LUPUS EX MACHINA [Quand j’entends le mot culture...]

À propos des fables de La Fontaine

Ut talpa - paru dans lundimatin#101, le 25 avril 2017

Introduction

Le monde de La Fontaine s’élève sur « mille ans et plus » de guerre civile. Guerre civile confrontant la sauvage et louvoyante souveraineté des Loups à l’apaisante et pastorale société des Brebis. Guerre civile opposant les seigneuries de manoir aux bourgeoisies policées des villes. Guerre civile, enfin, sur le dos de laquelle la monarchie absolue se fraya un royal chemin vers l’instauration de la Société de Cour versaillaise du XVII° siècle et de son étiquette spectaculaire : cette lionne majesté fondée sur les charniers du Louvre.

Le monde de La Fontaine n’est pas un univers pacifié, c’est un plurivers de contrariétés où « tout au monde est mêlé d’amertume et de charmes » (III,1). De ces contrariétés résulte entre les « êtres de tous états » une « guerre éternelle ». L’ensemble des Fables nous en « fournit mille exemples divers » (XII, 8) : tout n’est que guerres civiles animales et cruautés madrées où s’exaltent les modernes fluctuations de la raison et de la force, de la tendresse et de la rage.

Pourtant, lorsqu’il s’agit du Renard, du Chien, du Loup et du Lion, l’hostilité y est bien moins pure. S’il est encore quelques querelles directement guerrières entre les animaux secondaires des fables (Les Coqs, les Vautours, les Pigeons, les Chats et les Rats etc.), on est forcé de constater que là où s’étend le Royaume du Lion l’hostilité change de nature.

Les Fables sont en effet un des rares témoins de la dynamique occidentale d’adoucissement des moeurs décrite par Norbert Elias, où s’opéra une longue sophistication de la violence. En cela, la violence du monde de La Fontaine n’y est pas principalement franche ou directe, mais plutôt diplomatique et détournée, médiatisée par l’habileté, la ruse et l’art du discours. Elle ne s’exprime presque plus par les rites éculées de l’éthique chevaleresque et du combat des héros, - cette évidence codifiée du corps à corps guerrier -, mais par le jeu réglé de la Société de cour sous l’oeil spectateur du souverain.

Le monde de La Fontaine, qui est un des mondes les plus violents et les plus cruels de la poésie française, est contemporain de la formation de l’État moderne. Il est donc contemporain du tout premier monopole de la violence légitime. Depuis la Fronde, toute autre violence que celle du Roi doit être accusée, condamnée ou écrasée. Ce monopole a pour effet l’exclusion et l’occultation de toute hostilité simplement civile. La violence solaire du Lion, des Bergers et des Chiens relègue dans la nuit l’obscure violence du Loup. La posture du Loup devient celle de l’avorton transitoire où s’exprime encore, comme en un petit reste, la difficile incorporation de cette scission entre violence d’État légitime et illégitime violence civile (N. Elias). La posture du Loup chez La Fontaine sera le résultat d’une défectueuse sophistication de l’hostilité civile.

La posture du Loup chez La Fontaine est le lieu où se manifeste, d’une part, l’avènement du sujet moderne ayant incorporé la contradiction entre violence légitime et violence civile, et, d’autre part, l’inaptitude anachronique du Loup à sophistiquer son rapport d’hostilité à l’heure de la Société de Cour. Dans les Fables de La Fontaine, la forme de vie du Loup opère la jonction entre usages archaïques de la violence et tentatives de sa sophistication infructueuse. Contrairement au Renard devenu maître de la parole habile, contrairement au Lion en voie de devenir le souverain dont la violence est justifiée, contrairement au Chien ayant sacrifié sa liberté pour relayer la violence souveraine, le Loup, lui, est malhabile dans la parole, illégitime dans la force, et face à la domestication, insoumis.

Le Loup de La Fontaine a donc cette triple tare qui le disqualifie de la politique de cour sans pour autant l’en faire absolument disparaître : il est doué d’une force illégitime, il est incapable de s’approprier les codes de la parole, il entend déployer sa liberté sans contraintes. Or ces trois caractéristiques : la force, le bégaiement, la fuite, ne peuvent que le mener à une triple confrontation. Confrontation contre le Lion, contre le Renard, contre le Chien. Alors que la Société du Lion, des Renards et des Chiens voit l’avénement d’une civilité d’agneaux dont la qualité principale est la maîtrise de la rationalité et l’obéissance aux Bergers, le Loup apparaît comme le reste indigne d’un monde archaïque. Sa non maîtrise de la parole le rend incapable de promettre ou de raisonner, incapable d’énoncer le contrat social qu’implique l’État moderne ; sa force le rend dangereux pour le peuple des agneaux et intolérable aux Bergers ; sa liberté le voue à la haine des Chiens.

Il devient alors logique, dans le monde de La Fontaine, que l’on en vienne à formuler l’axiome suivant : dans la fable intitulée Le Loup et les Bergers, La Fontaine fait dire à un Loup prenant conscience de sa condition : « le Loup est l’ennemi commun  ». « Ennemi commun », c’est-à- dire la figure de l’hostilité absolu, le « méchant ». Ce même Loup qui médite son sort dans Le Loup et les Bergers, conclut à l’existence d’une « haine universelle  » qui le frappe, et dans la fameuse fable du Loup et l’Agneau, le Loup évoque la « médisance » des agneaux, des chiens et des bergers qui « ne l’épargn[ent] guère  ».

Le corollaire de l’axiome « Le loup est l’ennemi commun  » est évidemment : « il faut faire aux méchants guerre continuelle  ». Dans une fable mettant en scène la guerre des Loups contre les Brebis (III, 13), les loups sont conçus comme des « ennemis sans foi  », c’est-à-dire avec qui on ne peut pactiser, négocier ou traiter. Conséquemment, il faut leur faire une « guerre éternelle ».

Autrement dit, si le « Loup est l’ennemi commun », dans le monde de La Fontaine, c’est qu’il incarne la posture de l’hostilité absolue. Dans le vocabulaire contemporain, le Loup est une proto-conceptualisation du « terroriste » énoncée au XVII° siècle, à l’époque de la formation de l’État moderne. Ce n’est pas anodin qu’à l’heure de la disparition de l’État moderne la posture du Loup redevienne la posture principale de la guerre civile dans laquelle nous entrons, et que les gouvernements appellent « guerre contre le terrorisme ». Comme l’écrit Giorgio Agamben : « La forme qu’a prise aujourd’hui la guerre civile dans l’histoire mondiale est le terrorisme.  » [La Guerre Civile, Points, 2015, p. 30]

Ainsi n’y a-t-il pas de doute : conceptuellement, le Loup de La Fontaine, en tant qu’« ennemi commun », voué à la « haine universelle » et avec qui l’on ne peut négocier, est notre « terroriste ». Le « Terroriste » et le « Loup » entretiennent donc une relation généalogique. Voilà pourquoi je me propose de développer et de déterminer ce qu’est le Loup dans les Fables de La Fontaine, et la nature de sa délicate posture dans la Machine : Lupus Ex Machina.

L’expression Lupus Ex Machina, « le Loup depuis/dans la Machine », exprime la difficulté qui marque le rapport du Loup à la Machine d’État : lorsqu’il s’agit du Loup, on ne saurait dire s’il se situe en dedans ou en dehors de la Société de Cour. On ne saurait dire s’il est inclu dans le fonctionnement de la Machine d’État ou s’il en est exclu. C’est pourquoi il semble surtout inclu dans la Machine en tant, justement, qu’il en est exclu. Giorgio Agamben dirait, dans ce cas là, que nous avons affaire a une structure d’exclusion-inclusive qu’il nomme « état d’exception ». En ce sens, le Loup sera la figure négative de la Société de Cour, la figure par l’exclusion de laquelle le Règne du Lion s’instaure.

Premier moment : La raison du Loup. Le Loup et l’Agneau[I, 10] et Le Loup et les Bergers [X, 5].

Le Lupus ex Machina, la posture du Loup, son rapport à la Machine, tout commence par trois rencontre : la rencontre du Chien, la rencontre de l’Agneau, la rencontre des Bergers. Le mouvement général de ce premier moment consiste à rejeter en bloc le monde de la Machine, puis à y revenir, violemment, capturé par l’hostilité que la Machine instaure.

A. (premier épisode) : « Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor.  » La fuite essentielle.

La première fois que le Loup est introduit dans les Fables de La Fontaine, c’est dans Le Loup et le Chien [I, 5]. Comme dans la plupart des Fables, tout commence par une rencontre aléatoire : « Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau, / gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.  » Un Chien s’est simplement perdu dans la forêt, un Loup le croise. Normalement, selon l’axiome héraclitéen cher à La Fontaine énonçant que « La discorde a toujours régné dans l’univers  » [XII, 8], toute rencontre doit se solder sur un conflit, une querelle ou bien une guerre. Or, même si l’idée de « livrer bataille » au Chien traverse l’esprit du Loup, même si l’hostilité guerrière existe au moins en pensée, sa condition misérable et sa faiblesse d’affamé le pousse à entrer en dialogue, à discuter. Nous sommes à une époque où le Loup n’est pas sublime et tout puissant dans la forêt, mais appartient à la catégorie de ceux « Dont la condition est de mourir de faim.  »

Le Loup fait donc, par faiblesse physique, le choix de la parole sur celui du combat. Ce n’est pas que l’hostilité du Loup contre le Chien disparaît (puisqu’il pense à « l’attaquer, le mettre en quartiers  »), c’est plutôt que l’hostilité change de forme. Dès que le Loup découvre qu’il lui faudra renoncer à sa liberté de courir où il veut, pour obtenir les avantages du Chien (caresses, logis, nourritures faciles), dès qu’il découvre qu’il faudra sacrifier sa liberté pour le confort de la domesticité et son salaire quotidien, sa réaction est immédiate : il part en courant, il fuit. La nature de l’hostilité du Loup envers la société salariée et domestique du Chien, ne pouvant se changer en guerre, s’exprime par la fuite : « Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor.  » Le présent descriptif utilisé par La Fontaine « et court encor  », détermine le caractère absolu et non relatif de sa fuite : elle n’est pas seulement ponctuelle, circonstanciée, mais permanente, essentielle. Elle caractérisera la nature profonde du Loup. En faisant le choix de la misère et de la forêt, en faisant le choix de la fuite éternelle, le Loup inaugure sa fabuleuse exclusion.

Arsenal conceptuel  :

Le Lupus ex Machina commence par une séparation entre deux formes de vie. La vie louve, forestière et fuyante séparée de la vie chienne domestique et salariée. La première séparation oppose donc le hors-lieu de la forêt à la maîtrise du logis. Ce sont deux mondes essentiellement distincts : la forêt est le lieu de la misère, de l’inquiétude et de la libre prédation. Le logis est le lieu de l’abondance, de la paix et de l’obéissance. Le Chien aura donc une nature policière, le Loup une nature anarchiste. Le Chien exprimera l’ordre du Maître, le Loup le refus spontané et général de la Machine. Mais n’ayant pas la force d’imposer la forêt contre le logis, son hostilité contre la Machine s’exprimera par la fuite permanente. Le refus éternel de l’assujettissement. Le Loup est la figure de la fuite nomade contre la propriété sédentaire. {{}}

B. (deuxième épisode)
« Je sais que de moi tu médis l’an passé.  » La raison du Loup.

La fable du Loup et l’Agneau, qui est peut-être la plus connue, est souvent victime d’une interprétation erronée. Parce qu’elle met en scène un loup, une « bête cruelle », dévorant sans pitié un Agneau pur et innocent, elle fut enseignée aux petits enfants de la République française comme un exemple de la méchanceté et de la cruauté du plus fort contre le plus faible. L’interprétation habituelle de la fable consiste à dire que le discours du Loup est un discours arbitraire et de mauvaise foi servant à justifier injustement sa violence et sa force. Cette interprétation est insuffisante et superficielle. La morale de la fable énonçant l’axiome suivant : « la raison du plus fort est toujours la meilleure  », ne s’applique peut-être pas uniquement au Loup. Une lecture systématique de l’ensemble des fables permet de réhabiliter la raison du Loup.

La fable du Loup et l’Agneau pose un problème crucial au lecteur attentif. Normalement, dans la majorité des fables où une proie rencontre un prédateur, la capture est première, ce n’est qu’ensuite que la discussion commence. Autrement dit, dans les fables mettant en scène un prédateur et une proie, tout commence par l’action : le verbe est secondaire. En outre, la plupart du temps, le premier à parler n’est pas le prédateur, mais la proie, la victime. La victime, impuissante, prise au piège, essaie naturellement les ressources de la parole et de la ruse pour s’en sortir comme elle peut. C’est de la faiblesse de la proie que nait le discours et la parole, non pas du prédateur, ce « ventre affamé  » qui « n’a point d’oreilles  ».

Or ce qui étonne le lecteur attentif dans la fable du Loup et l’Agneau, c’est que cette logique associant le prédateur à l’action et la proie au discours est inversée. Non seulement la fable commence par la parole et non l’action, mais en plus par la parole du prédateur et non de la proie. La fable commence par la parole du Loup et non celle de l’Agneau. C’est tout de même étrange qu’un prédateur puissant puisse avoir besoin de parler, de se défendre, de justifier sa violence alors même qu’il ne risque absolument rien face à la faiblesse de l’Agneau. Pourquoi le fort aurait-il besoin de parler avant d’attaquer ? Surtout lorsque l’adversaire est un petit agneau seul et sans défense.

Ma réponse est que le Loup n’est pas le plus fort de la fable. Il ne s’agit pas d’une scène de simple chasse animale et violente, il s’agit d’un procès. Généralement, on ne prend pas au mot ce que dit le Loup. On ne s’intéresse pas au discours du Loup pour ce dont il témoigne, on ne s’en intéresse que comme simple ruse sophiste de légitimation d’un acte barbare. Or si le loup commence à parler plutôt qu’à attaquer, c’est parce que le Loup ne veut pas seulement se nourrir de l’Agneau, il veut s’en venger. La fable s’achève sur un « il faut que je me venge.  » Suivi de « Là- dessus, au fond des forêts / le Loup l’emporte, et puis le mange, / Sans autre forme de procès. »

Il s’agit bien d’une vengeance et d’une « forme de procès  ». Mais pourquoi le Loup aurait-il besoin de faire un procès à l’Agneau ? Quels sont ses motifs d’accusation ? Pour le savoir suffit de prendre au sérieux ce que dit le Loup : Le Loup explique à l’Agneau qu’il sait que l’on a médit de lui « l’an passé ». Que si ce n’est pas lui, cet Agneau-là, c’est peut-être son frère ou bien de toute façon« quelqu’un des siens ». L eLoup accuse l’Agneau d’être responsable, sans être directement coupable (l’Agneau est responsable mais innocent), d’une médisance sociale structurelle et générale. En accusant le petit Agneau, le Loup déplace son accusation au frère de l’Agneau, puis à la société toute entière : « Car vous ne m’épargnez guère, / Vous, vos bergers, et vos chiens.  » Autrement dit, si le Loup ne veut pas seulement se nourrir mais aussi se venger par un procès sauvage, c’est parce qu’il y a une médisance sociale venant de la société des agneaux, des bergers et des chiens. À travers le discours du Loup, on décèle donc l’existence d’une véritable société complète, structurée autour des citoyens-agneaux, des maîtres-bergers et de la police des chiens. Cette société a médis du Loup, ce qui fait que la violence du Loup n’a rien d’affirmative, prédatrice, première ou pure, elle n’est qu’une vengeance, c’est-à-dire une réaction seconde à la violence de la structure sociale des Agneaux.

Arsenal conceptuel  :

Le Lupus ex Machina passe donc de la fuite à la vengeance. Ce n’est plus la forêt du Loup qui s’oppose au logis du Chien, la fuite nomade à la propriété sédentaire, c’est la violence du Loup à celle de l’Agneau. La violence du Loup est visible, sensible, évidente : il assassine l’Agneau innocent. Celle de l’Agneau est invisible, insensible, cachée : la médisance sociale. S’opposent donc deux formes de cruauté : la cruauté événementielle, la cruauté structurelle. La vengeance est donc le premier pas par lequel le Loup entre en rapport avec la Machine. Parce que se venger, entrer en Procès avec elle, c’est être capturé négativement par elle. Alors que la fuite lui permettait un salut temporaire, la médisance le fait entrer en contact avec la Machine.

C. (troisième épisode). La raison du Loup, suite

On ne peut comprendre la fable du Loup et l’Agneau sans l’associer immédiatement à une autre fable qui en est comme le miroir trouble et inversé. Au livre X, la fable 5, intitulée Le Loup et les Bergers, prouve que le discours du Loup n’est pas dénué de réalité. Cette fable est l’envers du Loup et l’Agneau. Le Loup, dans ces deux fables, tient exactement le même discours. La morale même de ces deux fables est en quelque sorte la même.

En effet, alors que le Loup et l’Agneau a pour moralité « La raison du plus fort est toujours la meilleure  », la fable Le Loup et les Bergers a, elle, pour conclusion « Bergers, Bergers ! le Loup n’a tort, / Que quand il n’est pas le plus fort.  » Si la leçon de La Fontaine est substantiellement la même : il n’y a pas de raison qui ne repose sur la force, cette fois, pourtant, au lieu d’être énoncée sur le mode de la vérité générale et apodictique, elle est circonstanciée, située et adressée aux Bergers. « Bergers, Bergers ! le Loup n’a tort, / Que quand il n’est pas le plus fort.  » Cette fois-ci, La Fontaine ne s’adresse pas à son lecteur, mais à ses personnages. Cette fois-ci, La Fontaine prend donc ici le parti et la défense du Loup. Il écrit justement que « Ce Loup avait raison  ».

Le discours du Loup est sensiblement le même que celui du Loup et l’Agneau  : « Je suis haï, et de qui ? de chacun. / Le Loup est l’ennemi commun : / Chiens, chasseurs, villageois, s’assemblent pour sa perte ;  » Cependant, ce discours est présenté par La Fontaine non comme une « sorte de procès  », mais comme une « réflexion profonde  » faite par un Loup « rempli d’humanité  ». Le Loup est le seul animal des fables de La Fontaine à être réflexif, à faire réflexion sur sa nature, sur sa place dans le monde. Or cette réflexion le pousse à reconnaître que c’est sa nature même de carnivore qui l’exclu du jeu social. Autrement dit, sa réflexion le pousse à vouloir changer de nature. La « réflexion profonde  » du Loup humaniste consiste à constater que son appétence carnassière le voue à une « haine universelle  » - la médisance dont parlait l’autre Loup. Refusant pourtant d’être éternellement rejeté par la Machine, il décide de devenir végétarien. Or, à peine a-t-il énoncé ce voeu qu’il croise des bergers en train de dévorer un agneau cuit au feu de bois.

Et c’est pour cela que La Fontaine dit que « ce Loup avait raison ». Il découvre que si sa cruauté est honnie par le reste du monde, ce n’est pas parce qu’elle est cruauté, mais parce qu’elle est rivale de celle des bergers, de celle des maîtres. Parce que sa cruauté est illégitime, tandis que l’autre cruauté est structurelle.

Arsenal conceptuel :

L e Lupus ex Machina ne représente pas la distinction entre la force et la raison. Dans le monde de La Fontaine, il n’y a pas de pure distinction entre force et raison. La raison n’est qu’une modalité de la force. Seulement, il y a la force de la Machine et la force du Loup. Toutes deux sont cruelles. Cependant, l’une est constitutive de l’État, fait fonctionner la Machine, l’autre est destituante, elle sape l’institution de la violence d’État. L’une est extra-juridique, l’autre intra- juridique. C’est ainsi que commence la difficile récupération du Loup par la Machine.

Glose  :

La notion de « terrorisme » peut remonter au XVII° siècle avec l’explosion du brigandage comme pratique de survie. Dans la phase primitive d’accumulation du Capital, on assiste en Angleterre à l’expropriation des terres paysannes communales par les propriétaires de mouton de l’industrie textile mécanisée. Les paysans expropriés, livrés à eux-mêmes, finissent par former des groupes de brigandage dont le destin est toujours tragique : des milliers d’exécutions légales. C’est ce que Marx appelle « la transformation usurpatrice et terroriste de la propriété féodale.  » [I, VIII, 27]. Le « terrorisme » est d’abord celui de l’accumulation primitive d’un point de vue structurel, il est ensuite celui du petit paysans devenu brigand qui vol, pille et tue pour survivre. Comme disait Thomas More dans Utopia  : c’est un temps où « Les moutons ont dévoré les hommes.  »

Conclusion

L’homme est un Loup pour l’homme, certes, mais qu’est-ce qu’un Loup pour l’homme ? Le Lupus ex Machina nous en manifeste les principaux ressorts : un Loup pour l’homme, est un être à l’identité contrarié, à la nature impossible, un être de l’écart, c’est-à-dire insaisissable, indéterminable parce que déterminé justement par là, par la fuite, par le glissement, par la réflexivité incessante. Le Loup est celui dont la nature est de ne pas pouvoir être soi. Fond obscur de cruauté, fond éternel de désertion, fond naïf dans lequel se reflète l’ensemble de ses ennemis. Le Loup est très exactement l’ennemi commun, c’est-à-dire personne, amas ramassé d’hostilités infinies. Sur son cadavre se fonde le règne du Lion, l’avénement du Renard, le confort des Agneaux et des Chiens.

En Français, le mot « loup » désigne aussi bien l’animal carnassier qu’un défaut, le défaut dans une pièce de textile ou dans une mécanique. Un Loup dans la Machine c’est aussi bien la vérité de la Machine que sa fin et le rouage mal agencé de sa destruction prochaine. Lorsque qu’apparaît dans un pays une situation telle qu’elle génère un Lupus ex Machina, alors ce territoire n’en a plus pour très longtemps, sa fin est proche, le silence se fait, la guerre civile reprend son cours interminable. Dès lors qu’une situation de Lupus ex Machina commence c’est tout un peuple de Loup qui se lève : dans la fables opposant durant mille ans le peuple des Loups contre le peuples des Brebis, la paix ne dure qu’un temps, le temps que petits Loups croissent et grandissent, une fois adultes, la guerre reprend, éternelle.

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