La guerre et l’armée : analyse linguistique du discours d’Emmanuel Macron

Quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt

paru dans lundimatin#235, le 23 mars 2020

Le 12 mars, Macron annonçait la fermeture des crèches et des écoles. Conséquence fâcheuse : des millions de jeunes se retrouvent libérés. Il a donc fallu fermer les bars et les restaurants puis, dès le 16 mars, parler de guerre de façon obsessionnelle pour faire accepter le recours à l’armée. Voici une analyse linguistique qui revient sur ce dernier discours pour en décortiquer subtilement les ressorts.

[Photo : Yann Lévy]

Depuis l’allocution présidentielle du lundi 16 mars 2020, nombreuses sont les personnes qui ont pleinement pris acte du fait que la France est en guerre et que l’armée française est mobilisée. De cette allocution, nombreux·ses sont les citoyen·nes et commentateur·trices qui n’ont retenu que le « nous sommes en guerre » du président et ont conséquemment accepté le recours à l’armée, présenté comme une solution logique apportée à un vrai problème. Or l’analyse du discours présidentiel révèle que le traitement linguistique de l’armée et de la guerre relève en fait de la mise en place d’une solution fallacieuse apportée à un problème mal posé. Guide d’autodéfense discursive dicté par et pour la sagesse populaire.

[Avertissement aux lecteur·trices : 1. Si tu es linguiste de formation, merci de ne pas juger trop durement l’emploi impropre de termes du jargon, j’ai essayé de vulgariser. 2. Si tu n’es pas linguiste de formation, merci de ne pas juger trop durement l’emploi de termes sales (dits « jargon », souvent mis entre parenthèses), je te jure que j’ai essayé de vulgariser. 3. Qui que tu sois et quelle que soit ta formation : t’as vu, « nous sommes en guerre », l’armée est dans nos rues, je te tutoie, tout est permis !]

Sagesse populaire n°1 : « Quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt » ?

Dans son allocution du lundi 16 mars 2020 à 20h, Emmanuel Macron a utilisé le terme de « guerre » sept fois et le terme d’« armée » trois fois. L’usage du mot « armée » est, quantitativement parlant, moins significatif que l’usage du mot « guerre ». Cette présence, assurément plus discrète, est le sujet traité dans cette contribution. L’analyse linguistique proposée ici s’appuie à la fois sur le discours télévisé en direct du chef de l’État (son deuxième dans le cadre de la crise sanitaire liée au covid-19, le premier ayant eu lieu jeudi 12 mars 2020) et sur sa retranscription officielle (texte disponible sur le site du gouvernement dans sa version mise à jour le mercredi 18 mars à 19h30, section « Ressources » ; Téléchargeable ici). Puisque ces ressources sont mises « à votre disposition » et dites « libres de droit », libre à vous et moi de les analyser.

Pourquoi proposer une analyse linguistique du terme d’« armée » dans l’allocution présidentielle ? Parce que, comme le suggère la sagesse populaire, « quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt ». Le doigt, au premier plan du quantitatif pur (sept occurrences), c’est la guerre. La lune, l’arrière-plan quantitatif strict (trois occurrences), c’est l’armée. S’intéresser au terme d’« armée » revient ainsi à viser la lune : examiner les moyens discursifs au sens large qui permettent l’introduction du thème de l’armée ; s’attarder sur les occurrences du terme d’« armée » (la première mention du référent et ses différentes reprises) ; mettre en lumière le traitement dont l’armée fait l’objet et la trajectoire rhétorique qui se dessine en filigrane ; exposer ainsi la stratégie de communication déployée dans l’allocution présidentielle pour présenter le déploiement de l’armée comme normal et indiscutable – car logique en situation de guerre. L’analyse linguistique ne peut se faire sans mise en perspective conjointe des emplois des termes d’« armée » et de « guerre », l’un semblant justifier l’autre d’un point de vue argumentaire. Cette contribution se veut donc un manuel d’auto-défense discursive, s’intéressant au terme d’« armée » pour dissiper l’écran de fumée agité d’un doigt guerrier.

Conclusion n°1 : Quand Macron dit « armée », l’idiot n’entend que « guerre ».

Sagesse populaire n°2 : « L’information, c’est le nerf de la guerre » ?

Le terme de « guerre » apparait sept fois : cinq fois sous la forme de la phrase « Nous sommes en guerre. » (occurrences G-1, G-3, G-4, G-5, G-7), une fois sous la forme d’une proposition assortie d’un « oui » final (occurrence G6), une fois sous la forme de la concession « En guerre sanitaire, certes » (occurrence G-2). Dans cette même allocution, le terme d’« armée » apparait trois fois : une première fois au singulier pour expliciter l’idée de « guerre sanitaire » (« nous ne luttons ni contre une armée, ni contre une Nation », occurrence A-1), une deuxième fois au pluriel dans une expression figée (d’où la majuscule dans la retranscription « Un hôpital de campagne du service de santé des Armées… », occurrence A-2) et une dernière fois à nouveau au pluriel mais cette fois pour référer directement à l’armée française (« Les armées apporteront leur concours pour déplacer les malades… », occurrence A-3). Notons par ailleurs que les termes d’« armée » et de « guerre » sont directement liés à l’échelle d’une seule phrase (« En guerre sanitaire certes : nous ne luttons ni contre une armée, ni contre une Nation. », occurrences G-2 et A-1) : cette coexistence au sein d’une même phrase est unique, elle ne se reproduit nulle part ailleurs à l’échelle du discours/texte. Cette coexistence est cruciale d’un point de vue qualitatif. Logiquement parlant, elle est le nœud sur lequel tout le discours est bouclé. Nous y reviendrons par la suite.

Cet inventaire (dit « corpus »), s’il peut sembler un peu fastidieux (lister les occurrences, les répertorier en les identifiant G-1 pour Guerre-1, A-1 pour Armée-1, etc.) est la première étape de l’analyse linguistique. C’est le passage obligé accompagné de ou succédant à un autre passage obligé, la description de chaque occurrence. Si l’analyse proposée ici n’épuisera pas les interprétations possibles, on ne peut faire l’économie d’une mise en perspective précise. Remettons donc l’allocution dans son environnement discursif et dans son environnent situationnel.

L’allocution présidentielle du lundi 16 mars 2020 est intervenue, rappelons-le, quelques jours après l’annonce du passage au stade 3 de l’épidémie le samedi 14 mars 2020 (circulation active du virus sur l’ensemble du territoire annoncée par le directeur général de la Santé, Jérôme Solomon) et des mesures de fermeture annoncées le même jour à minuit par le premier ministre, Édouard Philippe, de tous les lieux qualifiés de « non-essentiels » recevant du public et offrant un service qualifié de « non-indispensable » (restaurants, bars, cafés, cinémas, théâtres, salles de concert, discothèques, etc.). L’allocution du chef de l’État est par ailleurs intervenue quelques heures à peine après un conseil de défense. Un conseil de défense. Les mots sont importants.

À la suite de l’allocution présidentielle de lundi, beaucoup de gens ont exprimé sur les réseaux sociaux une émotion vive face à l’absence inattendue du terme de « confinement » (ou de « quarantaine »). Cette vive émotion correspond à un hiatus entre les mots attendus par « mes chers compatriotes » et le discours qui leur a été adressé. L’absence inattendue du terme de « confinement » a été vécue par de nombreuses personnes tantôt comme incompréhensible (sensation de décalage entre l’horizon d’attente et le discours produit), tantôt comme hostile (sentiment de trahison de l’horizon d’attente). D’autant plus que des médias avaient, dans l’après-midi, relayé des rumeurs d’annonce de confinement total.

Effectivement, Emmanuel Macron ne prononce pas le mot « confinement ». À la place, il évoque le confinement via des euphémismes (« il s’agit de limiter au maximum ses contacts au-delà du foyer », « seuls doivent demeurer les trajets nécessaires »). Il euphémise dans un premier temps, puis menace dans un second temps (« toute infraction sera sanctionnée » – sans pour autant préciser la nature des sanctions). À la place, il répète « Nous sommes en guerre ». La première mention est assortie d’une précision et d’une concession (« une guerre sanitaire » explicite la métaphore et « certes », plus ambivalent, pondère et trivialise en même temps) qui disparaissent par la suite (l’expression « guerre sanitaire » n’est utilisée qu’une seule fois) au profit du terme de « guerre » utilisé seul au sein de la proposition « nous sommes en guerre » martelée encore cinq fois sur l’enclume des esprits.

Pourquoi une telle stratégie de communication ? La question est ouverte. Voici une proposition de réponse. Entre vide vertigineux laissé par l’absence du terme « confinement » et entêtante ritournelle basée sur la répétition de « nous sommes en guerre », difficile de saisir en direct l’ampleur du virage historique amorcé lors de cette allocution. Cette idée est fondamentale, elle est l’une des clés de compréhension du fonctionnement de l’argumentaire de l’allocution dans son ensemble : Pas de « confinement ». Mais la « guerre ». Donc l’« armée », voilà le propos du chef de l’État en ce lundi 16 mars 2020.

Conclusion n°2 : Si l’information est le nerf de la guerre, alors toute information qui semble fuiter d’un conseil de défense est probablement partielle et partiale – elle sert peut-être un but martial.

Sagesse populaire n°3 : « Plus c’est gros, plus ça passe » ?

Comme cela a été très bien démontré par ailleurs, cette analyse ne revient pas sur le fait que, non, la France n’est pas, dans les faits, « en guerre » contre un « ennemi » (notons que cette identification du covid-19 n’est pas objective et relève de la métaphore filée). La France, comme de nombreux pays à travers le monde, est en crise sanitaire en raison d’une pandémie. La France n’est « en guerre » contre un ennemi « là, invisible, insaisissable, qui progresse » que dans les mots. Cette analyse prend pour acquis que la « guerre sanitaire » est bien comprise comme une image, que l’emploi de cette image se fait dans le cadre rhétorique, et que cette rhétorique est convoquée à des fins politiques.

Rappelons ici un des principes de base en linguistique pragmatique via une comparaison (qui a fait ses preuves au niveau pédagogique mais qu’on peut remettre en question si tant est qu’on souhaite faire mal aux mouches). Le discours est tel un matériau qu’on obtiendrait après avoir travaillé la matière première qu’est le langage. La matière première est travaillée avec des outils disponibles pour obtenir un matériau précis dans un but précis. De même que les postures, les gestes et les mimiques ont un sens choisi à dessein, les mots d’une part et leurs agencements d’autre part sont choisis avec soin par les politiciens en général et par les dirigeants en particulier.

Rappelons également, comme cela a été (là encore) très bien démontré par ailleurs, que la France est en guerre en bien des endroits à l’extérieur de ses frontières : l’armée française est déployée en dehors du territoire français, pas nécessairement directement « contre une armée » ou « contre une Nation », mais définitivement de manière officielle et active. Cette armée française n’était pas, jusqu’à lundi, légitimement déployée sur le territoire métropolitain et sur les territoires d’outre-mer. C’est désormais le cas, dans le cadre d’une rhétorique de la guerre intérieure. D’où l’intérêt de se pencher sur les mécanismes linguistiques qui ont ouvert la voie à cette situation de fait : comprendre que l’armée était, lundi dernier, le véritable enjeu de l’allocution présidentielle.

Conclusion n°3 : Plus c’est gros, plus ça passe, mais avec un président du « en même temps », le diable est peut-être aussi dans les détails.

Sagesse populaire n°4 : « Le diable est dans les détails » ?

À l’échelle du discours, Emmanuel Macron aurait très bien pu parler de sa décision de déployer l’armée dès le début, tout du moins dès sa première mention du fait que « nous sommes », selon lui, « en guerre ». Mais non, il ne le fait que plus tard. Ce choix est à penser. À l’échelle de la phrase, Emmanuel Macron aurait pu parler frontalement du recours à l’armée, via une phrase simple telle que « je mobiliserai l’armée » (tournure active) « l’armée sera mobilisée » (tournure passive). Mais il ne le fait pas, son propos est autrement formulé. Pour bien le comprendre, il faut manger de la grammaire, c’est-à-dire regarder où le terme d’« armée » survient dans le discours (trois occurrences), comment il intervient et quels rapports il entretient avec les autres groupes de mots dans ces trois phrases en s’intéressant aux rôles et aux relations syntaxiques.

La première mention du terme d’« armée » apparait au singulier dans la phrase susmentionnée « En guerre sanitaire, certes : nous ne luttons ni contre une armée, ni contre une Nation ». Le mot « armée » (le signifiant) renvoie ici à une armée autre que l’armée française. L’armée (le signifié) est présentée de manière non-menaçante : le concept d’armée est présenté comme « ne luttant pas contre » (en linguistique, on parle de « frayer une idée »). Nous y reviendrons.

Le terme d’« armée » apparait ensuite pour la première fois au pluriel : « J’ai décidé pour cela qu’un hôpital de campagne du service de santé des Armées serait déployé dans les jours à venir en Alsace. » [Note : « cela » renvoie à ce qui va être fait pour aider les soignants à faire face à l’afflux des patients et à la saturation des hôpitaux.] Du point de vue syntaxique, la deuxième mention du terme d’« armée » n’intervient pas en fonction sujet d’un verbe. Il s’agit ici d’éviter que l’armée soit associée à un sujet (les sujets syntaxiques renvoient typiquement à des référents animés doués d’agentivité). Ce serait désastreux en termes de stratégie de communication, l’armée n’est donc pas présentée comme un agent. Et ce n’est pas tout. La première mention du terme d’« armée » n’est pas associée directement à un verbe. Il s’agit d’éviter que l’armée soit associée directement à un verbe (les verbes renvoient typiquement à des actions). Ce serait désastreux en termes de stratégie de communication, l’armée n’est donc pas présentée comme un acteur. Ni agent, ni acteur : voilà les prémisses de la stratégie discursive. La deuxième mention du terme d’« armée » est associée à un nom.

Quel est alors le rôle syntaxique du groupe de mots « des Armées » au sein de « un hôpital de campagne du service de santé des Armées » ? Complément du nom ? Non, du moins pas exactement, et c’est là toute la subtilité. Ce n’est pas un complément du nom. Ce n’est pas non plus un complément du nom d’un complément du nom. Et ce n’est pas non plus un complément du nom d’un complément du nom de complément du nom. C’est un complément du nom de complément du nom de complément du nom de complément du nom (si on veut jargonner, on peut dire que le syntagme nominal « des Armées » a pour fonction d’être complément du syntagme nominal « service de santé », lui-même complément du syntagme nominal « un hôpital de campagne »). Notons tout de suite que « services de santé des Armées » est une expression figée qui n’a rien de surprenant.

En revanche, ce qui est pour le moins significatif, c’est la réintroduction du thème de l’armée dans l’allocution présidentielle via ce biais précis. Une mention presque anodine, comme si de rien n’était. Qu’est-ce qu’un complément du nom ? Une précision. Souvent brève et à valeur d’explication. La plupart du temps syntaxiquement facultative. Presque une broutille ! D’autant plus que « service de santé des armées » est une expression toute faite qu’on admet sans la décomposer (les termes lexicalisés ne font pas l’objet d’un traitement intellectuel par décomposition). Et qu’est-ce qu’un complément du nom d’un complément du nom ? Une broutille de bricole ! Qu’est-ce qu’un complément du nom d’un complément du nom de complément du nom ? Une broutille de bricole de bagatelle ! Trois fois rien. L’allocution présidentielle de lundi reprend le thème de l’armée via une sorte de « micro-complément du nom ». « Micro » étant entendu au sens de « minuscule » en termes d’importance sémantique accordée à l’échelle de la phrase.

Pourtant, à l’échelle du discours, cette « micro-mention » a une importance cruciale. On sait que les mots ont un sens, certes. Et que le sens des mots est important, certes. Mais l’agencement des mots est important aussi. On parle souvent de « pouvoir des mots » pour évoquer la capacité phénoménale du langage à façonner notre pensée ; ici, c’est plutôt « la puissance de la syntaxe » qui est à l’œuvre. Les rôles syntaxiques ont une valeur et servent une visée. Le choix premier du rôle syntaxique du « micro-complément du nom » assure des visées pragmatiques. Il vise à arrimer discursivement l’armée à la santé (« un hôpital…des armées ») via la continuité logique (visée pragmatique : valeur de justification) tout en suggérant que l’armée n’est pas un agent/acteur direct et qu’il n’y a aucune rupture de la continuité démocratique (visée pragmatique : valeur de rassurement).

Conclusion n°4 : Plus c’est gros, plus ça passe. Mais plus c’est petit, plus ça passe aussi. Si le diable est dans les détails, l’armée est dans le micron. La parole présidentielle minimise l’importance l’armée. Macron micronise.

Sagesse populaire n°5 : « En voiture, Simone » ?

La troisième mention du terme d’« armée » est faite dans la foulée de la phrase suivante, à nouveau au pluriel : « Les armées apporteront leur concours pour déplacer les malades des régions les plus affectées et ainsi réduire la congestion des hôpitaux de certains territoires. », cette fois en fonction sujet. Ce sujet syntaxique est dit typique car il est associé à un verbe décrivant une action. Et pas n’importe quel verbe d’action : « apporter son concours » est une locution figée installant l’armée dans un rôle d’auxiliaire du bien commun aux côtés d’autres institutions. En quelques secondes à peine, l’armée glisse subrepticement de « micro-complément » de rien du tout à un sujet syntaxique plein et entier. Ce changement de statut syntaxique n’est pas anodin : dans un discours, les choix syntaxiques sont faits pour influencer en quelque manière que ce soit. Même s’il ne s’est écoulé que quelques secondes entre les deux mentions d’un même mot au pluriel, la première mention en fonction « micro-complément du nom » suffit à ancrer une certaine vision du concept d’armée dans les esprits des « chers compatriotes », vision réactivée lors de la mention suivante en fonction sujet.

Rappelons ici que ce glissement est à penser à l’échelle du discours. En trois mentions, on passe d’un référent initialement présenté comme à l’origine d’aucune action (première occurrence) à un référent présenté ensuite comme incapable d’agir (deuxième occurrence) à un référent présenté enfin comme agissant (troisième et dernière occurrence). Si on veut vulgariser en filant la métaphore de la guerre martelée par Emmanuel Macron, on peut rappeler que les discours en général peuvent être des armes de guerre. Ce discours en particulier, marqué par la rhétorique de la guerre intérieure, est l’arme privilégiée du chef de l’État pour imposer une vision guerrière de la crise sanitaire. La syntaxe qui caractérise les trois occurrences du terme d’« armée » dans l’allocution présidentielle joue un rôle central dans la mise en place de la stratégie discursive déployée : présenter le déploiement de l’armée comme normal et indiscutable – car logique en situation de guerre. Si on veut vulgariser davantage via une comparaison, on peut dire que ce discours est tel une voiture : il vise à nous amener d’un point A à un point B qui se trouve assez éloigné. En voiture, Simone ? Non. En véhicule militaire, Simone ! Les deux premières mentions de l’armée permettent d’abord de graisser les chaines du véhicule militaire. Et ensuite tout roule dans le discours comme les chars dans Paris lundi après-midi : tranquillou bilou.

Conclusion n°5 : Et au fait, Simone, on va où ?

Sagesse populaire n°6 : « Va où le vent te mène, va où le vent t’amène » ?

J’ai précisé en première partie que l’analyse linguistique proposée ici se fonde à la fois sur le discours télévisé en direct du chef de l’État et sur sa retranscription disponible sur le site officiel susmentionné. Les hypothèses à l’origine de cet article datent de la diffusion en direct de l’allocution. Ce qui m’a d’abord sauté aux oreilles lors de l’allocution en direct, c’est « j’ai décidé que... armée(s)... serait déployé(e) ». Je ne me suis pas demandé longtemps pourquoi Emmanuel Macron n’a pas dit tout simplement « j’ai décidé que l’armée serait déployée » – j’ai déjà expliqué pourquoi. J’ai ensuite travaillé sur la version retranscrite (collecte du corpus, de description et d’analyse). J’ai omis de préciser en première partie que ce travail d’analyse a par ailleurs nécessité de revoir l’allocution. Ou, plus précisément, de la réentendre pour mieux la comprendre.

Ce que je me suis demandé en regardant le corps du texte officiel, c’est pourquoi je n’ai pas entendu « armée(s) serait déployé(e) » comme un tout pendant l’allocution en direct. Alors je me suis arrêtée d’analyser frénétiquement mes prises de notes pour réécouter l’allocution. Et bingo. Banco. Blanco. Il y a un blanc. Un blanc énorme. Une pause bien trop longue pour être une respiration. Même chelou. Même quand on est chef de l’État en temps de crise sanitaire (et qu’on est peut-être un poil stressé – et ce serait compréhensible), on ne fait pas une pause aussi marquée et théâtrale. Une pause mise en œuvre à plusieurs niveaux : une pause qui prend du temps et qui implique des mimiques dramatiques (lèvres humectées avant, lèvres pincées après). Comme elle est bienvenue, cette pause qui sépare « armée(s) » de « serait déployé(e) » ! Ce qui m’a ensuite sauté aux yeux, c’est « armée(s)... serait déployé(e)... en Alsace ». J’ai donc réécouté le passage. Là encore, une pause. Une pause après « déployé ». Puis une discrète inspiration et « dans-les-jours-à-venir-en-Alsace » d’un souffle et d’un bloc, comme si le temps et le lieu ne faisait qu’un. Comme il est bienvenu, ce tampon qui isole « armée(s) serait déployé(e) » de « Alsace » ! Le défi était de taille : déployer l’armée en temps de paix d’une part ; mettre les mots « armée » et « Alsace » dans la même phrase sans choquer le citoyen lambda disposant de connaissances historiques de base d’autre part. Comment ça « nous sommes en guerre / nous sommes en guerre / nous sommes en guerre / nous sommes en guerre, oui / nous sommes en guerre » ? Où est donc passée la précision initiale « en guerre sanitaire, certes » ? Envolée ? Envolée lyrique ? Ô, magie du discours ! Ô, maitrise de ceux qui disent et taisent quand ça leur chante !

Les macronistes aux commandes discursives ne sont pas débiles (ce serait trop simple). On n’envoie pas l’armée en temps de paix. Tout le monde le sait. L’armée dans nos rues et à nos portes, en temps de paix : personne en démocratie ne peut l’accepter. Mission impossible ? Mission accomplie. Du point de vue discursif, il me semble que tout cela a été admirablement bien amené à nos « chers compatriotes ». J’émets l’hypothèse selon laquelle la généralisation de l’emploi de l’expression « en première ligne » dans les paroles et sous les plumes est une des preuves linguistiques du succès de cette mission.

Conclusion n°6 : « Va où le vent te mène » ! Prends le temps d’écouter cette superbe chanson d’Angelo Branduardi si tu as la chance d’être confiné·e chez toi. « Oublie les mots qui t’enchainent. Va où le vent te mène, va. » 

Perspectives

Adresse aux lecteur·trices. Prends aussi le temps de te demander si le sens du vent ne serait pas en train de changer et s’il ne serait pas moralement salutaire, voire salvateur, de penser ce changement de direction. Reprenons les six points abordés dans cette analyse linguistique. Ignorer le terme de « confinement ». Marteler le terme de « guerre ». Ignorer le terme de « crise sanitaire ». Marteler le terme de « guerre ». Minorer l’importance de l’armée. Suggérer une solution fallacieuse à un problème faussement posé. État-majorer la France. La voie frayée dans le discours ouvre des perspectives potentiellement effrayantes. Il ne m’appartient pas de prédire l’avenir ou de dicter une quelconque interprétation de la situation actuelle – je ne suis ni Cassandre ni Hélénos. Je crois en revanche qu’il me fallait signaler que le vent linguistique a tourné. Quels actes suivront les mots ?

[Adresse bonus au ou à la « Linguiste de l’Ombre » de l’Elysée. Je ne sais pas si tu existes, mais chapeau l’artiste. Bel exemple de ce que peut donner, à toutes les échelles du discours, la rhétorique du « en même temps en paix et en guerre ». Gros taf linguistique en amont – et comme une lettre à la poste en aval. Je ne sais pas qui tu es, mais je veux bien ton 06 ! Je crois qu’on pourrait trouver matière à causer. T’as vu, je te tutoie : la France est supposément en guerre, l’armée est effectivement dans nos rues, tout est permis, non ?]

Suggestions de lectures

Bouquins en linguistique & analyse du discours

Analyser les discours institutionnels, Alice Krieg-Planque, ouvrage publié chez Armand Colin en 2012.

L’argumentation dans le discours  : Discours politique, littérature d’idées, fiction, Ruth Amossy, ouvrage publié chez Nathan en 2000 (rééditions chez Armand Colin).

Les actes de langage dans le discours : Théorie et fonctionnement, Catherine Kerbrat-Orecchioni, ouvrage publié chez Nathan en 2001 (réédition Armand Colin 2008).

Linguistique du mensonge, Harald Weinrich, ouvrage traduit de l’allemand publié chez Lambert-Lucas en 2014 (édition originale 2000).

Introduction aux langages totalitaires : Théorie et transformations du récit, Jean-Pierre Faye, essai publié chez Poche en 2003 (nouvelle édition augmentée 2009).

La morale du linguiste : Saussure entre Affaire Dreyfus et massacre des Arméniens (1894-1898), Francis Gandon, ouvrage publié chez Lambert-Lucas en 2011.

Revue de presse sur le thème « guerre & covid-19 »

« Nous ne sommes pas en guerre, et n’avons pas à l’être… » : tribune de Sophie Mainguy (médecin urgentiste) relayée le 19 mars 2020 par La Relève et La Peste https://lareleveetlapeste.fr/tribune-nous-ne-sommes-pas-en-guerre-et-navons-pas-a-letre/

« Emmanuel Macron nous demande l’indispensable, il rate l’essentiel » : tribune d’Émilie Biland-Curinier (professeure de sociologie) publiée le 17 mars 2020 dans Libération https://www.liberation.fr/debats/2020/03/17/emmanuel-macron-nous-demande-l-indispensable-il-rate-l-essentiel_1782089

« Rester confiné chez soi, sur son canapé, n’a strictement rien à voir avec une période de guerre » : article de Maxime Combes (économiste de formation) publié le 18 mars 2020 sur Basta ! et repris le 20 mars 2020 sur Médiapart sous le titre « Non, nous ne sommes pas en guerre. Nous sommes en pandémie. Et c’est bien assez » https://www.bastamag.net/pandemie-covid19-coronavirus-Macron-guerre-virus-confinement https://blogs.mediapart.fr/maxime-combes/blog/200320/non-nous-ne-sommes-pas-en-guerre-nous-sommes-en-pandemie-et-cest-bien-assez

« Appeler à la peur pour protéger la population… et obtenir l’effet inverse » : article de Marie-Laure Gavard-Perret (professeure de gestion) et Marie-Claire Wilhelm (maîtresse de conférences en marketing) publié le 18 mars 2020 sur The Conversation https://theconversation.com/appeler-a-la-peur-pour-proteger-la-population-et-obtenir-leffet-inverse-133946

{{}}« Le commandant Macron déclare la guerre au coronavirus » et « L’armée n’est pas (encore) là » : articles de Philippe Leymarie (collaborateur du Monde Diplomatique) publiés respectivem
ent les 9 et 18 mars 2020 sur Défense en ligne (blog du « Diplo ») https://blog.mondediplo.net/le-commandant-macron-declare-la-guerre-au https://blog.mondediplo.net/l-armee-n-est-pas-encore-la

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