La Causerie de Monsieur Zap 

J’aurais aimé ne jamais écrire ce texte.

paru dans lundimatin#108, le 13 juin 2017

Pour une auto-détermination de l’individu.

Un ami me disait : « ce n’est pas toi qui choisit un sujet, c’est le sujet qui vient à toi ». Je te l’accorde. Mon sujet est là. Il trotte. Il galope. Il s’infiltre, s’immisce dans les ramifications de mon esprit. Il ne me quitte pas. Tel un ver, il creuse ses galeries tortueuses. Elles sont profondes et solides. Peu d’espoir que ce réseau s’écroule. Pourtant, je le souhaite. J’aurais aimé qu’il ne vienne pas à moi, mais parfois les choses s’imposent à nous sans qu’on puisse rien y faire, à part subir.

Subir. Je vis des moments que je n’aurais jamais cru vivre. Des sentiments, des réflexions, des dégoûts, des altérations de mon état. Mes choix sont contrariés. Mes croyances sont affectées. Ma vie est bouleversée.

J’ai perdu mon père, je ne le retrouverais jamais. Sa meilleure cachette.

Pour quoi ce texte ? Je n’en sais rien. Expliquer. Comprendre. Se plaindre. Dénoncer. Accabler. Raconter. Je n’ai pas de plan. Les mots viendront.

Sa mort est un fait social. Le produit d’une structure qui s’est imposée à lui, qu’il a subi, qui l’a contrarié, qui l’a usé, qui l’a buté.

Sa mort est un triste sort. Sa mort est banale. Sa mort est considérée comme la fin probable d’un.e travailleur.se, on se structure, on s’organise pour empêcher, pour contrôler, pour prévenir. Le travail tue, le travail paie, comme disait l’autre. Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment en sommes-nous arrivés à considérer, à caractériser, ce qui ne devrait pas apparaitre ? Pourquoi agissons-nous sur les conséquences et non pas sur les causes des maux ? Devons-nous « souffrir au travail » ?

Les raisons d’une mise à mort.

Le principe d’autorité appliquée. Spoliation de la parole, du jugement et de l’action.

Premiers moments

Mon père était celui qui disait. Nous nous étions ceux qui faisions. Il disait pour ne pas avoir à faire, il disait pour faire (ou faire faire) ce qui lui semblait être ce qu’il fallait faire. Nous faisions. Sans broncher quand il était là. Nous esquivions quand il était absent. Il disait à la maison et se taisait au travail.

Un rôle. Celui qu’on lui a attribué, celui qu’on a attribué à beaucoup d’homme, de garçon. Être celui qui commande, qui décide, être le chef de famille, le référent, le dominant. « Le dominant est dominé par sa propre domination », il se devait socialement de respecter son assignation pour ne pas être hors-norme, pour ne pas être soupçonné de faiblesse, d’un manque de virilité, d’homosexualité, pour être considérer comme un bon père, un bon fils, un bon citoyen, pour être comme tout le monde. Cette assignation est violente et puissante pour un homme. Elle fait agir de manière irraisonnée, cruelle, pour tenir la barre. Violence verbale, violence physique, violence morale. Conservatisme bourgeois de la division sexuelle des rôles.

Mon père est né en 1965 dans le 93. Ma famille paternelle, du côté de son père, comme de sa mère, est banlieusarde au moins depuis mes arrières-arrières grands-parents. Commerçants, boucher-charcutier et quincailler. Mon grand-père, cadet de la fratrie, n’a pas repris l’entreprise familiale, elle était destinée à mon grand-oncle Claude dit « Claudus ». À l’époque, un mariage avait été arrangé avec une fille de charcutier, les deux entreprises devaient fusionner pour une prospérité commune. Des fiançailles, des promesses et puis la guerre. Non pas la seconde, la guerre d’Algérie. Mon grand-oncle est mobilisé, il est envoyé en Mauritanie. Je sais pas grand-chose de cette période, à part qu’il avait acheté une femme le temps de sa mobilisation, puis il l’a revendu avant son retour. Retour à Paris, il rompt les fiançailles et ne reprends pas le commerce. Il passa toute sa vie à ne rien foutre. Célibataire et au RMI. Il avait une trottinette à essence qu’il se faisait tout le temps piquer. Des tâches de javel sur ses pulls. Des meufs. Il riait beaucoup, aimait parler fort, mangeait beaucoup. À sa mort, mon grand-père a été vider son logement, il y avait des rats, un bordel monstrueux. Je crois que Claudus a essayé d’être libre, de faire fi de la norme.

Mon arrière-grand-père maintenait la charcuterie. Mais, il était malade. Il avait chopé un sale truc dans les stalags polonais qui l’acheva dans les années 60. Mon grand-père, non-destiné à reprendre l’entreprise familiale, avait entreprit des études à l’école Estienne. Une école de dessin plus orientée vers la technique que les arts. Claude et Daniel avaient un frère, plus jeune, Patrick. Il devait selon les racontars avoir un bel avenir. Mais, un soir de jeunesse, il fit le con avec ses potos. Grosse maladie, méningite, opération lourde, il faillit y passer le bougre. Au final, il se retrouva diminué physiquement et intellectuellement (enfin je crois). Il me terrifiait gamin, avec son trou dans la gorge et sa voix de rescapé du Vietnam comme le personnage de South Park. Toujours à faire des mots croisés et à nous gueuler dessus avec sa voix gutturale. Aujourd’hui, il est encore vivant et en maison de retraite. Je ne l’ai pas vu depuis le décès de mon arrière-grand-mère en 2000. Je suis sûr qu’il n’a pas changé.

Claudus et Patrick, les oncles de mon père. De drôles de type. Son père, Daniel, mon grand-père. Après ses études de dessin a bossé dans une boite au Sud de Paris, au Kremlin-Bicêtre je crois, un imprimeur. Puis, l’entreprise a brûlé, l’encre était très inflammable. Il est parti bosser dans une autre imprimerie, à Corbeil-Essonnes. Je ne sais pas à quel poste il a commencé, mais ce que je sais c’est qu’il a terminé cadre. Syndiqué à la CGT, il a toujours voté à gauche. Sa première femme, la mère de mon père habitait dans la même ville que mon grand-père. Il se sont rencontrés assez jeunes, se sont mariés tôt, ont fait des enfants tôt. Ma grand-mère n’a pas fait d’études notables, elle a peut-être le bac, je n’en sais rien. Elle est aussi fille de commerçant, son père, mon arrière-grand-père a été champion de boxe française. Ça parait anecdotique, mais c’est une grande fierté pour lui. Ma grand-mère a un frère, qui a fait carrière dans une banque. Elle est devenu agent immobilier, puis dépression, tentatives de suicide, au foyer et femme de ménage.

Mon père est le premier, il a un frère (d’un second mariage) et deux sœurs (dont une d’un second mariage). Mes grands-parents divorcent quand mon père à 11 ans. Cela a été un moment très difficile pour lui. Un événement qui le marquait encore. Un moment qui a structuré et peut expliquer ses pratiques futures. Dès 13 ans, il ne va plus à l’école ou rarement. Nous sommes à la fin des années 70. Il fume, il boit, il se drogue, sort sur P.A.R.I.S., rencontre la musique, les mouvements New-Wave, Punks, Ska. Il est déviant, délinquant, arrêté par la police pour cambriolage et délit de fuite. Mes grands-parents décident alors de l’envoyer en Internat, loin de la tumultueuse Paris. Il y va, mais pas toujours. Mon grand-père me racontait qu’il vagabondait, dormait dans une caravane abandonnée, dans des squats alors qu’il devait être dans son internat. Il s’est tatoué seul, un ange, un deltaplane et un point celui du solitaire, nous disait-il, s’est percé l’oreille avec un bouchon de liège, une aiguille et un glaçon et portait une boucle d’oreille en argent.

Après deux ans d’internat, il obtient un CAP cuisine. Il sort diplômé à 17 ans. Le service militaire était encore obligatoire, mes grands-parents lui font devancer l’appel. Il se retrouve à être jeune commis de cuisine pour un Colonel, un ancien résistant. Cette période il ne la supporte pas non plus. Il se refuse à faire les menus, à faire les courses, à faire de la nourriture maigre, mais pourtant il fait, il n’a pas le choix. Il charge de gras les plats qu’il sert au colonel. Puis, il fait un ulcère violent, il est hospitalisé. Il ne mettra plus jamais les pieds dans une caserne militaire.

Dès sa sortie de l’armée, les injonctions sociales de la bienséance jaillissent. Il doit trouver un travail, un logement. Armé de son CAP cuisine, à quoi peut-il prétendre ? Sa belle-mère, la seconde femme de son père est une infirmière rouge (proche de Laguiller) dans la fonction publique hospitalière arrive à lui obtenir un RDV pour un emploi saisonnier à l’hôpital. Il s’y rend habillé, comme il avait l’habitude de l’être, en punk. Il a été embauché, à condition qu’il s’habille « convenablement ». Il y est resté dans cet hôpital jusqu’en 2007. La fonction publique comme avenir « raisonnable » et « souhaitable ».

L’autorité scolaire, l’autorité parentale, l’autorité judiciaire, l’autorité militaire, l’autorité normative, les autorités ont balisé le chemin de sa vie. Excès de norme, excès d’autorité, excès de contrôle social, il tente une première fois de mettre fin à ses jours en gobant des médicaments, il n’était alors qu’un jeune homme dans ces putains d’années 80 !

1984

Ce contrôle social n’a pas cessé, il s’est transformé. Il l’a intériorisé. Perfide, pernicieux, mon père a agi, comme il se devait d’agir.

Deuxièmes moments

À l’hôpital, il a rencontré ma daronne. Elle était secrétaire médicale, lui était brancardier ou quelque chose comme ça. Ma mère, au moment de leur rencontre, était mariée et avait déjà un enfant. Elle divorça, se mirent ensemble et habitèrent ensemble dans une cité HLM à mauvaise réputation dans les années 80. Les photos d’eux de l’époque témoignent d’une période heureuse. Ils souriaient, riaient, s’aimaient. Peut-être les plus belles années de sa vie. Il faudrait lui demander. Puis, je suis né en 87.

En plus du rôle d’aimant, de beau-père, de travailleur, de fils, de petit-fils, de frère, de collègue s’ajoutait celui de père. Ils déménagèrent en Seine-et-Marne, puis retour à Corbeil jusqu’à mes six ans. Ma mère avait de lourdes dettes, héritées de son ex-mari, qui contraignaient leurs actions, leurs possibilités de projections sociales. Ils avaient entrepris d’acheter un appartement en duplex dans une ville importante d’IDF, mais les banques refusèrent à cause des dettes. Nouvelle autorité.

Leur possibilité était de s’éloigner. Ils achetèrent une maison dans une zone pavillonnaire dans le Loiret à 50 minutes de leur travail après la naissance de mon second frère en 92. Cet environnement ne lui plaisait pas. Jugements et indiscrétions pavillonesques. Les années passèrent, les vacances, l’école, le travail, le RER, l’implacable routine du travailleur. Je me rappelle de la souffrance de mon père à la fin des années 90, de sa prise de poids, de la déformation de son corps, de l’altération de son esprit. De ses crises de colère envers ma mère, mon frère, nos chiens, moi. Des colères inexplicables. Des coups de tonnerre. Ma mère parfois blessée, mon frère humilié et moi plus souvent préservé, mais témoin, spectateur de ses déchirements. Mon frère a fugué plusieurs fois, il tentait de retrouver son père.

La situation était délicate avec sa mère. Celle qu’il adorait (au sens étymologique du terme), celle qu’il haïssait, celle qui le lavait de tous ses malheurs. Elle était appelée en renfort dès qu’il avait ses grands moments mélancoliques.

Début des années 2000, nous avons de nouveau déménagé. Cette fois-ci dans une petite ville en périphérie de Corbeil. Maison de ville sans jardin, mobilité résidentielle et mobilité professionnelle. Il occupait depuis plusieurs années la fonction de cuisinier dans la restauration collective de l’hôpital. Il n’a jamais entretenu de bons rapports avec ses collègues de travail, s’il avait des amis, c’était très exclusif.

Une distance sociale, culturelle apparaissaient entre le milieu professionnel dans lequel il évoluait au quotidien et le milieu dans lequel il s’était constitué. Cela s’exprimait tant au niveau de la littérature, que du cinéma et de la musique. Il lisait de la science-fiction, des romans de guerre, des romans historiques. Il conchiait la littérature classique. Il m’a fait découvrir Philip K. Dick. Je me souviens encore de son livre Au bout du labyrinthe et de sa couverture argentée. Il nous montrait les Monty Python chaque année sur Arte en VO s’il vous plaît. Je ne l’ai jamais vu rire autant devant un film. Les Sergio Leone, les Dupontel, les Kubrick. Il nous a fait découvrir le punk, la new-wave, le reggae. Il nous apprit à aimer la musique, à la vivre. Il nous a fait découvrir le shit et son pouvoir d’évasion. Il nous a appris à aimer l’histoire, il nous a appris à aimer apprendre.

Il était suivi par un spécialiste de la psyché depuis quelques années, psychologue ou psychiatre, on lui avait diagnostiqué une dépression. On est à la fin des années 90 – début 00. Je ne sais s’il prenait un traitement à ce moment-là, je ne me souviens plus. Ce dont je me rappelle est qu’il prenait un traitement régulier pour des ulcères d’estomac. Le nom du médicament m’échappe, mais il était présent dans nos vies, les contacts étaient réguliers, quotidiens, on savait de quoi on parlait quand on prononçait son nom. Il y avait une familiarité avec ce médicament.

Quoi qu’il en soit, les autorités médicales avaient mis un nom sur son mal-être. Il était dépressif. Le stigmate. Marqué socialement, comme peut l’être le taulard, l’homo, l’handicapé, le cancéreux, le chômeur. Il était connu comme. Mais, je me rends compte en écrivant, que la considération de sa famille envers lui était déjà marquée, voyou, suicidaire. Il portait les vestiges du passé. Les jugements, les représentations se constituent dans le temps et par l’histoire. Le présent est de l’histoire en actes.

Cette nomination officialisée de dépressif ne faisait que confirmer son identité sociale. Celle qu’on lui avait construite dans ses tumultueuses premières années. Comment refuser ce qui nous est socialement assigné ? Assignation implicite, processus lent et profond. Quel autre choix que l’acceptation, la résignation ? Pouvait-il s’échapper de cette identité ? Quelle interprétation du déni ? Le soupçon perpétuel. Entrer dans la logique, c’est contribuer, c’est entretenir, c’est nourrir la logique.

À l’époque, il a écouté, il a fait, il s’est surement drogué, comme on lui a dit de le faire. On lui a dit que c’était bon pour lui, pour les autres. Ça apaise certainement, les antidépresseurs. Mais, n’est-ce pas assoupir le problème ? N’est-ce pas aussi faire exister un problème ? Nommer quelque chose, c’est le faire exister.

Donc, dans cette nouvelle maison, c’était aussi un nouvel élan pour lui. C’était la 5e fois qu’il déménageait. Il avait un rapport au changement particulier, à la consommation. Il aimait changer de voiture, de moto. La Jetta, la ZX, l’AX, l’Octavia, la Mondéo, l’Espace, le PitiCruiser, la Mégane, etc., les motos et récemment c’était les camionnettes. Il aimait aussi changer de chiens : Oscar, Ida, Django, Oslo, Roxanne, Rita, Austin, Eliott, Jabba (son dernier). Il prenait les décisions, sans nous, ou avec un consentement résigné pour ne pas le contrarier.

On y est resté quatre ans dans cette nouvelle maison. Ces quatre années ont fortement influencé la vie de mon frère ainé et la mienne. On s’éloignait de lui.

En 2003, il a de nouveau tenté de mettre fin à ces jours. Dans ma chambre, au grenier, avec un câble électrique bleu. Je sais pas trop ce qu’il voulait faire avec, se pendre ? En tout cas, ce jour-là en entrant dans ma chambre je l’ai vu, triste, souffrant. Et moi, incapable de réagir, je suis sorti, je suis allé chez un ami.

Sa mère est venue. Retour à la normale. Comme si rien ne s’était passé, comme toujours. On en parle pas. Il parlait pas, il me parlait pas. Pudique, non. Il incarnait ce qu’un père doit socialement incarner. Il devait être fort, un exemple, un modèle pour ses fils. Avouer ses faiblesses, dévoiler son malheur, c’était inconcevable. Ce n’est pas une histoire d’enfant. J’ai essayé de discuter, il était mutique. Alors, on a laissé faire, chacun, de notre côté, agissait. Il se droguait, allait chez le psy, rien ne s’arrangeait.

Il avait un nouveau travail, toujours à l’hosto. Il était sorti de la cuisine, pour monter au laboratoire. Il avait une planque. Je n’ai jamais trop su ce qu’il faisait. Je suis pourtant venu le voir plusieurs fois à son travail. Il avait un bureau au fond d’un couloir, à côté de la sortie de secours. Il pouvait aller fumer sa clope. A cette époque, il lisait beaucoup dans son bureau sombre au fond d’un couloir, à l’écart du bruit, des gens, de la vie de l’hôpital.

Il a tenté à plusieurs reprises de s’extirper de ce milieu professionnel. Il a essayé une formation d’éducateur spécialisé, d’ambulancier et d’autres peut-être, je ne me rappelle plus. En tout cas, à chaque fois ça ne marchait pas, pour diverses raisons. Ce qu’il entreprenait échouait. Condamné à l’hôpital. Puis, il a eu une promotion professionnelle. On lui a proposé de gérer une équipe. L’équipe de nettoyage de l’hôpital. Le poste était partagé. Il occupait une fonction de cadre. Il m’a raconté la difficulté qu’il avait de s’exprimer publiquement lors des réunions de coordination. Ces réunions le mettaient mal à l’aise, un sentiment d’illégitimité s’exprimait. Lui le déviant, comment pouvait-il décider pour d’autres, alors qu’il ne pouvait décider pour lui-même sans l’autorité adjudicataire.

Nous avions une nouvelle fois déménagé, était-ce avant ou après sa promotion professionnelle ? Mes parents avaient acheté une maison à proximité de Fontainebleau, à côté d’une sortie d’autoroute. Direct pour Corbeil. Mon frère ainé était parti à 17 ans vivre sur Paris, il avait trouvé un emploi de maintenance à la SNCF. Ces années-là étaient suspendues, il poursuivait ses séances chez le psy. Prenait-il toujours des médicaments ? Ses moments de colère étaient toujours là. Je me souviens. Il a brisé sous nos yeux, notre PS2 à coups de poings parce que son jeu ne fonctionnait pas.

En 2006, son poste à Corbeil va être supprimé, on lui demande de prendre les devants. Il trouve une offre dans la Vienne, un poste de responsable de cuisine à l’hôpital toujours. Il candidate, dossier de mutation, en une semaine c’est réglé. Voilà mes parents encore prêts à déménager, cette fois-ci dans une autre région. La maison est mise en vente, ma mère cherche aussi un poste. Elle trouve un 80%. Ils trouvent une maison dans un village de 300 âmes. Joies des premiers moments, euphorie de la nouveauté. Je ne les suis pas, en tout cas pas cette année. Je passe mon bac, je m’inscris à la fac. Première année. Seconde année, je m’installe dans la ville à côté de chez eux en appartement.

Avant cette rupture, ce déménagement, j’étais en froid avec mon père. On ne se parlait plus, ou peu. Je l’évitais. Lui aussi évitait le contact. Et quand il essayait, il était maladroit. Quelle tristesse. Le contact était aussi difficile avec mon frère ainé. Mon année loin d’eux, nous a permis de renouer le contact. Les moments passés chez eux étaient différents, plaisants. J’aimais m’y rendre. Cela a duré un temps.

Troisièmes moments

Son travail le minait. Il nous racontait, mais on l’écoutait pas. On prêtait pas attention. On se disait que ça irait mieux, qu’il y arriverait, qu’il était plus fort que tous ces cons. Il s’était construit ce personnage. L’insensible. Il avait instauré une distance entre lui, son mal-être et nous. Mais tout ça l’affectait énormément. Il a subi des moqueries, du harcèlement, des brimades, des agressions physiques voire sexuelles. Il était dévalorisé, méprisé, décrié. Un gars de Paris qui descend en province, c’est pas si facile. Il n’avait aucune légitimité à s’exercer cette fonction de responsable de cuisine. Il n’avait pas le capital d’autochtonie qu’il s’était constitué à Corbeil. Sans allié, la défaite était assurée.

Un jour, il est convoqué par la direction de l’hôpital. Le directeur, il le détestait, alcoolique, mandarin local et autocrate. Ce qui se passait dans son service était remonté jusqu’à la direction. Voyant qu’il ne pouvait assumer ses fonctions de responsable de cuisine, on lui intima de signer une autorisation de déclassement. Il redevenait simple cuisinier et perdait son statut de responsable. Au même niveau statutaire que ceux qui l’emmerdaient. La position hiérarchique atténuait peut-être les conflits, parce qu’à partir de là il est entré dans une logique de malade à soigner. Les visites chez le psy, le traitement médical, la responsabilité individuelle. L’accablement. Il s’est mis à prendre du poids. Il a été opéré de ses deux mains pour le développement d’une maladie, professionnelle ou génétique ? J’étais persuadé jusqu’à peu que c’était la conséquence de ses activités manuelles. Mais aujourd’hui, je développe la même chose, alors que j’utilise très peu mes mains. Ceci dit, cette opération a eu des conséquences importantes sur sa représentation de lui-même. Il ne pouvait plus user avec la même force ses mains.

Ces dernières années ont été une succession de dévalorisation de sa personne. Son déclassement, ses mains atrophiées, sa prise de poids, de nouveau sa dépression et puis son arrêt maladie. Un arrêt qui a fait suite à une expertise médicale, psychiatrique. Il a été convoqué pour une expertise face à une commission qui décide si on peut imputer le mal-être à des causes professionnelles. Le verdict est tombé. Oui, il est malade à cause du travail. Mise en place d’un arrêt total de l’activité professionnelle pendant 2 ans, je crois, 2 ans et demi peut-être ou moins. En tout cas, ça paraissait interminable. Les premiers temps, il s’occupait, bricolait, lisait. J’étais pas là au quotidien, mais ça semblait aller. Rétrospectivement, je me rends compte que ces événements coïncident avec mon déménagement, je suis retourné en région parisienne, avec ma meuf et mon gosse. Et oui, il était grand-père et beau-père, deux nouveaux rôles à tenir. De fait, on se voyait beaucoup moins souvent que ces quatre années où on habitait à proximité. Ces événements coïncident aussi avec l’emménagement de mon frère cadet dans la grande ville d’à côté. Il était seul avec ma mère. Seul la journée. C’est là qu’il a commencé à prendre du poids, et à ne plus en perdre l’été comme il l’avait toujours fait. Nos parties de tennis étaient finies, il se plaignait de ses mains, de son dos, de ses jambes. Son corps lui faisait mal.

L’hôpital où il travaillait devait fusionner avec l’hôpital de la ville. Nouveau management public. Rationalité budgétaire. Il voyait ça comme une opportunité. C’était pour lui la possibilité de faire des demandes de postes sur le nouvel hôpital. Puisqu’il avait été décidé par les experts médicaux qu’il ne pourrait pas reprendre son ancien poste et lui ne voulait pas reprendre dans l’ancien hôpital.

Plus le temps passait, plus il s’enfermait dans cette identité de dépressif. Il a essayé de résister. Parfois, il décidait de ne plus prendre son traitement. De l’arrêter, de stopper cette logique de soin. D’aller de l’avant, comme on dit. De chercher un poste, de candidater. Soit on ne lui répondait pas, soit on rejetait sa candidature. Il a contacté le directeur du nouvel hôpital, pour lui exposer sa situation et lui demander une attention particulière sur sa situation. Je ne me souviens plus si le dirlo a répondu, en tout cas cela n’a abouti à rien. Il a contacté les syndicats, la CGT, FO, pour la même chose, mais rien non plus, aucune évolution. Que représentait-il ? Un collègue instable, un cas à problème, un problème supplémentaire certainement pour eux qui en ont déjà tant à régler.

Des échecs successifs qui ont fini par rogner sa volonté d’amélioration, sa résistance. Il a repris son traitement. Il était fatigué la journée et éveillé la nuit. Il ne jouait plus à la belotte de la même façon, il était mécanique dans son jeu, mais aussi dans les relations sociales. Il faisait bonne figure, il ne voulait pas perdre la face, pour parler comme Goffman. Perdre la face au travail lui avait suffi, il avait eu son lot d’humiliation, perdre la face devant sa famille, inimaginable. Et d’ailleurs, il est resté fier jusqu’au bout.

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Aussi loin que je me souvienne, mon père a toujours eu la chiasse le matin. Avant de partir au travail, il enfumait les chiottes.

Quand on devait descendre pour leur rendre visite ces dernières années, je me sentais toujours mal. Une distance s’était de nouveau installée. Les soirées où nous buvions, fumions, dansions jusqu’à tard dans la nuit, se faisaient de plus en plus rare, voire n’étaient plus. Nos soirées se transformaient en réquisitoire, en échange houleux sur une question politique, en désaccord profond sur les manières de concevoir le monde, l’éducation des enfants. Les soirées se terminaient sur du ressentiment. Les journées, nos activités respectives, collectives ou individuelles, masquaient cette glaciale ambiance qui s’installait doucement, tranquillement jusqu’au moment où mon père ne pouvait plus tenir. Il pouvait s’emporter sur n’importe quoi, sur n’importe quel sujet, sur une musique. Il nous invectivait et puis partait se mettre à l’écart, refusant le contact avec l’un d’entre nous. Mutique. Le retour, son retour devait être terriblement difficile pour lui, mais il revenait. On faisait comme si de rien n’était. La vie reprenait son cours, jusqu’à la prochaine fois, jusqu’à la prochaine fois, jusqu’à la prochaine fois…

Il n’a jamais su parler, s’excuser. Nous non plus.

Le portrait est sombre, parce que la situation l’est. J’aurais pu le présenter autrement, sous ses meilleurs jours. Mais, j’ai l’impression que c’est le malheur qui explique l’horreur, le vil qui explique l’innommable. Je suis focalisé.

Enfin, il vient le jour où il doit « reprendre ». On lui a proposé un poste sur le nouvel hôpital, celui de la ville. Il accepte. C’est un poste pour 9 mois, provisoire donc.

Derniers moments

En avril 2016 il reprend. A plein temps. La médecine du travail, son psychiatre avait préconisé une reprise sur un mi-temps thérapeutique. Fi. Ce sera à plein temps. Son nouveau travail n’a rien à voir avec ce qu’il avait fait par le passé. Il se retrouve en soutien d’une équipe de plombier dans un bâtiment en construction. Son travail consiste à ouvrir et fermer des robinets 8 heures par jour. Il purge.

J’ai beaucoup de mal à écrire ces dernières lignes, ces moments sont si proches.

Il marche, il purge, il marche, il purge. Il marche beaucoup, il maigrit un peu.

Il tint jusqu’à l’été. Vacances en Italie. Ses dernières vacances. Il passa une bonne partie de son séjour alité, malade, la chiasse, la fièvre. Fin août, c’était la réunion de famille annuelle dans la maison familiale. Il y avait mes frères, ma nièce, et nous. On a passé de bons moments, au bord de la rivière à s’amuser avec des planches de surf qu’il avait achetées sur le bon coin. Il riait comme avant. Putain !

Un soir cette bonne humeur a périclité. Il s’est isolé, après une chanson interprétée pour son propre compte. Mutique. Il avait de nouveau rompu ce contrat familial fébrile. Une exaspération générale. Le retour sur Paris était dur. Plein de questions, d’angoisses. Plusieurs jours après le retour, je me sentais encore mal.

Sa reprise approchait, ses vacances se terminaient. Il allait de nouveau ouvrir et fermer des robinets. Sa mission se terminait en janvier. Allez, encore quelques mois à tenir. Ma mère m’avait dit qu’un poste à responsabilité lui serait proposé après cette mission, mais qu’il ne fallait pas lui en parler, ça lui mettrait la pression. Lui qui était encore très instable. Shooté comme jamais aux antidépresseurs.

Son psychiatre lui avait dit au mois de septembre qu’il était soigné, qu’il n’avait plus besoin de se voir. Que le traitement était fini. Nous ne l’avions jamais connu aussi mal.

Plusieurs épisodes marquants ont eu lieu ces mois d’automne. Mon plus jeune frère avait démissionné de son travail. Il était retourné vivre chez nos parents. Plus d’argent pour payer son logement. Il avait des projets qui semblaient difficile à concrétiser. Début septembre, un de ses pieds l’a lâché. Les nerfs. Il ne pouvait plus le relever, ni bouger ses orteils. Puis deux semaines plus tard, ce fut le second. Hôpital, analyse, attente, résultats, rien, on ne sait pas. Des séances de kiné et le temps ont réglé le problème. Mon père fut assez inquiet de cette situation. Mes parents travaillant dans le milieu médical, avaient tout de suite envisagé de lourdes pathologies.

Puis, ce fut sa grand-mère, assez âgée, à qui il tenait beaucoup qui est emmenée à l’hôpital pour un malaise. La famille pense à une rupture d’anévrisme. Finalement, rien de grave. Et ce fut aussi son père atteint d’une lourde infection après avoir été opéré de la prostate. Il a été alité plusieurs jours avec un lourd traitement. Autant dire que cet automne était morose.

Vers la fin du mois d’octobre, j’ai mon père au téléphone. Le traditionnel coup de téléphone d’anniversaire. Il me raconte un événement assez inquiétant dans ce contexte d’état d’urgence. Des flics étaient mobilisés à l’hôpital pour l’évacuation d’un patient dangereux. Ils contrôlaient les allées et venues des travailleurs. Arrêt du véhicule, contrôle d’identité et fouille si soupçon. Mon père n’aimait pas les flics. Il s’était battu avec l’un d’entre eux lorsque ma mère était enceinte de moi, parce que le flic avait de manière violente envoyé un caddy dans le ventre de ma reum. Il l’avait frappé. Procès. Etc. Donc une aversion envers eux. Arrivé sur le parking de l’hôpital, un flic lui demande de s’arrêter pour un contrôle d’identité. Mon père ne s’arrête pas, contourne le flic et va se garer, là où il se garait habituellement. Il descend de son véhicule et voit le flic braquer son flingue sur lui. Énervé comme je l’imagine, il va d’un pas pressant et déterminé dans la direction du policier avec sa main dans la poche feignant la sortie de quelque chose. Arrivé à hauteur du flic, il fit jaillir promptement sa main vide de sa poche. Le flic est resté coi, toujours braquant. Quelle histoire en y repensant. Suicidaire, dans ce contexte d’état d’urgence.

Nous nous voyons une dernière fois au mois de novembre avant le dernier moment. Il me fit part à cette occasion de la considération qu’on avait pour lui à son travail. Son supérieur hiérarchique, bien plus jeune que lui, lui fit comprendre qu’il n’avait rien à faire dans la salle de pause collective, qu’il devait travailler, alors même que toute l’équipe était présente dans cette salle. Mon père se taisait au travail, il faisait ce qu’on lui disait faire. Il ne contestait pas, ne cherchait pas le conflit.

Ça ne lui a pas réussi de fermer sa gueule. De laisser les autres, les sachant.e.s, les expert.e.s décider pour lui.

Puis sont arrivées les vacances de noël. Je ne vais pas entrer dans le détail parce que j’y arrive pas. Mais un jour, le samedi, il s’isole pour un désaccord. Le repas du midi. C’est le dernier moment où je le vois vivant.

[…]

Que faire ? L’horreur de la réalité. La réelle horreur. On est là, ensemble, à chercher ce qu’il reste de lui. Lui qui s’est décomposé.

La lenteur du processus, l’inéluctable fatalité.

Agir pour ne pas subir. Subir sans agir.

En janvier, on ne lui proposait pas un poste à responsabilité, mais un autre sale boulot.

Ultimes mots

Tu es mort mon vieux.

Tu as choisi la mort,

Plutôt que de vivre comme un mort.

La contrainte,

Le contrôle,

Ont été trop pour toi.

Toi qui voulait voyager,

Te souler,

T’amuser,

Faire quand tu veux le faire.

Vivre sans contraintes.

Fumer sans risque du policier,

Travailler sans pleurer,

Aimer sans se fâcher,

Danser sans temporalité,

Pleurer sans te soigner.

Tu es mort mon vieux.

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