Quand Umberto Eco soutenait l’insurrection

« Mais accuser Radio Alice d’être responsable de la colère des jeunes, c’est comme accuser le festival de la chanson de San Remo d’être la cause de la stupidité nationale : c’est accorder un pouvoir quasi magique aux mass media. »

paru dans lundimatin#49, le 22 février 2016

Alors qu’Umberto Eco est unanimement célébré, nous avons exhumé cet article paru le 25 février 1977 dans le Corriere della Serra. Alors que Radio Alice — radio pirate jouant un rôle central dans la massification insurrectionnelle italienne — est attaquée par le gouvernement, Umberto Eco soutient cette nouvelle forme d’expression.

Les éditions L’Erba Voglio viennent de publier un livre du collectif A/traverso, intitulé : Alice è il diavolo - Sulla strada di Majakovski : testi per una pratica du communicazione sovversiva.

Radio Alice est l’une des nombreuses radios libres surgies à Bologne ; quant au collectif A/traverso, il forme une des composantes du Mouvement, cette frange de la jeunesse qui constitue, pour reprendre une définition très imprécise, « le territoire de l’autonomie ». Ce livre, il va sans dire, est d’un grand intérêt, à l’heure, où précisément, des groupes de ce genre font parler d’eux, à propos des récents évènements universitaires.

Il est difficile de parler de ces choses, quand Radio Alice est accusée de toutes parts de provoquer le désordre (les autoréductions de tarifs par exemple). Mais accuser Radio Alice d’être responsable de la colère des jeunes, c’est comme accuser le festival de la chanson de San Remo d’être la cause de la stupidité nationale : c’est accorder un pouvoir quasi magique aux mass media. Or les mass media, si elles rassemblent, reflètent, corroborent parfois les modes de comportements, si elles renforcent les opinions, ne les produisent pas. S’il existe un festival de San Remo, c’est qu’il existe une petite bourgeoisie repue de fausse conscience qui n’entend rien à la musique ; et de même, Radio Alice existe parce que la colère des jeunes veut se donner ses propres moyens d’expression. Mais la comparaison, paradoxale s’arrête à la musique (et encore ce n’est pas la même musique ! ) Derrière Radio Alice, la fête, la décontraction, la redécouverte du corps, la dignité de chacun retrouvée, l’acceptation ou le culte des différences (de toutes les différences, même celles qui sont incompatibles), les propositions et les problèmes du nouveau prolétariat, les revendications des marginaux. Simplifions pour le lecteur peu au courant de ces phénomènes : derrière Radio Alice, il y a les nouveaux indiens, beaucoup plus que les leaders de 68. Il faut le savoir, car si on lisait ce livre comme un quelconque document, sans le rattacher à la situation actuelle en Italie, on risquerait de ne pas voir tous ces chômeurs, saisonniers, ces hippies trainant dans les salles d’attente des gares, ces corps nus qui recherchent un contact neuf. On ne verrait qu’un nouveau groupe culturel - en train de parler de ces choses avec de nouveaux moyens et un nouveau style d’expression.

« Radio Alice vous propose de la musique, des informations, des jardins fleuris, des propos énormes, des inventions, des découvertes, des recettes, des horoscopes, des philtres, des histoires d’amour, des communiqués de bataille, des photos, des messages, des massages, des mensonges… »

Elle commente ses films préférés : Yellow Submarine et Reviens, Lassie ; elle s’amuse à monter les dissonances les plus avancées avec le Beau Danube Bleu ; elle cite Eliot (« avril, le mois le plus cruel ») à propos d’une grève ; se propose d’inventer « un devenir mineur » et de « raisonner, non par métaphores, mais par métamorphoses » ; se réclame de Lautréamont, d’Artaud, de Sade et de Mandrake…

Une telle lecture serait partiale, imprudente, car, je l’ai dit, derrière le livre et la radio, il y a toute une jeunesse bien réelle, qui se sert du livre et de la radio comme moyen d’expression. Mais on résiste difficilement à la tentation de voir en Radio Alice le dernier rejeton de la lignée des avant-gardes, celui qui découvre de nouveaux moyens d’expression pour réaliser ce qu’on ne trouve plus, du moins à un tel niveau créateur, ni dans les recueils de poésies ni dans les romans expérimentaux.

En réalité, Radio Alice élabore à côté de ce discours et à travers lui, des propositions idéologiques pour la nouvelle révolte des jeunes. Je suis incapable de dire si elle les « produit » ou si elle se contente de les « refléter », tant cette situation est complexe ; pour ne pas abuser, donc, d’expressions comme mouvement, autonomie, nouveau 1968, je dirais simplement qu’il s’agit d’une génération, qui dès son apparition, fait table rase de tout ce qu’il a été dit avant et pendant 1968 : soixante dix-sept moins soixante-huit font neuf ; je parlerais par conséquent de génération de l’An 9.

La philosophie de l’An 9, qu’exprime le collectif A/Traverso, affirme que « le désir aujourd’hui, a pris la parole » ; contre les velléités du pouvoir de « criminaliser » l’acte créateur et le rapport libérateur, cette génération veut pratiquer une écriture « transversale », qui circule, produit, transforme et « libère le désir ». On prend naturellement le mot « écriture » dans un sens très large, on écrit aussi bien avec la radio, avec tout le corps, on écrit pour donner en quelque sorte une expression au « désir révolutionnaire des jeunes prolétaires, des travailleurs absentéistes, des minorités culturelles et sexuelles ». Cette écriture, inévitablement a un protagoniste, le « petit groupe », ce qui réintroduit, en contradiction avec les principes du collectif, la notion d’avant-garde comme référence ; mais ce « petit groupe » suscite la formation d’autres petits groupes (cette prolifération des « têtes de groupes » rend impossible toute définition du Mouvement).

Libérer le désir signifie refuser les carcans de la raison, du sens, de la morale et de la politique, pour retrouver « l’irrationnel sous la carapace de chacun ». L’irruption du désir subversif bouleverse les codes admis, le langage cesse d’être un instrument neutre pour devenir une pratique subversive permanente ; il fait sauter les contraintes du sens, seul moyen d’abattre ensuite la dictature du politique. Par l’écriture collective, par la circulation des nouveaux textes, « par la transmission sauvage », on peint la vie en rouge ; c’est ce que voulait déjà Maïakovski. Cette écriture « maodadaïste » renverse le rapport art-vie : « La vie devient oeuvre d’art ; l’oeuvre d’art authentique est le but infini de l’homme qui se déplace avec harmonie parmi les incroyables mutations de son existence particulière. »

Ces affirmations - que l’espace d’un article réduit fatalement à un collage, qui vaut ce qu’il vaut - appellent quelques observations. D’abord, nous sommes en présence d’une forme de vitalité esthétique, qui présente de curieuses analogies avec le futurisme et d’autres courants italiens du début du siècle, jusque dans la référence indirecte à Nietzsche ; il est ensuite stupéfiant de voir les théoriciens du prolétariat marginal manier le langage le plus cultivé, le plus raffiné de tous, celui qui a le meilleur pedigree ; les comparaisons viennent donc aussitôt : ce sont les nouveaux Marinetti, c’est la nouvelle équipe Lacerba, c’est la réédition de l’Uomo finito et du surhomme Papini. Mais, à la différence de l’avant-garde du début du siècle, ces groupes sont réellement en contact avec une « base », celle de l’An 9, et ce qu’ils disent semble d’instinct accessible, dans toute sa vitalité, même aux incultes ; signe donc que la théorie peut se traduire dans le concert des gestes ou bien que les gestes collectifs inspirent la théorie. Ce rapport, bien entendu, ne va pas sans ambiguïté ni danger, mais on ne peut pas le juger sur des critères qui servent à analyser d’autres phénomènes : il est à étudier entièrement.

Ceux qui auraient, par exemple, une certaine familiarité avec la pensée post- structuraliste française, découvriront à travers une série de citations-témoins la source directe de ce discours : l’Anti-OEdipe de Deleuze et Guattari, avec son arrière-fond de psychanalyse revue à travers une lecture transversale de Marx, Freud et Nietzsche, plus l’Antipsychiatrie, plus la crise de Mai 68, plus le retrait - à Paris, mais non en Italie - de cette pensée sur des positions purement théorique, sans plus de contact avec la pratique politique de masse.

L’intérêt de l’Anti-OEdipe réside dans l’assertion que l’inconscient n’est pas une édifice structuré, comme le voulait la psychanalyse, mais le lieu de la production permanente du désir, lieu d’associations, de destructurations, d’agrégations, de productions, de « machines désirantes » ; l’assertion, toujours, que l’histoire humaine est traversée par ce processus schizophrénique (ne pas confondre avec la schizophrénie), étouffé jusqu’ici par les grandes structures « paranoïaques » qui font tout pour plier à un ordre, à une loi, le flux du désir. On comprendra mieux, à partir de là, la nouvelle opposition : celle que cette génération de l’An 9 trace entre elle et ceux qu’elle rejette en bloc dans les paranoïaques : les ex-jeunes de 68, le PCI et tous l’appareil répressif d’Etat.

On peut penser ce qu’on veut de cette opposition ; pour moi, elle est seulement une métaphore, n’instituant aucune hiérarchie victorieuse. Une chose est claire, toutefois : l’opposition n’a pas été « inventée » par les auteurs de l’Anti-OEdipe, pas plus que la colère des jeunes n’a été fomentée par radio Alice. Les deux théorisations sont entrainées par les faits. Et cette idéologie du désir mérite une analyse sérieuse, pour déterminer la nature des phénomènes asociaux qu’elle sublime : on ne doit pas la liquider, à coup de slogans faciles. De son côté, le collectif A/traverso, s’il réfléchit, devra admettre que sa pratique sauvage a des sources académiques, sinon, on sera en droit de lui retourner l’invective du poète, légèrement retouchée : « écrivain hypocrite, toi, mon semblable, mon frère ! »

Corriere della Sera, 25 février 1977

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