La frontière serbo-macédonienne. D’une gestion des passages à la gestion de l’attente

DEROOTEES - Episode III

paru dans lundimatin#112, le 13 mai 2019

Suite du voyage à l’envers de Sarah et Sophie sur la route des Balkans en 2016. Après la Serbie, cette semaine elles racontent les filets macédoniens. A la suite d’un grand mouvement de mobilisation de locaux, destiné à soutenir matériellement le passage des migrants, les autorités ont refermé les frontières. Ce qui a transformé le pays en lieu d’attente pour les milliers de personnes qui espéraient continuer leur route. Sarah et Sophie témoignent ici de la réalité de ces camps devenus des lieux de vie, de ce que cela implique de passer cette frontière et de l’auto organisation des autochtones pour venir en aide aux migrants. La totalité de leurs témoignages sur la route des Balkans est disponible ici.


Montagnes greco-macédoniennes

Pour beaucoup de ceux que nous avons rencontrés, la Macédoine renvoie à des souvenirs douloureux, traumatiques et représentent une des étapes les plus difficiles de leur trajectoire. « Macedonia, no good, no good, Police no good, no good » sont des phrases entendues par centaine… A l’image de l’histoire de Manal et de sa famille, venue de Syrie, que nous avons rencontrée à Kelebija. La famille, soit plus de dix personnes dont des enfants très jeunes qui n’ont pas plus de trois ans, quitte la Macédoine et marche pendant trois jours pour rejoindre la frontière avec le Kosovo. Les nuits passées dans la montagne et le froid sont difficiles à imaginer, et pourtant bien réelles… A la frontière, ils trouvent un passeur qui les emmène dans un taxi quand la voiture se renverse et qu’ils doivent finir à pied… Nous aussi, on en est restées bouche bée. Et pourtant, cette histoire n’en est qu’une parmi tant d’autres…


A Gevgelia (à la frontière greco-macédonienne), un panneau met en garde les migrants contre les dangers de la voie ferrée

Pour les tout aussi peu chanceux qui se trouvaient en Macédoine au moment de la fermeture, ils sont désormais piégés dans les filets macédoniens, mettant un terme à leur migration. Deux camps de transit aux frontières Nord (Tabanovce) et Sud (Gevgelia) se sont transformés en camps en dur. Les tentes du UNHCR ont été remplacées par des conteneurs blancs, type algeco. Le provisoire a laissé place à l’installation, à la durée, à l’attente. A Tabanovce (frontière serbo-macédonienne), nous rencontrons plusieurs de ces personnes prises au piège : ils sont là depuis plus de huit mois. Littéralement prisonniers des terres macédoniennes qu’ils ne peuvent quitter, comme un oiseau dans sa cage, ou, plus fatalement, comme un détenu dans sa cellule… En effet, certains n’ont plus assez d’argent pour continuer la route, souvent après s’être fait dérober tout ce qu’ils possédaient par les bandes mafieuses. D’autres ont peur de passer, car ils doivent s’en remettre aux réseaux de passeurs réputés peu aimables qui surveillent la zone frontalière (à Lojané, au Nord), souvent en accord avec une police qui préfère de ne pas agir que de réveiller de vieilles tensions ethniques…


Le camp de Tabanovce (à la frontière serbo-macédonienne) où une centaine de personnes sont bloquées depuis plus de huit mois par la frontière fermée, le manque d’argent et les réseaux de passeurs criminels.

A Tabanovce, ce sont 133 personnes qui vivent dans de petits conteneurs blancs. Dans l’un d’eux, ils sont une famille de sept irakiens à vivre. Les deux parents dorment à même le sol. Les deux filles les plus âgées partagent le lit du haut, tandis que le lit du bas est réservé aux trois autres garçons. L’accès à l’électricité et le chauffage dans chaque conteneur sont deux éléments de la transformation du provisoire en définitif, comme une façon de rendre un tout petit plus commode et supportable l’installation en apportant un minimum de « services », sans en faire trop. Quoi qu’il en soit, cela reste insuffisant et inadapté. Comment imaginer cette famille vivre depuis huit mois dans huit mètres carré ? Comment imaginer que la vie puisse reprendre, alors qu’ils n’ont aucune information sur leur devenir ? Tant bien que mal, entre provisoire et définitif, quand la réalité du terrain devance l’incertitude, le quotidien existe et se recrée, de fait et malgré les interrogations, les peurs, les souffrances. Les enfants vont à l’école et apprennent le macédonien. Les femmes cuisinent… Les ONG sur place proposent des vêtements, de la nourriture, quelques activités. Le lieu semble inchangé depuis huit mois, suspendu par l’attente, l’hésitation. Un non-lieu perdu entre deux espaces-temps. Cette incertitude freine les actions des grandes ONG : faut-il améliorer les structures existantes, ce qui se conçoit dans une vision à long terme du camp, ou faut-il le laisser tel quel, lui apporter quelques légères modifications afin de rendre l’hiver moins douloureux, en pensant que d’ici quelques semaines, tout le monde sera parti ? La question est toujours celle-là : si on commence à s’installer, cela signifie que l’on va rester. Or, tout le monde espère passer et ne souhaite s’installer définitivement que dans le pays-refuge de son choix. S’installer reviendrait donc à se résigner et à accepter l’attente indéfinie, mettant un terme à la migration. Le plus difficile est de savoir quand tout cela aura une fin, autrement dit, quand la frontière ouvrira de nouveau. Et à cela, personne n’a la réponse, malgré les rumeurs les plus folles qui peuvent circuler (« La frontière va bientôt ouvrir ! Mais qui t’a dit ça ? Tout le monde le dit ! »…). En attendant la décision officielle, des volontaires macédoniens sont partis à Vienne pour témoigner de la situation des deux camps aux frontières et pour trouver une solution pour ces familles bloquées, en négociation avec l’Union européenne, seule entité dont dépendent les décisions… Ici et là, des initiatives fleurissent et grandissent, en cultivant la solidarité et l’aide, en luttant contre l’absurdité des situations, au niveau local comme au niveau national.


A l’entrée du camp de Tabanovce : le panneau-vitrine d’une mobilisation internationale des grandes ONG dont le rôle est ambivalent et mérite d’être questionné…

Aujourd’hui, malgré la fermeture du corridor migratoire, on estime qu’une vingtaine de personnes franchissent la frontière par jour, sillonnant les montagnes, se trouvant captifs d’une bande de criminels, et redoublant de vigilance pour éviter les contrôles de police. Le long de la voie ferrée, terrible et étroit couloir donnant sur la Serbie, les voyageurs peuvent s’arrêter à Veles, à quelques cinquante kilomètres de Skopje. Au bord de la voie ferrée, la maison de Lenče est devenue un refuge, une pause permettant de reprendre quelques forces. Lenče nous accueille un matin, chez elle, là où elle a vu défiler des centaines de personnes. C’est elle qui a découvert, un jour d’avril, les 14 corps morts sur la voie ferrée… Et c’est elle qui a tenu à organiser des obsèques et à les enterrer selon les rites musulmans. Elle nous montre des photos de l’enterrement : « No name, no name », répète-t-elle tristement, face à ces corps anonymes couchés dans un linceul blanc. Après cette morbide découverte, elle se met en lien avec la plateforme « Help the Refugees in Macedonia » et rencontre Milica et d’autres. Ensemble, ils organisent un vaste réseau de solidarité : particuliers, mais aussi grandes ONG et magasins de la région, envoient des dons directement chez Lenče. Son garage se transforme alors en « warehouse » aux dons qui se comptent par centaines : de quoi manger, de quoi boire, de quoi soigner, de quoi habiller. Lenče est, à n’en point douter, une femme d’exception. Depuis 2013, elle accueille, écoute, renseigne, cuisine, soigne ceux qui passent devant chez elle. Elle est connue de presque tous ceux qui empruntent cette route et qui se passent le message. En plus de gérer ça seule (avec l’aide de sa famille et de quelques amis) et de procurer une aide d’urgence, elle se débrouille pour réunir des familles déchirées entre la Macédoine et l’Allemagne ; pour laisser un père et ses fils dormir à l’hôpital alors qu’ils sont sans abris et trop fatigués pour continuer la route ; pour retrouver grâce à des photos la sœur d’un jeune garçon alors qu’ils ont été séparés lors du passage à la frontière… Une femme d’exception, on vous le disait. Parfois, elle nous regarde en disant à quel point elle est fatiguée, elle qui garde toujours un œil ouvert sur la voie ferrée, au cas où un migrant pointerait le bout de son nez, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit…

Les rencontres de ces deux femmes, Milica à Skopje, et Lenče à Veles, n’ont pas fait que m’enthousiasmer. Elles sont aussi des sources d’inspiration sans précédent, des sortes de grands modèles auxquels on aimerait ressembler ; elles sont de ces exemples de batailles quotidiennes, d’engagements citoyens et humains qui gagnent, par la force et le courage. De ces femmes, ordinaires et pourtant exceptionnelles, qui ont osé se battre pour leurs idées et qui ont tout fait pour les mettre en place, malgré les temps politiques durs et hostiles aux contestations. Ces deux femmes ont partagé avec nous un bout de leur histoire et s’ajoutent à toutes ces petites lumières déjà rencontrées et qui n’en finissent pas d’éclairer notre route… Et qui font de l’insupportable et de l’inhumain un terrain, une matière pour penser le monde et le changer…


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