes amis essayaient de m’appeler pour savoir ce qui se passait, ils ne savaient pas que j’avais été arrêtée. Donc le téléphone n’a pas arrêté de sonner, et le champs révolutionnaire résonnait dans tout le commissariat ! Au bout de douze heures ils nous ont emmené à la prison civile pour passer la nuit. Le lendemain ils nous ont emmenés tous les six au centre des renseignements à Bab Ou-Salah. Ils nous ont conduits sous terre, et c’est vraiment incroyable d’imaginer qu’il y a quelque chose comme ça à cet endroit. C’est vraiment gigantesque, je pense que c’est aussi grand que tout le pâté de maison. On imagine pas un truc aussi énorme sous terre, même quand on sait que c’est le principal bureau du renseignement de Damas. On avait pas d’eau, donc c’était très sale. Les toilettes c’était un trou dans un coin de la pièce, dans laquelle on était nombreux. On est tous tombés malades. Hommes et femmes étions ensemble, il y avait aussi des enfants avec nous. Il y avait vraiment beaucoup d’enfants. Pour moi c’était l’hôtel quatre étoiles, comparé à d’autres personnes arrêtées en Syrie. Déjà moi je faisais partie de gens qu’ils considéraient comme ayant des liens importants à l’extérieur. Avec mon groupe on avait été en contact avec des journalistes, des avocats, des notables, et ça nous protégeait un peu. Avec moi qui suit alaouite, ou avec des gens qui avaient un peu mon profil, ils se sont pas permis les choses qu’ils se sont permis avec les jeunes de Deraa, de Homs qui étaient en cellule avec moi. Eux ils ont été torturés à l’électricité par exemple, et d’autres choses bien pires. Moi j’ai juste été battue. Les interrogatoires se tenaient dans la cour centrale. Pour que tout le monde voit et entende ce qu’ils faisaient aux gens pour qu’ils parlent. Et ils commençaient à frapper, ou à électrocuter. C’était comme ça toute la journée.
Moi, ils venaient me chercher la nuit pour m’emmener en interrogatoire. Et c’était pareil pour les amis de mon groupe, on n’avait pas les interrogatoires dans la grande cour au milieu des cellules. On allait dans une pièce fermée plus loin. Dès le début j’ai dit à l’agent chargé de mes interrogatoires que j’étais contre le régime, que je voulais aller en manifestation, que j’y étais déjà allée avant celle-ci. Je lui ait dit que je ne mentirais pas. D’abord il a tenté le truc diplomatique : « tu es si jeune, tu ne sais pas ce que tu fais ». Je lui ai dit que si, que je savais exactement ce que je faisais. Je lui ai dit qu’on pouvait débattre de l’histoire et de la politique syrienne sans problème, que je n’étais pas une jeune imbécile perdue. À chaque moment de la discussion où il se sentait en difficulté, il cognait.
Quand on nous a emmené au tribunal, on m’a attachée avec un enfant qui était avec moi en cellule, il avait huit ans. Mon autre poignet était attaché à celui d’un homme de 80 ans, un monsieur de Douma. On était enchaîné avec de lourdes chaînes, les uns aux autres.
Là on est passé devant un juge. On nous a demandé « qui veut parler au nom du groupe », j’ai dis que je le ferais. Je lui ai expliquée ce qui s’était passé. Et le juge m’a demandé « est-ce que les services de renseignement vous ont donné une notification pour arrêter la manifestation que vous n’auriez pas respectée ». J’ai répondu que non. Que des gens sans doute payés par le régime ont sortis de grands couteaux, et avaient commencé à frapper les gens avec. Là le juge m’a dit que ce n’était pas le cadre légal de la loi si nous n’avions pas été notifiés d’arrêter la manif. On s’est regardés tous les six, on n’y croyait pas. Je me suis dis « mais on est en Syrie ou quoi ? C’est une blague ? ». Et ils nous a dit « vous êtes libres ». Ensuite ils nous ont envoyé dans les cellules du tribunal, et nous y sommes restés encore deux jours. On nous a alors dit « vous êtes renvoyés devant le juge ». Évidemment c’était trop beau. On s’est retrouvé devant un autre juge, c’était une femme. Elle a dit qu’après discussion autour de notre dossier, certains ont dit qu’il nous fallait un avocat. Mais qu’on était pas autorisé à en avoir un, parce qu’on ne serait pas considéré comme des civils à qui s’applique le droit. Elle nous a dit que nous étions des chiens, et que nous n’avions aucun droit. Elle a commencé à énumérer les charges contre nous. Sept chefs d’inculpation pour moi, neuf pour un autre ami. Ne pas avoir respecté le président, ne pas respecter le pays, constituer des groupes contre la société, contre le régime... Elle a retenu tout ce qu’elle pouvait contre nous. Elle nous a dit qu’il y aurait une autre session à la court, un mois après. Qu’il faudrait qu’on déclare où on allait vivre pendant ce mois, qu’on serait surveillé, qu’il ne fallait pas qu’on fasse quoi que ce soit jusqu’à ce moment-là. Après cette entrevue avec elle on a pu sortir. La plupart d’entre nous avons quitté la Syrie. On est allés au Liban, en Jordanie, en Turquie, … Moi aussi j’ai décidé de partir de Syrie. J’étais persuadée que ce serait pour une courte période. À l’époque ça semblait la seule chose à faire. Le régime nous surveillait, savait qui nous étions. Il fallait à tout prix éviter cette deuxième session devant le juge. On pensait vraiment pouvoir revenir. Mais ça n’a pas été mieux. Ceux qui essayaient se faisaient arrêter, tuer. Certains de mes amis sont restés jusqu’à l’année dernière en prison, et sont sortis grâce à un autre échange de prisonniers. Ils ont échangé des combattants iraniens à la solde du régime contre des femmes de notre groupe.

Les gens se mettent à prendre les armes pour protéger les manifestations des tirs du régime. Comment ceux qui ont pris les armes en parlaient ?
Quand je me suis faite arrêtée par exemple, je suis tombée sur des gars de Douma, de Deraya, et de Hadra. On était dans la même cellule. Et ils me racontaient qu’au deuxième ou troisième mois de la révolution ils ont dû utiliser des couteaux pour se défendre, parce que le régime rentrait dans les maisons pour essayer d’emmener les femmes. Un des jeunes disait qu’il n’avait même pas l’intention de se battre. Qu’il avait trop peur des conséquences. Mais « ils nous ont forcé, en faisant ce genre de choses, à nous défendre. » Donc le fait que des gens s’arment, et ça a parfois commencé avec des couteaux de cuisines, c’était vraiment pour se protéger de la folie du régime. C’est comme ça que les gens en parlaient.
Aujourd’hui on entend beaucoup de Syriens exilés dire que c’était une erreur de prendre les armes face à Bachar, qu’ils était pacifistes et ne voulaient pas de ça. Tu dirais ça aussi ?
Tous les groupes, tous ceux qui s’organisaient au sein du mouvement contre Bachar ont eu, à un moment, une discussion autour des armes. Tout à coup on s’est mis à voir des médecins, des ingénieurs, des étudiants se battre. Et ils ne voulaient certainement pas voir leur vie devenir ça. Le seul qui voulait ça dès le début, et qui a fait en sorte que ça advienne, c’est Bachar. Il ne nous a pas laissé le choix, c’était ça ou se faire massacrer. Ça ne l’a pas empêché de le faire, mais au moins on s’est laissé une chance de gagner. Les « dreamers », je les appelle comme ça exprès, continuent à dire qu’il ne fallait pas prendre les armes. Mais ils n’ont absolument aucune réalité de ce qu’était le terrain alors. Combien de personnes j’ai vu tomber en manif ? De gens se prenant des balles du régime alors qu’ils manifestaient ? Pendant deux mois nous avons vécu ça, impuissants. Quand nos amis sont allés à Homs voir comment s’organisait le mouvement là-bas, ils étaient tellement fiers des gens qui protégeaient les manifestations. En rentrant ils nous disaient que les manifs à Homs étaient bien protégées, bien organisées. Que c’était pas que des déserteurs mais aussi des gens de ces rues, de ces quartiers protégeant leurs familles, leurs amis. Qu’ils ne tiraient pas sur l’armée syrienne, qu’ils attendaient ce qui allait se passer pour éventuellement réagir. Ces même personnes qui chantaient les louanges de ce mode d’organisation, je les entend aujourd’hui dire « non, on ne voulait pas que des gens prennent les armes, c’était une erreur... » Ils ne devraient pas réécrire les choses comme ça. À l’époque, après leur retour de Homs, on a essayé d’organiser des comités d’autodéfense armés pour protéger les manifestations. C’est la fois où je me suis faite arrêtée. Donc des gens qui disent aujourd’hui qu’ils voulaient que le mouvement soit « pacifique » se sont de fait organisés pour constituer des groupes de défense armés. Il ne faut pas venir dire le contraire aujourd’hui ! Nous ne voulions pas des armes depuis un principe, indéniablement. Mais la réalité n’est pas un principe ! Et dans la situation on ne choisissait pas depuis des principes, mais depuis ce qui nous rendait plus forts.

[1Rami Mahlouf est le cousin et bras droit de Bachar Al Assad. C’est un homme d’affaire connu dans ce milieu pour sa prédation. Il a notamment fait enfermer un entrepreneur syrien qui contestait l’attribution frauduleuse de la franchise Adidas en Syrie au profit, justement, de Mahlouf.

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