La fusion économique du christianisme autoritaire - L’économie envisagée comme religion [4/9]

Par Jacques Fradin [vidéo]

Jacques Fradin - paru dans lundimatin#128, le 13 janvier 2018

Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme. Il y a presque trois ans, nous avions publié une série de vidéo intitulées Qu’est-ce que l’économie, cette nouvelle salve en est la suite logique, dans le sens d’un approfondissement. Le propos est rapide, dense et complexe tout autant qu’il est érudit, précieux et indispensable. Enregistrées à l’hiver 2016, ces 9 vidéos demandent de la patience et de la concentration, qualités nécessaires à tout bon lecteur de lundimatin. Quatrième épisode : L’économie envisagée comme religion

Deuxième Série

La fusion économique du christianisme autoritaire

Épisode A : L’économie envisagée comme religion.

Depuis longtemps, depuis toujours peut-être, les despotismes et les régimes d’unification, comme les républiques unes et indivisibles, ces régimes se sont appuyés sur les religions les plus anciennes, sur les religions instituées.
L’alliance du sabre et du goupillon n’en finit pas de se réactiver.
Mais ce sont les religions organisées en églises, en états, en systèmes politiques qui se prêtent le mieux à la capture despotique.
Même le bouddhisme, qui, déraciné en occident, soutient une forme de rupture ou de sécession, en Asie, son sol natal dans lequel il s’est structuré, est une religion d’états obscurantistes.
La grande opération pastorale pour guider les troupeaux humains ne pouvait que favoriser les despotismes qui, étant des théocraties décalées, allaient se lécher à l’odeur d’une telle mise en ordre.

Qu’est-ce qui colle la religion civile des despotismes nouveaux, à savoir l’économie, aux religions anciennes instituées, comme le christianisme d’état, par exemple à la sauce germanique ?
Justement l’encadrement pastoral. Le patronage. Le hiérarchique.
La fausse transcendance écrasée en autoritarisme.
La caricature éclairante du collage du boulier et du goupillon, et toujours du sabre, étant l’Espagne franquiste, en transition de l’autoritarisme militaro-religieux vers le despotisme économico-religieux.
Et c’est parce que l’Europe est une union économique, un marché unifié, dit “commun”, qu’elle revendique une tradition, une unité chrétienne.
Car la religion économique, avec sa soif d’ordre normal et placide, peut COMPTER sans limite sur cette tradition chrétienne, ecclésiale, autoritaire, étatique.
Comme le bouddhisme, même Zen, a pu se corrompre ou se pervertir dans son alliance intéressée avec des états militaires, comme le Japon militaro-fasciste, le christianisme pastoral et patronal n’en finit pas d’ingérer sa violence primitive.
Les croisades contre les hérétiques, les inquisitions meurtrières, ont forgé ce destin du christianisme d’état, apte à étayer la colonisation interne par l’économie.

Bien loin qu’il n’y ait qu’une unique tradition chrétienne, qui colorerait l’Europe du grand marché, il y a d’abord un christianisme d’ordre qui a accepté l’armistice économique comme le champ d’une nouvelle unité œcuménique, catholiques et protestants unis pour l’enrichissement salutaire. Christianisme d’ordre de patronage qui prospère sur l’anéantissement d’un autre christianisme refoulé se revendiquant du christ pauvre, de l’humain en lutte contre l’économie.
Ce christianisme du pauvre, le communisme anti-économique, étant l’autre tradition chrétienne de l’Europe ; tradition traquée et pourchassée.

Ce collage, par amour de l’autorité, permet alors de penser la religion du capitalisme en termes de capitalisme comme religion.
L’économie du capitalisme désigne le retour des plus anciennes formes de discipline & de contrôle des religions politiques.
Car le système économique (du capitalisme) est un ordonnancement religieux.

Pourquoi doit-on envisager le capitalisme plutôt comme une religion que comme un système technico-économique ?

L’affirmation, que nous allons expliciter : capitalisme = religion, techniquement : un système monétaire est une grande théocratie, cette affirmation est d’abord très simple.

Il suffit de décrypter l’économie comme un système d’astreintes, de contraintes, d’encadrement (d’autorité supposée « naturelle »), de détermination des comportements, et de lire correctement ce système de contraintes comme une morale (même si on peut considérer cette morale comme amorale !) pour découvrir immédiatement que l’économie, l’ordre moral qu’elle constitue, est religion.
Ce que veut dire « éco-Nomie » : savoir mettre de l’ordre dans sa maison.
Se retrouve la plus vieille question de l’ordre.

Ainsi l’idée « d’équilibre », d’auto-organisation spontanée (par « le-marché »), d’harmonie providentielle des actions éco-Nomiques (normées donc, encadrées ainsi), ne fait que reprendre le plus vieux thème des religions, celui de l’harmonie divine dans la société respectant les règles morales, le thème de la cosmodicée ou de la théodicée (et on peut dire que la théorie néoclassique de l’équilibre est une théodicée).
La soif de « l’ordre juste », de la paix dans une société respectant les normes morales, la soif de la chaleureuse quiétude familialiste des « proches » de même culture, l’aspiration à la communauté organique néo-corporatiste, etc. voilà des affects religieux qui traversent l’économie & son brouillage idéologique.
Bien que mise au centre de l’analyse économique, la question de l’ordre moral, de son institution, est immédiatement falsifiée en termes de « nature », de processus « naturel » auto-stabilisant.
Énoncer la bonne question, puis la falsifier en termes naturalistes, voilà encore un procédé religieux, fondamentaliste au sens propre (métaphysique).

Pour comprendre l’affirmation du caractère religieux de l’économie, il faut décentrer la vision idéologique (religieuse) de l’économie comme « système de liberté », voire, selon Adam Smith « meilleur système de liberté naturelle », et en venir à une description radicale où l’économie peut s’analyser comme « cage de fer » (Max Weber, Franz Kafka), « boîte autoritaire », etc.
Notre thèse, économie = sphère de moralité, exige de critiquer la philosophie “classique” de « la liberté » ou de l’humain sociable pensé comme « libre dans ses chaînes », théorisé comme « conscience auto-suffisante », fermeture sur soi inaliénable, etc. Notre thèse exige de critiquer l’idée optimiste, voire gonflée, que l’humain ne serait pas déterminé par les contraintes sociales mais serait indifférent à elles, « intouchable » en tant que conscience libre.
Comment encore imaginer que “l’humanisme” aurait quelque valeur ?

Ainsi l’évaluation numérique des agents ne serait pas une atteinte à « la liberté fondamentale », ne serait en aucune manière une conformation, un conditionnement, mais ne serait qu’un outil de gestion sympathique, moderne, rationnel, etc.

Jacques Fradin Économiste anti-économique, mathématicien en guerre contre l'évaluation, Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme.
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