La fatigue d’être français

Fragments pour l’avènement du peuple qui manque

paru dans lundimatin#189, le 29 avril 2019
§1

Que faire ? — Dans l’état actuel de fatigue généralisée, la question politique n’est plus « Que faire ? » qui est devenue une question rhétorique qui accompagne le haussement d’épaules et le mouvement des yeux qui montent au ciel – c’est-à-dire le dépit, l’impuissance, la résignation et l’ennui. On y entend résonner la voix d’Anna Karina dans Pierrot le fou, le charme en moins, et qui répète, et qui répète... Qu’est-ce qu’on peut faire, donc ? Passer à la question suivante, comme dit Deneault. Première résolution. Parlons d’autre chose : parlons de ce qui nous arrive. Comment être digne de ce qui nous arrive ? C’est la seule question politique intéressante.

[Illustration : Magritte, La reproduction interdite, 1937.]

§2

L’identité pleureuse : le français comme symptôme. — Dans la France d’hier, on n’observe plus qu’une lente dérive des races opprimées et une petite élite d’oppresseurs lourdauds qui se plaint d’être persécutée par les opprimés. Le français traîne sa race derrière lui comme une vieille carcasse dans le désert. Le passé mort est tout sur ses épaules, et lui n’est plus rien. Son âme est pleine du calcaire des couches de siècles blanchis – on croit voir que le temps y est bouché. L’âme est vaporeuse, rompue, dynamitée de ses débris. Et péniblement, à la corde, le français hâle son fardeau mensonger de l’universel. Il a l’air las et le dépit prononcé de sa vieillesse identitaire. On demande encore : que peut la France dans le nouveau monde ? Pour l’instant : un Grand Débat. La provincialisation de la France entraîne avec elle une flambée de l’insignifiance solidaire d’un identitarisme geignard plein d’effets paradoxaux. Le français d’hier est le produit monstrueux de la rencontre d’une âme agonisante qui n’en finit pas de mourir et de le ratatiner, et d’une âme à venir qui n’en finit pas de naître et d’annoncer les jours heureux. Sous le masque des sanglots affectés, on l’a vu s’ennuyer. Et sous le poids des fardeaux inventés, on le voit qui s’épuise. Il titube, commence à s’écrouler, a du mal à digérer, voudrait bien dormir mais sent qu’il faut se relever. Comment ? La plainte – comme une écharde enfoncée que ses gros doigts ne peuvent pas retirer. Encore la plainte – qui se tord comme un vers dans sa poitrine et lui remonte en forme de prière. Il pense : trouver une forme plus pure à sa plainte. Hurler, peut-être. Renouer avec l’aptitude à hurler pour adorer de nouveau. Et aimer, et admirer l’obstination du bétail qui hurle à la vie quand on l’envoie à l’abattoir. Ça n’est pas la bête qui est stupide, c’est l’homme et ses demi-raisonnements. L’âme doit continuer à aimer, même à vide, fût-ce sa plus profonde part animale pour ne pas être précipitée dans les enfers. Il lance : assez soupiré, je te tiens dignité ! Les derniers restes d’humanité seront bientôt trouvés dans la fureur de l’animal.

§3

L’identité qui manque : l’indigène comme remède. — Qu’est-ce qui vient porter l’inconfort dans le coeur encombré du français qui croise un indigène dans la République ? Qu’est-ce qui le met à la gêne ? Que l’indigène n’est pas pitoyable. Qu’il ne suscite plus chez le français ni pitié, ni royale condescendance. Que sa souffrance, l’indigène ne la donne pas en pâture aux bons sentiments. Parce qu’il sait l’art de la faire à l’envers : quand le contre-don complaisant est une autre manière d’asservir, effectué à la seule condition qu’il en résulte la reconnaissance d’une dette. « Tolérance », « bienveillance », « accueil », « diversité » sont les mots d’un petit-maître qui s’obstine à vouloir jouer les beaux-rôles. En feignant de souffrir la différence de celui qu’il oblige, le petit-maître croit enchaîner l’indigène à son ingéniosité langagière. Il n’est pas débonnaire ; il est français. Si nerveusement dominé par son humeur nationale et perdu dans les grandes échelles de son histoire mondiale. Ah, l’atavisme français qui voudrait persister sous d’autres formes ! voilà qu’il achoppe sur quelque chose de nouveau ! Face au particulier de l’identité indigène qui s’invente, le français se heurte à sa propre particularité. Il commence à ressentir un manque essentiel. Et l’autonomie conquise de l’indigène qui parle pour lui-même est impardonnable à l’esprit de ce français si miséricordieux, si charitable, si chrétien, si engagé dans le monde, qui découvre brusquement que son jugement est superflu à l’action de l’autre. Que tout n’est pas à la merci de son infinie humanité. Que le FMI des souffrances mondiales n’existe pas. Que la souffrance existe, mais qu’elle n’est pas universelle a priori – et il y a de bonnes raisons de ne rien céder au Grand Déballage marchand pour lui préférer la politisation de la souffrance : son passage du côté de la puissance et de l’action collectives. Alors c’est comme un coup d’arrêt dans la prédation du français. Il croyait s’être réinventé chrétien par son astucieuse mutation théologico-politique : chaque nation, a dit un Voyant, possède sa tartufferie particulière qu’elle appelle ses vertus. Il croyait, pour son salut, pouvoir coloniser jusqu’au monde de la vie des souffrances indigènes. Habile technique pour ne pas perdre complètement la race ! Mais voilà qu’après s’être libéré de sa barbarie lointaine, on résiste désormais à sa civilisation. En son sein ! La situation est inconnue. Et pour le moment, le français supporte mal ce nouveau monde désencombré de son fardeau – cela explique, pour une part, sa grande fatigue identitaire et ce qu’il nomme lui-même son « nihilisme ». Qui donc lui soufflera l’opportunité historique à frayer dans ce nouveau monde ? Qu’est-ce qui lui fera éprouver tout le sens réjouissant à épouser la résistance à ce qu’il persiste à être ? L’indigène comme remède est la chance irrémédiablement partagée d’un être-autre, d’un destin qui manque tellement, d’un devenir politique tout à expérimenter. En attendant, nous dirons que c’est la proposition politique de l’égale-dignité – « l’égalignité » dirait peut-être un philosophe.

§4


La société de la satire.
— Sur les plateaux, les ondes et les tribunes, on pose avec sérieux et gravité. Aux mêmes endroits, sur les réseaux, on est avec raison objet de satire. Le sérieux et la gravité surjoués deviennent un moment de la satire généralisée. Le spectacle de la société a trouvé dans la satire son genre déterminé. Partout, il devient impératif de jouir de l’impuissance et de la peine des hommes pour exister un peu, être heureux puis déprimer. La grande facilité d’écrire des tweets, de publier des posts et tout ce qui nous passe par la tête a achevé d’engendrer un nouveau type d’homme et introduit dans le monde une « terrible dislocation des âmes ». Libérez tout, le Dieu de l’Internet reconnaitra votre valeur ! Ça n’est même plus un commerce avec des fantômes – le doux commerce des lettres qui pacifiait encore le désir des coeurs amants. Ce sont nos fantômes qui se sont mis au commerce et luttent, avec passion et dans une concurrence inégale, pour la reconnaissance de leur misère. Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de la sensibilité minable se manifeste comme une immense dépense d’indignations, d’auto-séduction fragile et de souffrances nulles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation divertissante, précaire jusque dans son divertissement. Tout ce qui s’est éloigné dans une représentation s’est perdu dans la fantomachie de l’anesthésie globale. Le cours de la sensation a chuté ! On s’échange les bons mots préparés, les sentences et les petites misères, timidement d’abord, ne pas perdre la face en public tout de suite, et puis fièrement ensuite, grisé par l’appât lointain du buzz. Misère ! S’écrie-t-on en choeur. Il est difficile de résister aux obligations de son temps. Chacun sent bien que cet air est irrespirable. Mais tout le monde y revient étouffer, par acrasie, comme pour être sûr qu’on y étouffe, sentir qu’on ne sent plus rien, et trouver tout cela décidément fatigant. Pour notre malheur, cette vie-là est réelle ! Elle s’étale un peu partout dans l’existence. Dans les services, qui sont une bonne part du travail en France, on travaillait encore par divertissement. Ce divertissement lui-même est devenu trop fatigant. Homo ludens est dans le même temps homo burnoutus qui réclame son bon droit à la déprime. Misère ! se moque-t-on en choeur, toujours avec raison. Marx écrit quelque part que les grands événements – qui selon Hegel se répètent toujours deux fois – se manifestent d’abord comme tragédie, puis comme comédie. Peut-être faudrait-il ajouter aujourd’hui un troisième temps à la répétition pour que le mouvement historique du spectacle soit complet : d’abord la tragédie, puis la comédie, enfin la satire. La société de la satire est une société où l’on ne sait rire de rien, mais où l’on se moque de tout. Pardon du jeu de mots.

§5

L’insupportable.— La société de la satire obligée, du bonheur à la carte, affiché partout, vendu tout le temps, au point de ne plus rien signifier, n’a pas suffi à la domestication des corps, des coeurs et des esprits. De temps à autres, l’idéologie bute sur des os. Elle rencontre une résistance au libre-déploiement de son flottement indistinct : la rugosité de la matière sociale, l’âpreté du corps politique et le chant perçant des coeurs humains déchirent enfin la nappe cotonneuse de l’idéologie. Cela ressemble à de la chimie appliquée à la politique. Appelons cela l’insupportable, ou le point de saturation du malheur des hommes. Une énorme bulle spéculative s’est formée par l’effet de l’accumulation des souffrances individuelles. Dieu merci, le gant de fer enfilé par la main invisible de son marché a fini par faire éclater la bulle. Le peuple sent parfois que son malheur est absurde. Mais tout de même : on dirait que personne ne veut être le startupeur joyeux de sa vie nulle, l’auto-entrepreneur de ses plaintes légitimes. Absurde, sans doute, le malheur des hommes ne peut pourtant jamais demeurer longtemps « un reste muet de la politique ». Il ne le peut au sens moral d’une obligation, au sens où il ne le devrait pas. Il ne le peut surtout en vertu d’une impossibilité structurelle et politique : à gouverner par le malheur, on réveille les morts. Les vieilles archives des souffrances passées ont été rouvertes : elles sont comme les énergies fossiles des luttes présentes – une des causes du réchauffement politique actuel. De nouveaux savoirs se forment pour rendre autrement visible, énoncer à nouveaux frais ce qui restait enfoui sous l’épaisseur triste de la vie argileuse. Enfin, la vie de ce qui est mort se meut hors de soi pour ranimer ce qui était épuisé. C’est un invariant anthropologique que les experts en arts de gouverner et les théoriciens du spectacle doivent désormais admettre. Un invariant qui est la condition inébranlable de toutes les variations possibles des formes humaines : même entièrement asséché, raréfié, desertifié, le politique ne consent jamais complètement à son anéantissement pur et simple, à sa propre dissolution par la politique. « On ne tient pas éternellement une société avec BFM, de la flicaille et du Lexomil ! » avait synthétisé Lordon.

§6

L’esprit du rond-point. — Les idiots débattent et bientôt les ministres feront le point. Les Gilets Jaunes sont sur les rond-points et les anthropologues d’Etat glosent sur la détresse. Mais où sont les philosophes qui élèveront le rond-point à la dignité du concept ? Le rond-point n’est ni le point de départ, ni le point d’arrivée. C’est un ralentisseur, d’abord, où s’embranchent plusieurs lignes de fuites, ensuite. Le giratoire de l’existence contre le gyrophare de l’Intérieur. On peut tourner longtemps en rond en attendant Macron : le plaisir des sens selon Devos. Rond-point : « Place circulaire dont le centre est souvent occupé par une fontaine ou un monument ». Les gilets jaunes se sont-ils édifiés en monuments aux morts ou en fontaine ? Monument aux morts : « Édifice élevé par une communauté à la mémoire d’un ensemble de personnes appartenant à celle-ci et qui ont été victimes d’une catastrophe ». Fontaine : « Eau vive qui vient d’une source et se répand à la surface du sol ». La seule manière de retenir quelque chose du néant actuel de la politique, c’est d’avoir la force de l’attaquer partout, de la submerger partout. Chaque génération est sommée de s’inventer sa tâche, de se faire sa politique. Le devenir-révolutionnaire est un délire collectif : on dirait qu’on étouffe, qu’il faut sortir pour respirer un peu l’air libre et renaître avec les autres. Tenir les places et en changer, disparaître, réapparaître partout là où ne l’attend pas : c’est le propre d’une politique du peuple qui manque. Dans son appel à la disparition- réapparition, le collectif Rosa Parks ne s’y est pas trompé. Sur les rond-points et les avenues des grandes villes, les Gilets Jaunes non plus. Au loin, on a même entendu le poète s’exclamer : oh la superbe célérité de la perfection des formes et de l’action !

§7

Le désenchantement de la République. — On dirait que la police s’évertue, du mieux qu’elle peut, à faire que la République ressemble à la République. Pieusement. Le CRS s’efforce de respecter les règles. Et la République commence vraiment à ressembler, non plus à l’idée dont elle se pare, mais à la République réelle qui s’élabore depuis des décennies dans les quartiers peuplés d’indigènes. Et cette réalité frappe le premier aveugle, et pénètre les esprits. Primée pour son oeuvre chaque samedi, la police de l’Etat se montre toujours plus nettement pour ce qu’elle est : l’institution de mercenaires en crise, de condottiere de misère, d’entrepreneurs de violence fatigués. Le lynchage, les mutilations, sont comme des rites républicains effectués dans le seul but de sauver le vide substantiel de l’idéal républicain. Et le policier est pareil au chrétien que la grâce a abandonné. Il frappe, il matraque, il joue son rôle, honnêtement, cela est certain, avec ce sens du contrat que la chefferie de la Castagne nomme faussement « sens du devoir ». Mais dans sa crise, le tâcheron lui-même commence à ne plus y croire. Le soir, il cache mal sa honte de présider encore le repas de famille. Une acédie policière, rendez-vous compte... Qui l’eût cru, que le policier aussi avait une âme ? Il frappe, il matraque, comme on sauve des rites lorsqu’ils n’ont plus de contenu : quand le sacré républicain s’en est retiré. Cette République-là qui viole toutes ses promesses au prétexte de les sauver est en passe d’éclater de toutes les baudruches gonflées de sa sale morgue. La cause de toutes les grandes révolutions, dit quelque part un grand écrivain, est à chercher dans l’usure de la cohésion qui favorisait la satisfaction artificielle des âmes. Le tyran tient toujours mais la République craque. Partout où l’occasion se présente, ses tâcherons lui feront défection. Il n’a plus à son service que des Rastignac d’école de commerce, des traders du cours de l’opinion sondée, et dessous, des êtres contraints dont le cœur, si formé à la servilité, commence à être ailleurs. Lui-même sent bien que les puissances qu’il sert finiront par lui coûter sa peau. La moindre de ses actions ne fait qu’exposer toujours mieux son infériorité morale et spirituelle. Et « les meilleures armées qui soient sont celles des populations armées ».

§8

Grammaire thymotique des résistances à l’ordre. — Chacun demande pour son compte la convergence des luttes et des délégations. Pratiquons plutôt les rencontres et les pourparlers. Il n’y a rien de démocratique à faire remonter aux cabinets ministériels, il n’y a que nos vies qui veulent être remontées. Seules les alliances aberrantes savent faire trembler l’ordre. Mais la révolution ne passera pas par le ventre gâté des cervelles étroites, « la maladresse dans la lutte » de la détresse française. Il faut nervurer cette détresse et lui faire deviner ses véritables lignes de dignité. Dans l’état avancé de décomposition des vies ordinaires, la défense des intérêts des petits blancs révèle sa cécité. C’est là un point de bascule idéologique et politique qui indique en creux un point de bascule stratégique à partir duquel les forces engagées doivent produire un effet de levier. La défense des intérêts des « petits blancs » comme groupe spécifique de la masse exploitée aura été rationnelle le temps d’une certaine séquence de domination raciale-néolibérale. Elle ne l’est plus qu’en apparence. En réalité, cette défense acharnée finira tôt ou tard par sacrifier, à leur tour, ceux au nom desquels elle s’exerçait en sacrifiant les indigènes. C’est ce dont les Gilets Jaunes peinent encore à prendre l’exacte mesure. L’étau se resserre et on n’en peut plus d’attendre. Le projet décolonial est une voie pour s’en sortir, une proposition politique qu’on n’attendait pas. C’est une chance parfaitement rationnelle qui se déploie à deux niveaux, pour tous : matériel et spirituel. La déchéance de l’intérêt matériel du petit blanc met au jour, de façon encore indécise, la dimension spirituelle de sa résistance. Contraint par cette déchéance, le gilet jaune lutte pour sa dignité et il a raison. C’est une grammaire morale, thymotique, de la résistance à l’ordre qu’il faut y repérer. La politique n’est pas, n’a jamais été, qu’un rapport de luttes entre intérêts matériels divergents. De leur côté, les indigènes qui ont su conquérir par effraction de nouveaux espaces publics ont subverti le bon ordre et le bon droit de l’omnipotence blanche, au sein même de ses résistances. Parce qu’ils redéfinissent les règles de la pratique politique, ils sont une chance de nouvelles formes de vies, de manières de penser, d’agir, et même de percevoir. La proposition du PIR [1], et plus particulièrement « l’amour révolutionnaire » d’Houria Bouteldja, est tout entière du côté de cette création politique. Les créateurs, on le sait, « sont ceux qui créèrent les peuples et qui accrochèrent une foi et un amour au-dessus d’eux ». C’est ainsi que les créateurs indigènes d’aujourd’hui, par-delà toutes les tentations d’ensauvagement qu’ils aient pu ressentir en eux comme de possibles réponses, servent la dignité humaine et sa part incertaine d’éternité. Qui n’entend pas dans l’ouvrage de Bouteldja cet appel remarquable, de toutes ses forces, à l’avénement d’un peuple qui manque ? Ceux-là qui ne l’entendent pas sont des privilégiés recroquevillés, accrochés à leur monde qui déjà croule – ou bien de mauvais stratèges, médiocres qui, par définition, ne jugent des événements qu’en regard de leur propre complexion : médiocre. C’est contre tout ce rapetissement de la vie commune que les Indigènes ne cessent pas de s’élever. Ils ne sont pas l’avant-garde, mais le prélude d’une politique du peuple qui manque : un mouvement de masse qui veut oeuvrer à l’institution fabuleuse d’une communauté « sans organes », par l’égalisation ethno-raciale des dignités, l’insinuation dans chaque forme de conflit social et de contestation (politique, syndicale, religieuse, journalistique ou artistique), autrement dit par la précipitation de tout ce qui peut mettre en péril l’ordre racial-néolibéral de l’Etat-Nation. Les Indigènes signent l’aspiration véritable d’un peuple qui manque qui se fait événement : la fin de la politique, c’est-à-dire sa destitution. Il n’y a pas plus authentique que ce désir irréparable de faire de la politique, pour y mettre fin : une fois pour toutes. On rêve encore. Mais franchement, quelle fête ce serait !

§9

Les mots et leur pouvoir — Les mots ont un pouvoir, mais pas celui qu’on croit. Ils changent le monde, ils changent la vie, mais pas comme on croit. Les mots ont une vie propre, qui ne répond plus de nous. Nous les cherchons et ils nous trouvent, nous tombent dessus comme des visions. Les mots sont des expériences : ce ne sont pas des outils, ce sont plus que des sentiments. Que sommes-nous capables de dire et de voir pour aujourd’hui ? « Peuple qui manque », « amour révolutionnaire » : ces mots sont beaux, ces idées belles, il faut tâcher de leur donner une syntaxe, un contenu politique. On n’écartera pas le fait que ces expressions renvoient à des figures de l’indéterminé. Et l’on n’est jamais loin des « déserts glacés de l’abstraction » à errer de ce côté-ci. Les stratèges politiques et la grande famille du rationalisme philosophique le savent bien, qui tiennent justement l’indéterminé pour une plaie : de l’action comme de la pensée. Et pourtant. On ne peut se défaire de l’intuition que ces indéterminés-là disent quelque chose de net, précis, qu’ils réchauffent nos coeurs de mieux nous faire éprouver le monde effectif et tout ce qu’il recèle encore de possibilités nouvelles  : « je ne voyais pas une couleur moins terne, mais je sentais comme un effort vers une couleur moins terne, la pulsation d’un rayon hésitant qui voudrait se libérer ». De là peut naître un nouveau régime de vision. C’est que ces mots doivent répondre à un problème politique. C’est qu’ils sont comme d’antiques repères qui nous feront passer les déserts croissants de la politique et les repeupler. Mais tant qu’ils ne seront pas repris d’une manière ou d’une autre par des luttes, tant qu’ils ne mordront pas sur quelque chose de réel, tant qu’ils n’auront pas offert une prise sur ce monde-ci et les stratégies qui le traversent, ces mots-là ne valent rien. Tant qu’ils ne secoueront pas les consciences au milieu d’une phrase, au détour d’une lecture ou par l’entremise d’une parole, ces mots-là ne font rien. Amour révolutionnaire : il fallait que ces mots sortissent de la bouche d’Houria Bouteldja pour être insoupçonnables d’être entachés d’une quelconque sentimentalité mielleuse – on imagine très bien un Raphaël Glucksmann, par exemple, pouvoir dire aujourd’hui ces mêmes mots avec une portée nulle, par l’effet seul de la « faiblesse de sa cervelle ». En politique, les mots sont moins importants que ceux qui les disent, que les dispositifs de pouvoir qui les engagent et leur confèrent l’effectivité d’une forme d’expression. Et c’est toute la grammaire des luttes et des stratégies qui est à revoir, si l’on refuse de persévérer dans notre désespoir. Il faut se situer loin de la politique des états-majors et des politburos, loin des romanciers de l’idéologie et plus loin encore des nouvelles agences de lamentations. Nous ne disons pas, demi-habiles : il faut réinventer la vie. Et pourtant, il est évident qu’il le faut. C’est que nous ne croyons pas beaucoup au « pouvoir des mots » tel qu’il intéresse tant le grand marché actuel de la culture et de l’éducation. Nous croyons au contraire qu’il est temps de résister à l’éclat de leur faux prestige, à la communication débile et aux slogans putassiers, pour enfin les passer au kärcher, les décaper et retrouver, sous eux, la vérité effective des événements. « Indigènes » plutôt que « racisés », « peuple qui manque » plutôt que « place au peuple », « pourparlers » plutôt que « grand débat », « amour révolutionnaire » plutôt que « tous ensemble ».

§10

La langue et l’événement. — Les Indigènes ne sont pas en-dehors de la politique française : ils en sont le dehors, son étrangeté, ce qui la contrarie, la contraint à se transformer et vient enrailler sa mécanique raciste. Les Indigènes se sont mis à parler eux-mêmes. Et cela a surpris tout le monde : « par nous, pour tous ». Nous ferons de la politique. Et il y a encore des poseurs pour se demander ce qu’est l’universel. Et nous vivotons encore au milieu des secousses de cet événement auquel il faudra bien donner toute sa mesure. « J’invente ma langue » dit Bouteldja. Et elle a raison, qui se laisse elle-même inventer par cette langue. « La création se fait dans des goulots d’étranglements » disait Deleuze. Comprenez bien : cette langue, ça n’est pas l’esperanto, pas une autre langue inventée de toute pièce qui flotte au-dessus du monde et de l’histoire. Cette langue, c’est un nouveau style, une nouvelle syntaxe politique : une « langue étrangère au sein même de la langue que nous parlons ». Une langue qui résiste parce qu’elle rappelle en elle la beauté nette qui, depuis lointain, gronde des luttes indigènes. Une langue faite d’amour, de vestiges vivants des consciences passées, de mots qui sauvent et qu’il faut encourager parce qu’ils décapent, nous sortent de l’anémie entretenue du parlage de la communication et nous enthousiasment dans l’acte politique. Une langue à laquelle il ne faut plus résister quand elle vous saisit pour de bon, c’est-à-dire vous dessaisit enfin de l’ensemble de gestes et de paroles confus qui fait de soi un petit informateur des forces de l’ordre existant. Résister encore, oui, mais en elle, à tous les assauts quotidiens de cette passion universelle qu’est le fascisme, l’adoration pour sa si petite et singulière misère, sa coalition à celle des autres et son exposition, la sainte alliance de l’esclave et du tyran. Cette langue, on aussi apprend à la balbutier qui prêtons « l’oreille au bruit croissant du siècle ». C’est notre langue mais elle n’est pas la nôtre. Comprenez-vous ? De grands esprits ont expliqué tout cela. Notre langue, disent les Indigènes, c’est le contraire d’un territoire : c’est une carte pour en sortir. De nouvelles formules pour de nouveaux lieux, respirer enfin le grand air au sein même de la langue : voilà ce qui détermine la langue du peuple qui manque. Nous la bégayons encore ; vous bégayez déjà de l’entendre. Mais ce sont là deux bégaiements de nature différente : l’un est de panique, l’autre de rupture et d’invention. Ainsi les Indigènes devaient-ils entrer dans le siècle politique du Vieux-Monde en travaillant à nervurer l’ancien bloc de granit identitaire qui pèse tant sur l’esprit français.

§11

Chercher la parole perdue — L’événement est là. Il s’énonce, il s’avance, étonnant, il réclame notre parole. La parole est comme l’esprit : elle est ce qui se trouve, et donc ce qui s’est perdu. Chercher la parole perdue est comme appeler de nouvelles cartes et en tracer : une ruée vers l’or des événements. Par la parole perdue, on va aux événements. Et c’est là où la poétique du langage rejoint sans s’y confondre sa politique, la rythme et s’en trouve peut-être même au-devant : cette langue qu’invente Bouteldja est un chemin trouvé, un itinéraire pour tous qu’on avait perdu. Pas une ligne déjà tracée. Mais une inquiétude essentielle : les passants feront le chemin. Parce qu’elle fait jaillir de nouveaux lieux (les banlieues de l’Etat-Nation) par de nouvelles formules (Indigènes de la République), cette langue est esprit au sens fort : spiritualité politique. Elle recrée le monde en donnant à voir et à entendre ce qui n’existait que dans la solitude des consciences indigènes disloquées. C’est un travail intellectuel et politique des profondeurs. Et l’on se demande bien comment il se fait que tous les parleurs du déclin, tous ceux qu’on ne cesse pas d’entendre gémir devant l’assèchement de la pensée, de la politique et son impuissance, y restent encore si sourds. Ou plutôt, on ne se demande plus parce qu’on sait pourquoi : cet esprit-là fait peur. Il oblige dès-ici aux pourparlers. Il réveille, secoue, nous somme de changer d’air politique pour n’en plus crever. Il oblige à l’action, à l’organisation et au collectif. Il oblige à tenter de faire de la politique parce que la dignité, mes frères. Et l’on sait combien dans certaines positions de pouvoir on préfère chasser de panique ce qu’on a entraperçu de vérité sur soi, et s’accrocher lamentablement à ses propres spéculations mensongères, lointaines. Un pays qui fuit par tous ses dispositifs médiatiques la profondeur intellectuelle ne peut qu’apprendre avec effroi qu’il possède une spiritualité politique des profondeurs.

§12

Le grand murmure. — Bien qu’elle renvoie toujours à des agents singuliers, la politique est murmuration collective d’énonciation : dire nous, s’agréger à d’autres existences, faire varier le discours comme un vent dans le désert, chercher une figure à la vie profonde de la communauté. C’est cela l’événement d’une formation discursive politique : nous sommes comme les grains qui dansons entre deux ordres (ciel et terre) ; nous sommes l’ensemble de ces petites perceptions politiques qui ont envahi la conscience et exigent de prendre forme hors de soi ; nous sommes comme un vent d’oiseaux, haletant vers le beau jour, ondoyant, et qui doit devenir. Dire nous : une nuée vers l’or des événements. Mieux peut-être : dire on. Et laisser tonner le grand murmure impersonnel au-dehors. Merveilleuse dispense d’être ! Magnifique déshérence ! Il faudrait dire exactement : on déshère. « On n’en peut plus, on étouffe, on a la tête sous l’eau, on souffre ». Le poète a dit : on étouffe et pourtant on a jusqu’à la mort envie de vivre. C’est que l’événement a toujours lieu en troisième personne. C’est là que se murmure le désir politique des autres formes de vie. Quelque chose arrive, donc, un événement – pas quelque chose à porter, mais quelque chose qui se passe et qu’il faut savoir accueillir pour y prendre part. L’événement, ou la mise en orbite de désirs singuliers. Le problème est pratique : « Comment se faire accepter dans le mouvement d’une grande vague » ? demandait Deleuze. Les indigènes parlent pour eux-mêmes. Entendez-vous le bruit des vagues ? Les français se sont remis à parler. Ils se parlent. Et c’est tout le vieil Océan qui ondule. Quelque chose nous arrive auquel on ne peut donner toute sa portée politique, qu’on ne ne peut ressaisir qu’en se dé-saisissant de la première personne, même plurielle. Une dépersonnalisation de joie et non d’aliénation. Cet impersonnel-là est libérateur : de nous-mêmes et de l’événement, de nous-mêmes dans l’événement. Il n’annule pas la netteté des distinctions, la conscience claire des luttes et de leur historicité propre, des frontières et des barricades. Il en redistribue toute la puissance. Il arrache chacun à sa pure différence singulière tout en le tirant des marécages argileux de l’indifférenciation. « Passion du singulier, patience du négatif » : comment dire autrement que l’idée révolutionnaire n’est pas morte ?

§13

Des armes.— Il n’y a pas de politique sans fabulation. Mais, comme Deleuze l’a bien vu, la fabulation, la fonction fabulatrice en politique ne consiste pas à imaginer ni à projeter une utopie, à réinventer l’idéologie. Elle fabrique des armes nouvelles quand les anciennes sont trop pourries. On n’opposera pas un roman décolonial au roman national. C’est au roman qu’on s’opposera par la fabulation : pas la souche, pas la terre, mais l’archéologie voyante, l’histoire des expériences transmises et les nouvelles cartes qu’on y a trouvées. Et on fabriquera des armes pour maintenant. L’alchimie du verbe et de l’action. Les Indigènes (Bouteldja, Khiari, Ajari) n’ont pas cessé de produire un travail de généalogie politique. On peut dire que « la généalogie consiste toujours à se choisir des ancêtres ». Mais c’est une demi-vérité car ce choix n’a rien d’arbitraire. Opérer un travail de généalogie revient bien plutôt à se laisser choisir par des ancêtres et à refuser de les assassiner en soi. Depuis le début de l’histoire des hommes, personne ne s’est jamais appartenu à soi-même. Et la modernité libérale est une menteuse ! Chacun le sait et l’expérimente : l’âme et le corps sont marqués du sceau d’un héritage. Mais cet héritage est muet. L’action politique est une manière d’écrire son testament, de lui faire dire pour enfin rendre à qui l’on doit. « Nous ne vivons pas pour le plaisir de vivre, que je sache, nous sommes cons, mais pas à ce point » pourrait bien dire un personnage de Beckett. La fonction fabulatrice de la généalogie n’a donc rien à voir avec le roman. Elle ne fait pas rêver d’un autre monde dans nos têtes – on le fait toujours assez tôt tout seul. Mais s’insinue par les coins et les recoins de ce monde-ci au point de le déborder en ses nervures. Elle recrée ce monde par chaque encoignure qu’elle travaille, minutieusement, avec le soin des anciens alchimistes. Elle injecte du possible au creux des luttes fatiguées. Elle perce les sillons tout noirs des grosses canalisations sociales pour ne pas mourir noyés.

§14

Infâme politique. — Supposons qu’un chef d’Etat, par sa morgue satisfaite, enflamme les passions et les désirs endormis de son peuple, le condamne à faire de la politique. Ce chef d’Etat serait-il une chance ? Pour que prenne forme un devenir-révolutionnaire, peut-être faut-il que la politique de l’ordre soit devenue haïssable, dégoûtante, infâme, mais de telle façon qu’elle en appelle un élan nouveau, un amour nouveau. Haïr de tout son coeur la dégueulasserie actuelle de la politique : première détermination d’un authentique pathos de la transformation. « M. Macron, vous êtes haï, vous êtes haï, vous êtes haï ». Quelle haine bienheureuse ! « Ma-cron ! Dé-mi-ssion ! » chante le choeur joyeux des maternelles. Aimer de toute sa haine le peuple qui manque et qui s’invente : deuxième détermination d’un authentique pathos de la révolution. Ainsi surgissent les nouvelles dispositions et sentiments politiques d’un peuple qui manque. Nous en ressentons les éclats, mais pas encore tout le feu. Il reste à en conquérir toute la puissance pour troubler le champ des forces et des stratégies établies. C’est un amour politique qui rend plus apte à percevoir la qualité des événements et dispose à les accueillir. Un amour prêt à découvrir les territoires perdus de la République, les péninsules désertes de son continent noir d’où jailliront les aurores belles de lumières naissantes ; un amour d’en-dessous qui soit en mesure d’aller frayer les entrailles de la République, ses lieux enfouis, effacés de ses plans, et qui tracera les chemins à prendre de ses régions inconnues ; un amour voyant qui dessine les cartes nouvelles de rencontres politiques inattendues ; un amour aberrant qui tressera les alliances intempestives à venir : un amour révolutionnaire. Ça ne veut pas rien dire.

Léo Chi Minh

[1Si elle n’est inscrite nulle part, la ligne éditoriale de lundimatin reste pourtant très tatillonne. Entre autres interdits, celui de publier un article qui ferait l’apologie ou soutiendrait un parti politique : nous tenons à notre totale indépendance. Cette publication a donc suscité de vives discussions au sein de notre rédaction, le texte, dans sa forme et son élan nous est apparu très bon mais son éloge du Parti des Indigènes de la République, sur le fond, particulièrement problématique. Par-delà nos principes, ce que l’auteur semble promouvoir du PIR nous apparaît comme ce qu’il y a de plus faible et réactionnaire. Non pas l’autonomie d’une parole indigène, d’une parole du dehors mais une volonté foncièrement de gauche, trotskiste, à faire de la politique ainsi qu’une idée de « l’amour révolutionnaire » frelatée et empoisonnée qui pose et impose ses conditions, ses catégories, ses identités. Que l’amour, par-delà les conditions et les prédicats reste inaccessible à la forme parti comme à la forme État, dans leur symétrie, ne devrait d’ailleurs surprendre personne.

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